Bernard Devert (Habitat et Humanisme) «Il faut d’urgence revisiter la politique de l’aménagement du territoire»
Entrepreneur et prêtre, Bernard Devert a fondé il y a bientôt 30 ans l’association Habitat et Humanisme. A la croisée d’un triple élan : l’esprit d’entreprise, le « génie » immobilier, et la soif de justice.
Habitat et Humanisme, que vous avez créée en 1985, fédère aujourd’hui 54 associations dans 65 départements, plus une association à Bruxelles, l’ensemble bénéficiant de 3 000 bénévoles et plus de 300 salariés. C’est une vraie entreprise…
L’entreprise est au cœur des paradoxes et des contradictions. Lieu privilégié de la performance, mais aussi de l’exclusion, de la création des richesses et de l’autonomie du profit, elle est l’expression d’une volonté de puissance sans être pour autant être étrangère à la solidarité. L’acte d’entreprendre appelle constamment des arbitrages entre le réel et le virtuel, le court terme et le long terme, le souhaitable et le possible. Le caractère associatif donné à Habitat et Humanisme ne la dispense surtout pas d’être une vraie “entreprise”, réunissant des personnes dont l’affectio societatis procède d’une volonté de créer des richesses aux fins de les répartir à ceux qui n’en disposent point. “Entreprendre autrement” ce n’est point agir aux marges des trajectoires dominantes, mais bien en changer le cours pour se rappeler que ce n’est pas en entretenant les chandelles qu’on a créé l’électricité !
Quel regard l’entrepreneur et homme d’Eglise que vous êtes porte-t-il sur l’idée de crise ?
Les crises créent des passéismes. Elles génèrent ce secret espoir qu’on “s’en sort” comme on quitte un tunnel – expression souvent retenue par les politiques. Le temps de mutation, en revanche, est un moment novateur appelant audace et enthousiasme. Des crises, on espère sortir ; dans une mutation, on entre.
La société n’est pas entrée dans une crise mais dans une métamorphose dont la source n’est pas étrangère à la prise en compte des vulnérabilités appelant à une “conversion” des postures de pouvoir. Un autrement s’impose de façon d’autant plus urgente que nous ne sommes pas dans une situation de crise mais dans un temps qui s’achève sans que nous parvenions à entrevoir ce qu’il sera.
Les crises politiques, économiques et sociales, qui n’épargnent pas les Institutions religieuses, conduisent à se poser avec acuité la question du sens avec comme corollaire l’obligation de changer et de faire changer. Ne sommes-nous pas là au cœur même de l’acte du croire ?
Changer pour donner du sens ?
La question du sens est au cœur de la recherche de la vérité pour faire société. Réduite à un concept, elle est facilement contournée, sauf si elle est entendue pour ce qu’elle est, la condition d’entrer dans des relations justes.
Comment peut se manifester cette recherche du sens ?
Heureusement, elle se traduit par des résultats concrets et encourageants. Je retiendrai par exemple les résultats du dernier Baromètre de la finance solidaire de l’association Finansol. La finance solidaire progresse de plus de 28 % par rapport à l’exercice 2012, plaçant l’entrepreneuriat dans une dynamique de création et non plus seulement de réparation. Les acteurs de cette finance solidaire se refusent à consentir à la montée des précarités et sont habités par la conviction qu’il n’y a pas une “main invisible” redoutable qui piloterait à l’aveugle au point de nous entraîner inéluctablement vers des récifs. Habitat et Humanisme est l’un des pionniers de cette économie.
Face à la puissance de l’actionnariat, quel statut faudrait-il donner à une entreprise plus humaniste ?
Le pacte de responsabilité ouvre des perspectives vers une plus grande participation des acteurs de l’entreprise à sa gouvernance. Est-il juste de considérer que les actionnaires sont les seuls propriétaires de l’entreprise ? Certes, ils possèdent un titre financier, mais cette part du capital peut être cédée en Bourse du jour au lendemain. Une responsabilité aussi limitée dans le temps, qui s’apparente parfois à un jeu, met en exergue le vide juridique du statut de l’entreprise, confrontée à des obligations plus longues et lourdes, à commencer par ses engagements vis-à-vis des salariés. L’article 1832 du code civil définit la société à partir de deux éléments : l’affectio societatis et la volonté de se réunir, en vue du partage des bénéficies. L’acte d’entreprendre est limité : quel partage de cet affectio societatis pour les salariés, fussent-ils des cadres ?
Les sociétés sont omniprésentes, les entreprises sont absentes, faute d’être instituées ou vraiment représentées. La recherche d’un statut de l’entreprise permettrait de mieux préciser les responsabilités des acteurs de l’acte d’entreprendre en associant davantage ceux-là mêmes qui, en son sein, contribuent à la création de richesses. S’ouvre un chantier aux politiques, juristes, économistes et praticiens de l’acte d’entreprendre, pour que s’élabore le concept de l’entreprise offrant à ses différents partenaires la reconnaissance de leurs échanges et les conditions favorisant leur développement pour une contribution du bien commun.
Sur le champ du logement, par où doit passer le changement, quelles fenêtres d’entrée pour l’innovation sociale ?
Le changement qui s’impose est celui de la prise en compte de la vulnérabilité. C’est la condition pour que les personnes fragilisées ne soient plus décomptées dans une statistique mais comptent pour orienter une politique. Faut-il que nous soyons aveugles pour ne pas voir que les chiffres ne transfigurent rien : depuis plus de 60 ans, rien ne change, alors que la crise du logement s’aggrave.
La rupture entre ceux qui disposent d’un habitat et ceux qui sont en recherche simplement d’un toit est affichée sous le nom pudique du « mal logement ». Une calamité qui perdure comme si nous étions dans l’impossibilité d’agir, alors que notre appareil de production a une capacité d’édifier 400 000 à 500 000 logements par an. Quelles sont nos priorités, pour qui construisons-nous ?
Ce drame touche près de 8 % de la population dont 600 000 enfants. Les plus fragiles de notre société sont en danger mais pour autant l’assistance n’est pas au rendez-vous. La loi séculaire de l’hospitalité se révèle parfois une hostilité à l’égard de ceux qui ont pour tort d’être différents et sans statut.
La “loi séculaire de l’hospitalité”, expression première de fraternité, doit être selon vous au centre de la question du logement ?
Mais quelle fraternité quand des centaines de milliers de familles recherchent vainement un logement ? Qui se soucie de leur sort et de leur angoisse ? Comment peut-on accepter que des mamans et des enfants connaissent la rue ? Quelle insouciance, ou pire, quelle déshumanisation !
Quelle fraternité quand il est demandé aux familles les plus pauvres un taux d’effort insupportable et finalement insupporté, conduisant à des procédures de recouvrement de loyers et charges qui trop souvent se soldent par une expulsion ? Quelle fraternité pour les familles Roms dont l’errance, loin d’être choisie, est imposée ? Rejetées, et avec quel mépris, elles sont victimes des systèmes maffieux qui instrumentalisent leur misère jusqu’à mettre des enfants sur les trottoirs pour mendier quand ce n’est pas pour les obliger à consentir à la prostitution.
Quelle fraternité quand le financement du logement dans une situation de grave crise privilégie le Prêt Locatif Social au Prêt Locatif Aidé d’Intégration ? La programmation 2014 est de 48 000 logements pour les premiers et de 33 000 pour les seconds.
Toutes les études, tous les rapports concordent peu ou prou pour pointer les dysfonctionnements des politiques en œuvre. Comment faut-il aborder la politique du logement ?
L’urgence est moins de mettre l’accent sur le logement social que de revisiter la politique de l’aménagement du territoire, observant que si le travail a changé, nos comportements ne se sont point transformés du moins aussi vite.
Nous sommes rentrés dans une ère de l’immédiateté, mais restons rivés à des postures anciennes et grégaires conduisant à concentrer sur les grandes agglomérations les emplois, alors que des territoires meurent avec leur cohorte de milliers de logements vacants (11,7 millions au sein de l’Union européenne pour 4,1 millions de sans-abri).
Le Gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, dans une lettre au Président de la République en mai 2013 mettait en exergue la distorsion entre les crédits affectés au logement (près de 47 milliards €) et l’impossibilité d’en découdre avec le mal logement. Aussi regrettait-il qu’il y ait peu de doutes et peu de débats sur les causes de cette inefficacité.
Les politiques ont tout de même introduit des lois transformatrices…
C’est vrai. Un grand texte que celui du DALO qui recueillit l’unanimité du vote des parlementaires sous l’impulsion de Jacques Chirac à la fin de son mandat présidentiel. L’engagement du Haut Comité pour le Logement des Personnes Défavorisées, présidé par le docteur Xavier Emmanuelli fut important, si ce n’est décisif. Bernard Lacharme, qui en dut secrétaire général, retrace l’aventure de cette avancée dans son ouvrage « Logement : une question de droits de l’homme ». Comment ne pas constater que l’opposabilité s’avère confrontée à une praxis qui fait que l’Etat se voit condamné pour ne pas parvenir à respecter une loi qui l’honore.
Le plaidoyer fait partie des actions d’Habitat et Humanisme. Vous intervenez fréquemment dans le débat public pour tenter de peser sur les politiques et sur l’opinion. Quel chantier avez-vous plus spécifiquement investi dernièrement ?
La recherche d’une affectation des surloyers de solidarité au bénéfice des familles les plus vulnérables a été au cœur de nos réflexions. La loi pour l’Accès au Logement et un Urbanisme Rénové, dénommée ALUR, a été trop “détricotée”. Notre Pays compte plus de 4 500 000 logements sociaux. 70% de la population, au regard de ses revenus, est éligible à ce parc, si bien que les plus pauvres, ce qui est un comble, en sont trop souvent écartés. Cette exclusion, contraire à la finalité du logement social, entraîne des situations ubuesques et inacceptables pour les ménages reconnus prioritaires dans le cadre du DALO. Que de foyers sont condamnés à l’expulsion pour des dettes de loyer. Ces impayés ne procèdent pas de la mauvaise foi mais d’une grave rupture entre les ressources et le coût du logement (loyer + charges).
Comment agir ?
Des remises sur quittance sont une solution. Elles sont déjà effectuées par un grand bailleur social. Elles représentent un montant mensuel de 65 € en moyenne, vital pour permettre aux plus pauvres de garder leur logement et d’être soulagés de l’angoisse des dettes de loyer. Ces remises sur quittance n’appellent ni création de nouvelles taxes, ni prélèvements nouveaux pour procéder du transfert des suppléments de loyers de solidarité (SLS) créés par la loi du 4 mars 1996. En 2013, Ces SLS, s’élevaient à plus de 110 M€.
ATD Quart Monde et Habitat et Humanisme ont déposé un amendement pour que les SLS soient exclusivement et obligatoirement affectés à la minoration des quittances de loyer des personnes en situation de grande pauvreté. Il était aussi demandé que les pénalités payées par les Communes qui ne respectent pas leurs obligations de construction de logements sociaux soient fléchées vers ces minorations de quittance. La loi ALUR aurait ainsi permis au logement social de répondre mieux à sa vocation qui, suivant l’article 441 du code de la construction, est d’accueillir les personnes aux ressources modestes et défavorisées.
Cet amendement a été retenu en deuxième lecture, mais sans obligation pour les bailleurs sociaux. Dommage ! Il eut permis à plus de 100 000 familles fragilisées de bénéficier d’une minoration de 65 € mensuels de leurs loyers leur permettant de quitter leur habitat indigne et de s’éloigner de l’angoisse de l’expulsion.