Interview de Michel Aglietta, économiste, professeur à l’université de Paris Ouest Nanterre et conseiller scientifique au Cepii (Centre d’Etudes Prospectives et d’Informations Internationales).

Précision: Cet interview a été réalisé avant les Elections présidentielles. Il ne tient donc pas compte des évènements survenus depuis lors.

Place Publique : Une certaine accalmie s’est opérée sur les marchés financiers depuis que le risque de sortie de la Grèce de la zone euro semble écarté. De plus, le 30 mars, les états européens ont porté la capacité d’intervention totale des fonds d’urgence du pare-feu européen à quelques 800 milliards d’euros supplémentaires.

Michel Aglietta : Depuis avril les tensions ont repris. Il y a de graves inquiétudes actuellement sur l’Espagne. Certes, le plan sur la Grèce lui permet d’assumer ses échéances et les difficultés sont écartées pour un an ou deux, les choses resurgiront plus tard. Mais on voit bien, à cause de l’incertitude qui pèse sur l’Espagne et l’Italie, que les taux d’intérêts sur les obligations souveraines ont repris leur progression. Les difficultés que nous allons rencontrer sont encore plus importantes, la situation est très difficile. Il y a une inquiétude des marchés sur la capacité de la zone euro à pouvoir réaliser le programme de redressement des déficits publics. Les injections de liquidité destinées à rassurer les marchés financiers n’ont qu’un effet très temporaire. Aucune des caractéristiques profondes de la crise systémique n’a été corrigée depuis le dernier traité car il repose sur l’idée de fabriquer une union monétaire qui se plie aux exigences allemandes.

P.P. : Les actions Eurex sont-elles un nouvel outil de spéculation sur les dettes publiques comme l’ont été les CDS (Credit Default Swap) ?

M. A. : Passer des contrats à terme comme les Eurex sur les dettes publiques est préférable aux CDS qu’ils remplacent : la chambre de compensation permet de contrôler le montant des positions, de savoir qui les détient, et d’avoir un mandat pour les superviser. Et il n’y a aucune possibilité pour les Etats de réguler les Eurex puisqu’ils sont conformes aux règles européennes qui s’appliquent aux marchés dérivés. En revanche, les CDS peuvent être passés sans contrepartie de dette détenue. Acheter un CDS sans détenir les titres sous-jacents, c’est acheter un produit d’assurance sur un actif qu’on ne possède pas. C’est donc une spéculation pure sur la baisse de la valeur de cet actif qui fera monter le prix du CDS. C’est donc de la spéculation pure, par un moyen particulièrement néfaste, parce que le marché des CDS qui n’est pas vraiment régulé est un domaine où le risque systémique peut se loger, comme cela s’est passé en septembre 2008 lors de la quasi-faillite de la compagnie d’assurance AIG qui était la contrepartie de centaines de milliards de dollars de CDS.

P.P. : Le Parlement européen a réussi à faire passer une loi interdisant les CDS nus (sans sous-jacents) fin 2011 qui sera applicable en 2013? Cette loi permettra-t-elle d’éviter les dérives spéculatives aujourd’hui?

M.A. : Tout dépend, si elle est bien appliquée. Les CDS ont été conçus pour garantir les risques des investissements, souvent sur les marchés obligataires. Mais dans les moments de stress financiers, c’est l’inverse, ils guident les marchés obligataires à la baisse, ce qui se traduit par une hausse des taux d’intérêt. Pour tout acheteur de CDS il faut un vendeur, c’est-à-dire un acteur financier qui prend le risque de crédit sur l’actif sous-jacent, en l’espèce, les obligations émises par les États Européens. Ce sont généralement des grandes banques internationales. Un processus de régulation est en cours d’élaboration pour superviser et réguler les grandes banques en tant qu’entités systémiques. Elles devraient respecter des contraintes plus exigeantes que l’ensemble des banques régulées par Bâle III sur les principales mesures : une augmentation de leur capital, le contrôle de leur liquidité, la limitation des leviers fournis aux hedge funds. Il faut sortir au plus vite des transactions de gré à gré sur les CDS pour aller vers des marchés à terme fondés sur la valeur de la position publique.

P.P. : Quelle est votre position concernant la Règle d’or reprise par le nouveau traité de discipline budgétaire du 2 mars? Pensez-vous que les politiques d’austérité qu’elle entraîne soient de nature à favoriser la relance économique?

M.A. : La Règle d’or n’est pas extrêmement dangereuse. Mais son contenu peut être l’occasion d’un maximum de conflits. Elle est définie sur un socle structurel consistant à ne pas dépasser 2,5 % de déficit. C’est un aspect tendanciel. Cela oblige les gouvernements à faire une prévision à moyen terme de leur solde budgétaire structurel, au lieu de regarder ce qui se passe dans l’année. Et à faire de la prospective dans le temps, pour consolider des dettes publiques. Calculer un PIB potentiel permet de faire des projections de soldes moyens sur des cycles entiers. Sauf qu’il y a une variable difficile, celle reposant sur des statistiques avec lesquels pourront jouer les Trésors des Etats qui seront dits « en déficit excessif » par la Communauté européenne. L’idée de cette Règle d’or est d’aller vers une coordination budgétaire. (L’idée est d’aller vers une analyse inter-temporelle qui prend en compte les engagements possibles sur des trajectoires possibles).

P.P. : Pensez-vous que cette Règle d’or permette d’avancer vers une gouvernance économique d’ici un an ?

M.A. : Cette gouvernance économique signifierait une avancée vers un fédéralisme sous le contrôle du libéralisme allemand. Or, la vision allemande de la stabilité financière consiste à suivre des règles indépendantes de la contingence des situations auxquelles elles s’appliquent. C’était déjà le cas avec le pacte de stabilité qui s’est avéré inapplicable. Les dispositions récentes du type « six-pack » décidées en octobre 2011 et incorporées dans le traité sur l’union budgétaire incorporant la règle d’or ne font que renforcer ce biais. Ce traité ne change pas la philosophie de la stabilité qui a failli dans la crise. Dans la conception allemande, ce qu’il faut, c’est encore plus de rigueur, sans se demander pourquoi les règles précédentes n’ont pas fonctionné.

P.P. : Selon vous le compromis fondateur de Maastricht en 1991 a moulé la zone euro sur la doctrine monétaire allemande qui repose sur un triple non : non au déficit, non au fédéralisme fiscal et non au renflouement des finances nationales. Ce qui aboutit à une aberration parce que c’est contradictoire, dites-vous. Pensez-vous qu’il faudrait revenir sur l’article 123 du Traité de Lisbonne qui reprend l’article 104 du Traité de Maastricht? (Il postule que les états signataires s’interdisent de se financer directement à taux zéro auprès de leur banque centrale ou de la BCE (Banque Centrale Européenne). Ils sont obligés de s’adresser aux banques privées qui leur proposent les taux qu’elles décident tout en se finançant actuellement elles mêmes à un taux quasi nul auprès de la BCE).

M.A. : L’article 123 est le verrou qui doit sauter. Il a déjà sauté en partie depuis que la BCE a décidé d’acheter des obligations sur les dettes publiques, ce qui contraint son président, Mario Draghi, à un déni acrobatique. Le Traité de Maastricht ne peut plus être suivi. Maintenir les taux d’intérêt du financement bancaire à un niveau très bas par l’intermédiation des LTRO (Opération de Refinancement sur le Temps Long, sur 36 mois), comme l’a fait la BCE par des opérations massives à l’avantage des banques est nécessaire puisque le marché monétaire ne fonctionne plus. Mais cela ne suffit pas à détendre durablement les taux sur les dettes publiques des pays en difficulté financière.

Le rôle de la BCE devrait être de reprendre ses achats de dettes publiques (securities market program ou SMP) pour plafonner les taux d’intérêt des dettes des pays qui, sinon, deviendront insolvables pour la seule raison que les marchés paniquent. La BCE doit participer à la stabilisation financière des États sous la condition que ceux-ci engagent des programmes de stabilisation budgétaires crédibles. La solvabilité des dettes dans le temps doit dépendre de l’évolution de la croissance, des taux d’intérêts, et des efforts de rigueur consentis par les Etats.

Mais la règle d’or, telle qu’elle est conçue n’est pas la méthode pour cela comme on l’a vu ci-dessus. François Hollande veut renégocier la Règle d’or (avant de l’introduire dans la constitution), pour y ajouter un volet sur la croissance. Il faut concevoir un dispositif de coordination explicite des politiques budgétaires. Dans ce cadre, les États bénéficiant de marges de manœuvre mènent des politiques suffisamment expansives pour créer de la demande qui aiderait les pays contraints aux efforts d’ajustement les plus durs.

P.P. : Vous écrivez que la BCE doit sortir de son indépendance ? Peut-elle le faire sans modifier les traités ?
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M.A. : La BCE doit sortir de son indépendance de type allemande (sur le modèle de la Bundesbank). Il est indispensable que la stabilité financière soit de sa responsabilité si on veut réunifier l’espace financier européen qui est aujourd’hui fractionné. La fonction de prêteur en dernier ressort au sens large, comprenant la liquidité des marchés de titres, est la première responsabilité historique des banques centrales. La BCE a été contrainte de le faire de facto en niant qu’elle le fasse ! Le plus vite on reconnaîtra ce rôle comme faisant partie de ses missions, le mieux pour remettre la finance en état de fonctionner correctement.

P.P. : La zone euro est la seule zone économique au monde ou la BCE ne soit pas adossée au pouvoir politique d’un Etat.

M.A. : Pour qu’il en soit autrement, il faudrait qu’un état fédéral soit institué avec transferts de compétences souveraines au niveau européen. L’Allemagne est un Etat de ce type. La loi fondamentale allemande pourrait être projetée au niveau européen. Angela Merkel y songe. Le problème est que, dans la constitution allemande, le Droit et la Monnaie sont au dessus de la volonté générale exprimée par le suffrage universel. Elles sont postulées intangibles. Mais c’est incompatible avec notre conception de la souveraineté.

La zone euro est un ensemble monétaire international, non pas une monnaie qui est liée à une souveraineté politique unique. Il le restera. L’urgence est de renforcer la gouvernance de cet ensemble, non pas de construire des institutions fédérales. Il faut pour cela renforcer les coopérations budgétaires de manière à donner sens à la notion de politique budgétaire agrégée grâce à un partage de souveraineté. Cette notion permettrait de récréer un espace « polysémique » européen, c’est à dire une combinaison des politiques monétaires et budgétaires. En effet, la séparation totale des politiques monétaire et budgétaire, telle que voulue par le traité de Maastricht, a été complètement réfutée par la crise. Si les gouvernements s’engagent dans une coordination budgétaire formalisée, il y aurait un niveau européen de décision avec lequel la banque centrale peut parler pour aboutir à un « policy mix » plus efficace.

P.P. : Les conservateurs allemands hostiles à l’émission d’eurobonds (c’est à dire à la création d’un marché unifié des obligations souveraines de la zone euro) ont-ils changé de position ?

M.A. : Nous sommes dans une situation paradoxale. La monnaie unique a été lancée pour créer une homogénéité sur un espace unifié. Or, nous assistons à une fragmentation des marchés. Les investisseurs européens se dégagent des placements sur les dettes dans la zone euro. Les banques des pays de la zone euro se replient sur le financement des dettes nationales et les placements sans risque en Bunds. Il y a une inversion des flux de capitaux par rapport à ce qui se passait avant la crise. C’est pourquoi la coopération budgétaire et l’achat par la BCE sont nécessaires à court terme pour réunifier le marché des titres publics.

Si ces modifications de gouvernance améliorent la situation, il deviendra possible d’envisager l’émission d’eurobonds. Ces vecteurs de l’unification des marchés financiers sont indispensables au financement du relèvement de la croissance européenne. Le marché d’eurobonds serait une source de capitaux importante. Or, les allemands sont actuellement opposés à cette philosophie. Seul un engagement mutuel ferme des partenaires sur une consolidation budgétaire, agréée en commun, pourrait les convaincre de s’engager dans l’émission d’eurobonds.

P.P. : Quelles mesures recommanderiez-vous pour relancer l’industrialisation et la croissance de la France? Vous prônez des eurobonds indexés sur une croissance verte qui reposerait sur un saut technologique.

M.A. : Le capitalisme connait une crise grave et seul un saut technologique permettrait de lancer un nouveau modèle de croissance. Le capitalisme peut sortir de son ralentissement par une vague d’innovation générique qui introduit un nouveau mode de consommation. Après la seconde guerre mondiale, le monde occidental a connu une longue période de prospérité, fondée sur la consommation de masse, la croissance de la productivité dans les industries produisant les biens durables, la négociation collective des salaires et la protection sociale. La cohérence de ces processus a fait, de la croissance, un mode de régulation. Il est nécessaire de retrouver un régime de croissance capable de satisfaire les besoins sociaux et environnementaux de la première moitié du XXIe siècle.

P.P. : Les Etats-Unis ou la Chine ont lancé des programmes d’investissement basés sur la croissance verte.

M.A. : En effet, le 12 ème plan chinois fait entrer cette puissance économique au début d’une phase de transition sur 20 ans dans le domaine de l’urbanisation, de l’efficacité énergétique et de la réduction de l’activité carbone. De tels sauts technologiques s’accompagnent de nouvelles façons de vivre et de produire.

P.P. : Les chinois sont très intéressés par la recherche française dans ces domaines ?

M.A. Il y a des coopérations dans le domaine de l’urbanisme, sachant que la Chine va entrer dans un processus qui va voir au moins 300 millions de personnes passer des zones rurales à des espaces urbains d’ici 2030. Or le gouvernement chinois a la volonté d’unifier le marché intérieur en développant les régions de l’Ouest. La planification stratégique va créer environ 200 villes nouvelles de plus de un million d’habitants. La qualité de vie de ces villes sur le plan de l’homogénéité sociale, de l’adaptation au changement climatique et des services haut de gamme est essentielle à la transformation du régime de croissance. Cela implique des coopérations étendues dans les domaines technologiques, mais aussi du management des fonctions urbaines.

P.P. : Vous donnez en exemple les modèles de la Suède ou de la Finlande, après la crise des années 1990, qui par des mesures drastiques ont retrouvé la croissance sans sacrifier leur modèle social. Est-ce donc conciliable avec une politique d’austérité ?

M.A. : La leçon scandinave montre que ça a réussi. Ces pays ont redéployé les aides de l’état sur le couple éducation- recherche dans la perspective de l’innovation technologique. La Finlande, en l’espace de dix ans, a réussi à se placer à la pointe dans le domaine de l’informatique grâce à une synergie de toutes les parties confondues, l’Etat, le Parlement, les entreprises etc…

Cela a nécessité une cohérence entre différents domaines de la politique économique : forte dévaluation du change pour créer une demande extérieure à court terme et accroître la compétitivité, restructuration bancaire drastique de sorte que les banques n’ont jamais cessé d’assurer le financement de l’économie, redéploiement du budget vers l’investissement pour en augmenter l’efficacité économique. Le succès de cette entreprise est venu du large accord politique au parlement et de la qualité du dialogue social. Des atouts que n’ont pas plusieurs pays de la zone euro dont la France.

P.P. : Et en Europe ? Vous évoquiez dans votre livre l’idée de la création d’un Trésor, un Fonds Vert européen. Il serait alimenté par des eurobonds verts qui relanceraient la croissance à partir de projets permettant de réduire les émissions de CO2 et de limiter le réchauffement climatique.

M.A. : les quelques remarques concernant la Chine indiquent qu’il faut un État stratège pour conduire la transformation d’un régime de croissance. On retrouve le handicap européen, d’autant que le libéralisme ambiant dénigre systématiquement la politique industrielle. Cependant, l’environnement est un domaine qui est hors du marché, car celui-ci est incapable de créer des prix pour les contraintes environnementales si des objectifs et des réglementations ne sont pas imposées par des gouvernements.

C’est pourquoi l’environnement est à la fois un domaine où l’urgence d’agir est grande, où la puissance publique est indispensable pour organiser des actions d’envergure et où le niveau européen est la taille minimale pour maîtriser des externalités globales. Des projets structurants pour l’Europe entière génèreront en retour des initiatives décentralisées ambitieuses et intègreront des régions entières.

P.P. : Avez-vous des estimations chiffrées concernant cette stratégie de sortie de crise ?

M.A. : C’est le rôle des grands organismes de faire des projections de croissance. Au CEPII, nous avons un modèle mondial de simulation à long terme de la transition démographique appelé « Ingénue ». Organisme de recherche public dépendant du premier Ministre, le Cepii participe aux rapports du Conseil d’Analyse Économique. Nous avons contribué à un rapport sur l’investissement à long terme et son financement qui sera bientôt publié. Nous avons fait un exercice de simulation pour ce rapport. Basé sur l’hypothèse d’une réduction des émissions de CO2, il en mesure l’effet sur la croissance ainsi que les investissements et l’épargne correspondantes. C’est une toute première estimation avec effet à 20 ans.

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