Comment une organisation sociale, l’entreprise, peut-elle demeurer quasi immuable dans un monde saisi par des turbulences de toutes natures ? s’interroge Anis Bouayad dans son dernier ouvrage « Changer de regard, pour voir le monde qui vient » (à paraître).

Gary Hamel, (La fin du management, Vuibert, 2008) l’un des papes les plus écoutés des chefs d’entreprise proclame haut et fort que plus rien n’aurait été inventé en management depuis la naissance des grandes firmes au début du XXème siècle . L ‘opinion suivant laquelle tout a été dit dans l’administration des entreprises est plutôt populaire. Elle semble faire écho à la fin supposée de l’Histoire, depuis l’implosion du communisme. Les défenseurs d’une telle idée n’excluent pas, cependant, des possibilités d’amélioration ou de perfectionnement. Il est permis néanmoins de s’interroger. Comment une organisation sociale, l’entreprise, peut-elle demeurer quasi immuable dans un monde saisi par des turbulences de toutes natures ?

Certes, le modèle de création de valeur pour l’actionnaire demeure prégnant. Créé en 1920, l’Economie Value Added a su évoluer et s’adapter aux turbulences économiques successives, à l’instar de l’abandon récent relatif aux 15 % de rendement sur capitaux investis. Mais les préceptes véhiculés par ce modèle demeurent, et sont plus structurants que jamais. A l’instar du recentrage sur le métier, l’assimilation de la taille à la puissance, l’affirmation que l’équation de la compétitivité est toujours « taille maximum, coûts minimum », le pouvoir devant naturellement revenir aux (gros) actionnaires et, enfin, le culte voué à la vitesse et l’instantanéité érigées en divinités.

La surchauffe, artificielle, imprimée par la création de valeur a contaminé les entreprises dans leur gestion, dans leur organisation, dans leur stratégie et, bien sûr, dans leurs relations sociales internes (salariés) et externes (opinion publique, pouvoirs politiques…). En France, les entreprises du CAC 40 ont réussi à quasiment doubler leurs profits et accroître leurs dividendes de 255 % entre 2000 et 2007. Mais, au prix d’une baisse des investissements de 23 % et une hausse des endettements de 55 %.

La captation des richesses au prix de leur artificialisation est l’un des objectifs majeurs de la création de valeur et de l’économie financiarisée qui en découle. C’est ainsi qu’en Amérique du Nord, 1 % des plus aisés se sont accaparés 23 % du revenu national, contre 8 % dans la décennie 70’. Ce pourcentage était de 24 % en 1928… De même, entre 1979 et 2008, les entreprises américaines ont distribué 46 % de leurs profits aux actionnaires, contre 23 % auparavant. Ces excès et dérives ont un prix, celui des bulles financières et des crises qui en découlent.

Les principes et règles véhiculés par la création de valeur et l’économie financiarisée ont fragilisé nombre d’entreprises. Mis sous pression par des niveaux anormalement élevés de rentabilité, de nombreux dirigeants d’entreprise ont fini par recourir à des pratiques dangereuses pour la pérennité de leurs firmes. C’est ainsi qu’ils ont été amenés à accroître les taux d’endettement, à réduire les fonds propres, à pratiquer l’effet de levier, à se dépouiller d’actifs et de fonctions visant à accroître la rentabilité à court terme de leurs entreprises.

En négligeant le long terme, ces entreprises se sont fragilisées. Fragilisation masquée par des mouvements continuels, à base de fusions fantaisistes et d’externalisations ou de délocalisations débridées. En cherchant ainsi à compenser le recul des rentabilités, constaté dès 1997, les magiciens de la finance ont contribué à la naissance puis à l’alimentation de la bulle spéculative d’août 2007, puis de septembre 2008.

L’influence ainsi avérée de l’économie financiarisée sur les entreprises a pesé lourd dans l’orientation de leurs stratégies, la configuration de leurs organisations et la structuration de leurs relations sociales. Un peu partout, le stratégique a cédé le pas au tactique, et la gestion s’est imposée à la vision.

La permanence des préceptes de l’économie financiarisée, même au prix de leur actualisation, peut laisser croire que le management « moderne » s’est figé au début du XXème siècle. D’autant plus que ces préceptes sont fondés sur les enseignements de l’économie classique la plus radicale. Malgré tout, la réalité paraît tout autre. Un peu partout, les entreprises sont sujettes à évolution, parfois radicale. Et cette évolution touche d’abord leurs fondements, à commencer par leurs métiers.

Métiers et métissages

Un des axiomes véhiculé par le « management moderne » stipule que le métier de l’entreprise est chose quasi immuable. Autant une firme se doit d’évoluer dans son offre, sa stratégie et son organisation, autant le métier de l’entreprise doit rester stable, sinon inaltérable. Car, qui dit métier, dit identité, dit mission, dit vocation.

Cette règle souffrait quelques exceptions, notamment lorsqu’il y avait modification brutale de paramètres majeurs de l’environnement, comme la technologie, les normes, les réglementations, etc… Enfin, on recommandait des évolutions de métier, mais uniquement sur le long terme, lequel est variable suivant les secteurs d’activité. Le métier de l’entreprise a toujours été assimilé à la stabilité, voire à l’évolution lente.

C’était oublier le principe de réalité. Un constructeur informatique, Apple, vend de la musique et propose des terminaux de type baladeurs en même temps que des téléphones portables. Un opérateur téléphonique, Orange, concurrence les chaînes de télévision et devient producteur de films. En même temps, un fabricant de téléphones portables, Nokia, externalise de plus en plus sa production pour investir massivement dans les contenus. Ce faisant, il envahit les plates-bandes d’un opérateur comme Orange… Par ailleurs, Air France s’apprête à faire circuler des TGV et Suez à exploiter des centrales nucléaires en France.

Les entreprises des pays émergents ne sont pas en reste. Le modèle économique d’un Mittal a eu raison d’une certaine arrogance hautaine de l’européen Arcelor. Il en va de même de Tata face à British Steel, Jaguar et Land Rover. Quant aux chinois TCL et Lenovo, leur stratégie dans l’électronique grand public et professionnelle semble attestée. Et que dire du brésilien InBev qui absorbe l’icône américaine de la bière Anheuser Busch (Budweiser), des indiens Infosys, TCS et Wipro qui se redéployent dans des prestations informatiques à forte valeur ajoutée en s’implantant dans les pays du Nord ? C’est le cas, enfin, d’une société chinoise comme ZPMC qui réinvente l’offre globale dans la logistique portuaire et s’empare de la première place du secteur. Toutes ces firmes innovent dans l’offre, le concept, le modèle économique, le mode organisationnel déterritorialisé et le management multiculturel.

L’instabilité des métiers touche, à des degrés divers, toutes les entreprises. Toutes les filières sont concernées. La porosité des frontières, voire leur disparition, sont des données de la concurrence. Il y a une tectonique des métiers comme il y a tectonique des plaques géologiques. En dérivant les unes vers les autres, ces dernières finissent par remodeler le paysage de la planète en faisant apparaître des continents ici et disparaître des mers là. A la différence notable que la tectonique des plaques se déroule en des temps géologiques longs, alors que la tectonique des métiers en cours s’inscrit dans le court et le moyen termes. Avec, toutefois, des résultats aussi spectaculaires quant à l’émergence, la reconfiguration ou la disparition des entreprises.

Face à une telle donne, le management moderne, né au début du XXème siècle et formalisé, sinon figé, au cours des 30 glorieuses, est démuni. Comme les entreprises, le management se doit d’être remodelé.
*Anis Bouayad est Pdg d’ABConseil.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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ECONOMIE

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