Jean-Louis Bancel, président du Groupe Crédit Coopératif : « Encourageons de nouvelles formes d’entrepreunariat »
Innovation plutôt qu’expansionnisme, réconciliation plutôt qu’opposition, principes plutôt que statuts : le président du Groupe Crédit Coopératif livre sa vision d’une économie sociale moderne et ancrée dans le réel.
On pointe souvent une incapacité de l’économie sociale et solidaire à s’inscrire franchement dans une dynamique de développement économique…
Je suis assez mitigé par rapport à cette critique. D’abord, faut-il nécessairement conquérir tout le monde ? Je n’en suis pas sûr. Lorsqu’on s’oppose dans ses principes à un modèle à tendance monopolistique, ça n’est pas pour avoir les mêmes pratiques. Dans des sociétés de liberté, tous les outils doivent avoir leur chance.
Ce qui ne doit pas nous empêcher de nous interroger sur notre capacité de convaincre. Pourquoi avons-nous tant de mal à faire mieux valoir nos idées et nos arguments – même si, dans nos pays, nous n’y arrivons finalement pas trop mal ?
Le monde de l’économie sociale peut-il grandir sans perdre son âme ?
C’est une question majeure. En France, on pense que dès que l’on devient gros, on n’est plus dans la vraie coopération ou la vraie mutualité. C’est faux. En revanche, le changement de taille change nécessairement la donne. On ne fonctionne pas de la même manière à 300 et à 3 millions.
Ne négligeons pas non plus les effets de renaissance. Regardez ce qui se passe chez nos voisins Britanniques, qui avaient pris de plein fouet un mouvement brutal de démutualisation. Aujourd’hui, on assiste à un “revival” très intéressant. D’autant plus intéressant qu’il semble encourager l’émergence de concepts inédits comme des coopératives de services locaux, qui consistent à confier à des coopératives privées des services de proximité jusqu’alors exercés par la sphère publique.
Quitte à abonder dans le sens d’une certaine critique sociologique, qui assimile le développement de l’économie sociale et solidaire à un désinvestissement des missions publiques ?
L’une des missions de l’économie sociale, c’est de penser le monde que nous fabriquons et dans lequel nous agissons. C’est un monde en mouvement. Au niveau de l’Alliance coopérative internationale, j’ai proposé que l’on étudie ces coopératives de services d’utilité publique. Les Etats-Unis disposent de coopératives de production d’énergie. Pourquoi ne pas investir ces champs-là, en créant par exemple des coopératives d’utilité publique? Pourquoi EDF ne deviendrait pas un jour une coopérative ? On peut tout au moins réfléchir à tout cela.
On peut également réfléchir aux évolutions du monde associatif. On ne pourra pas rester éternellement sur un modèle associatif financé par la subvention. Il serait quand même regrettable de voir disparaître le tissu associatif du seul fait d’une baisse significative des ressources publiques. Or, dans d’autre pays que la France, il y a des associations aussi vivaces et qui vivent avec très peu d’aides publiques. Le Crédit Coopératif a ici son rôle à jouer, notamment dans le développement de produits solidaires.
Lorsque de grands acteurs de l’économie marchande accompagnent des initiatives de micro-développement local, font-il de l’économie solidaire ?
Ca n’est pas parce que Danone fait des choses bien que l’on va en faire une entreprise d’économie sociale. On ne va pas tout baptiser économie sociale au motif qu’il faudrait que l’on soit partout. Bill Gates et Warren Buffet sont-ils de notre monde ?
Certes, nous ne vivons pas dans des mondes totalement étanches, et le risque de contagion de l’économie sociale et solidaire n’est pas nul. C’est la question lancinante et délicate de nos propres frontières. Où est la limite ? Ma réponse est qu’il faut refuser tout ce qui peut être assimilable au trafic d’indulgences. Il faut maintenir un lien profond entre le fonctionnement au quotidien de la structure et sa finalité.
Cette question des frontières, nous la retrouvons dans le débat sur l’entrepreneuriat social, où Hugues Sibille, président de l’Avise et également vice-président du Crédit Coopératif a joué un rôle d’impulseur. Je ne nie pas que le débat soit par endroits assez aigu, mais il est utile. Il faut encourager l’émergence de nouvelles formes d’entrepreunariat.
Justement, ce débat n’est-il pas bridé par le tropisme statutaire ?
Les structures de l’économie sociale sont régies par des principes. Nous sommes en ce qui nous concerne attachés aux principes coopératifs. Quant à leurs traductions circonstancielles, elles peuvent varier dans le temps et dans l’espace. Le Crédit Coopératif a joué un rôle très important dans le respect mutuel entre économie sociale et économie solidaire. En tant que banquier historique de l’une et de l’autre – commerce équitable, produits de partage, produits financiers solidaires- nous avons toujours voulu dépasser les frictions existant entre les deux sphères.
Le tiers secteur serait-il victime d’une tendance au protectionnisme ?
Pour moi, le problème n’est pas tant celui du protectionnisme que celui d’une perte de repères face aux grandes mutations sociologiques. L’économie sociale du XIXe était fondamentalement un outil au service d’une vision de progrès dans un monde qui comptait sur la dynamique des classes sociales. C’est parce que vous apparteniez à une classe sociale, un syndicat, une structure, que vous utilisiez les outils en place. Ainsi, les coopératives en Europe du Nord étaient des prolongements des syndicats. C’est parce que vous étiez dans le syndicat que vous pouviez avoir les services de la coopérative. Même schéma en ce qui concerne nos grandes mutuelles, MGEN, Maif, Mutualité agricole… C’est la détermination par le statut socioprofessionnel – très révélateur d’une époque.
Et aujourd’hui ?
Dans la France du XXIe, les catégories sociales ne sont plus aussi figées. Que l’on s’appelle Macif, Matmut, Crédit Coopératif ou Crédit Mutuel, on peut s’adresser à tout un chacun. Et les motifs d’adhésion des sociétaires ont évolué. Quel est l’élément de différence qui fait que l’on va aller à la Macif ou à la Matmut? Pour 80% des gens, ce sera d’abord une question de tarif. Mais ensuite, que dire à eux que l’on veut vraiment rallier en tant que sociétaires ? Les structures de l’économie sociale n’ont pas d’autre choix que de créer leur propre affectio societatis. Tout cela peut être très désarçonnant pour les dirigeants de l’économie sociale. Il faut se remettre en cause, créer, innover, forger, façonner un projet d’entreprise.
Quelles sont les limites à cette remise en cause ?
Les limites nous sont imposées par nos métiers. Nous sommes des banquiers, nous faisons notre métier de banquiers. On ne peut pas être plus loin qu’à côté de nos clients. Parfois, nous souhaiterions qu’ils soient plus intrépides, mais nous ne pouvons pas aller plus vite qu’eux, encore moins nous substituer à eux.
En revanche, nous devons nous interroger nous-mêmes sur la manière dont nous pouvons exercer au quotidien notre métier de banquier. C’est ce que nous avons choisi de faire au Crédit Coopératif avec notre projet d’entreprise “Coopération 2015, banque utile”. Ces réflexions, toutes les structures de l’économie sociale les engagent. La Maif a donné un bel exemple en termes de communication avec sa signature d’“assureur militant”. C’est une manière de dire : «Je suis assureur, mais je suis plus qu’un assureur”.
L’économie sociale et solidaire peut-elle être un frein à la mondialisation ?
Il ne s’agit pas d’être anti-mondialisation, mais bien plutôt d’apporter une vision d’une mondialisation respectueuse de l’homme. Ce qui renvoie d’ailleurs à un autre type de débat : comment ce concept d’économie sociale et solidaire est-il compris d’une région à l’autre, d’un pays à l’autre ? En septembre 2010, je participais à Pékin au conseil d’administration de l’Alliance coopérative internationale, saisi par l’Organisation internationale du travail pour travailler sur le sujet de l’économie sociale et solidaire. J’ai mis en garde les représentants de l’Alliance contre des débats, certes importants, mais qui peuvent devenir délétères. Prenez seulement l’un des principes de l’Alliance coopérative internationale, la liberté d’adhésion… Qu’est ce qu’elle signifie dans des pays qui pratiquent la symbiose entre le monde politique et les structures coopératives ? Alors si l’on commence à reproduire les débats que nous connaissons en France sur l’articulation économie sociale/économie solidaire, ou sur la manière dont les coopératives doivent se situer par rapport aux mutuelles…
Donc, oui au débat, à condition qu’il ne prenne pas toute la place ?
Le développement de l’économie sociale est aussi et surtout dans l’action. Il est en tout cas davantage dans l’innovation, le défrichage de nouveaux modèles, que dans les guerres d’école ou dans un expansionnisme à tout crin. Il est fondamental de connaître son histoire, mais veillons à ne pas nous y enfermer. Nous ne sommes pas des gardiens de musée.