Le 21 janvier 2013, Jean-Marc Ayrault présentait son « plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale ». Etienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE), ancien député-maire de Versailles, apporte son éclairage quant à la posture des pouvoirs publics en matière de traitement de la misère.

Le 31 juillet 2010, vous avez été nommé par le Premier ministre président du CNLE, pour une durée de trois ans. Quelle est votre mission ?

Le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, constitué en mars 1993, est investi de plusieurs missions : assister le gouvernement de ses avis, assurer une concertation entre les pouvoirs publics et les associations, être éventuellement saisi par les ministres dans leurs domaines de compétences, faire des propositions et recommandations aux pouvoirs publics. Dès 1998, son rattachement au Premier ministre renforce la transversalité de son action, rappelée par les principes définis par les lois des 29 juillet 1998 et 2 janvier 2002. Il garantit également une vision globale et une approche transversale des questions liées à l’exclusion, ainsi que la mobilisation de tous les leviers utiles à une action constructive. L’objectif est d’assurer, in fine, l’accès de tous aux droits fondamentaux : droit au logement, à l’éducation, à l’emploi, à la santé.

Au fil de votre parcours politique, municipal comme parlementaire, vous avez toujours été investi dans l’action sociale et les questions liées à l’exclusion…

Cet engagement vers l’“autre”, l’“étranger”, le “différent” est en quelque sorte inscrit dans mes gênes. Mes deux parents étaient dans la Résistance. Ils faisaient passer des personnes évadées ou poursuivies de France en Espagne. Avec mes frères, nous avons été accueillis chez des républicains espagnols, eux-mêmes réfugiés après la guerre civile de 1936 en Espagne. J’ai connu très jeune la situation de réfugié. Plus tard, à la maison, nous avons toujours accueilli des réfugiés, boat people, Libanais, dernièrement encore Chrétiens syriens d’Alep. Lorsque François Fillon, alors Premier ministre, m’a proposé la présidence du CNLE, j’ai naturellement accepté.

Depuis, la majorité a changé de camp et vous êtes toujours en poste…

Il est des domaines où les clivages politiques n’ont pas lieu d’être. Bien sûr, après le changement de majorité, je me suis demandé à quelle sauce j’allais être mangé. Mais à tort, faut-il croire. A l’occasion de mon pot de départ à l’Assemblée, où je n’avais convié que quelques proches – de tous bords politiques -, Jean-Marc Ayrault est venu spontanément se joindre à nous pour “saluer un grand démocrate et un grand républicain” et m’assurer que ma présence à la tête du CNLE ne faisait pas question.

La prise en compte des questions liées à l’exclusion et à la pauvreté est-elle pour autant, dans l’action politique, déconnectée de toute culture partisane ?

Il y a là pour moi un sujet un peu douloureux. Dans la foulée de sa prise de fonction, en vue de la Conférence contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale des 10 et 11 décembre 2012, Jean-Marc Ayrault a invité le CNLE à Matignon, pour demander aux membres du conseil de s’investir au côté du gouvernement dans ces travaux. C’est pour moi une grande déconvenue de constater que le CNLE n’a pas connu cette qualité de collaboration lorsque François Fillon était à Matignon. J’ai maintes fois tenté de proposer à François Fillon qu’il se rende avec moi dans des centres d’hébergement, comme l’a récemment fait l’actuel Premier ministre. Mais en matière de pauvreté, je ne peux que constater que je ne suis pas parvenu à me faire entendre par ma famille politique. François Fillon est mon ami depuis 40 ans. Je pense très franchement que son entourage social n’a pas compris les enjeux. En tout cas, l’exécutif d’alors n’a pas su prendre la mesure de la situation sociale : 8,5 millions de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, 3,6 millions de mal logés – plus de 14% de la population française, dans l’un des cinq pays les plus riches du monde !

Pourquoi les pouvoirs publics se montrent-ils si impuissants, voire si incapables face à la pauvreté ?

En France, la question de l’exclusion a toujours fait l’objet d’une certaine précipitation législative et réglementaire… On produit des lois et des textes le plus souvent à chaud, de manière réactive, sous la pression d’une expression collective. Rappelons-nous l’extraordinaire impact du coup de force des Enfants de Don Quichotte durant l’hiver 2006-2007 au canal Saint-Martin. C’est en réponse à l’écho médiatique suscité par leur action – que j’ai d’emblée soutenue – que la majorité et le gouvernement de l’époque, craignant de se trouver totalement dépassés par les événements, ont fini par accoucher du droit au logement opposable (DALO).

Notons au passage que l’action des Don Quichotte a également eu un effet bénéfique sur les associations “institutionnelles” de lutte contre l’exclusion. Réalisant qu’une poignée d’indignés sans moyens se montrait beaucoup plus efficace qu’elles, elles ont décidé de mettre fin à leurs traditionnelles divisions et de se regrouper.

Voulez-vous dire que les politiques n’agissent que sous l’effet de la peur ?

Un exemple, parmi d’autres. Une disposition permet aux préfets de préempter un terrain à la vente dans les communes où les fameux 20% de logements sociaux de la loi SRU ne sont pas respectés et que les maires n’ont eux-mêmes pas préempté en vue de construire du logement social. Qu’en est-il dans les faits ? J’avais demandé un bilan de cette disposition à Benoist Apparu lorsqu’il était ministre du Logement. Il en est ressorti que personne n’avait voulu engager la préemption. Ni les maires par peur de leurs électeurs, ni les préfets par peur des élus locaux.
L’inaptitude des politiques à faire preuve d’anticipation, à prendre la mesure des conditions et des effets des décisions politiques est, en matière de logement, fortement dommageable. Elle rend parfois les meilleures mesures contre-productives. Par exemple, le rapprochement familial est en soi une bonne décision. Mais il n’a jamais été préparé, ni sur le plan du logement, ni sur celui de l’intégration. Le DALO est également une très bonne mesure. A condition que, pour chaque dossier soumis en commission de médiation, l’Etat soit en mesure de proposer un logement adapté. Ce qui n’est pas du tout le cas dans les zones tendues.

Autre exemple : les projections faites en matière de construction de logements ne prennent pas en compte l’éclatement de la cellule familiale. En Ile-de-France, quand on construit trois logements, il en faut deux pour reloger la même famille après une séparation.

Il manque donc une réelle capacité de discernement dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques ?

On ne peut sur ces sujets se satisfaire de demi-mesures, décidées au nom de publics prioritaires ou en fonction de saisons prioritaires. L’équilibre de nos sociétés repose sur quatre piliers : le logement, la formation, l’emploi, la santé. Aborder la question de l’exclusion en occultant une ou plusieurs de ces composantes, ne pas tenir compte de leurs différentes interactions, c’est prendre le risque de cimenter les lignes de fracture qui fissurent la société depuis quarante ans.
La lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale appelle une réflexion globale, pour une action publique multidimensionnelle, interministérielle et multipartenariale.

Comment expliquez-vous la tension suscitée par la question de la réquisition ?

Le terme de réquisition fait peur parce qu’on l’associe à celui d’expropriation. Mais cela n’a rien à voir. La possibilité de réquisition de logements vacants est prévue dans une ordonnance du 11 octobre 1945, promulguée pour lutter contre la crise du logement de l’après-guerre et complétée en 1998 : les logements et locaux réquisitionnés doivent appartenir à une personne morale, être inoccupés depuis 18 mois minimum et l’Etat doit verser un loyer équivalent à celui d’un logement social au propriétaire bailleur.
Le débat régulièrement suscité autour de la réquisition est la parfaite illustration que la lutte contre l’exclusion est un sujet à la fois sensible et complexe, face auquel les politiques, encore une fois, agissent trop souvent sous l’effet de la contrainte et de la peur. Je note toutefois qu’il semble qu’un effort soit fait du côté du gouvernement sur cette question.

Quelle est votre position personnelle ?

Je ne suis pas choqué lorsque l’association Jeudi Noir, que j’ai également soutenue, squatte un hôtel particulier de la Place des Vosges, inoccupé depuis 45 ans. Je prône la réquisition de longue date, ce qui m’a valu l’incompréhension de mes collègues élus, à gauche comme à droite. J’y ai eu recours quand j’étais maire de Versailles. J’avais repéré trois immeubles appartenant à des institutionnels, banques, assurances. Je leur ai écrit pour leur demander ce qu’ils comptaient faire de leur patrimoine et les informer que s’ils devaient les laisser en jachère, je demanderais la réquisition. Dans les trois mois, l’affaire était réglée. L’un des propriétaires a réhabilité son immeuble en activités, l’autre en logement, le troisième a mis son bien en vente. Je l’ai préempté et transformé en logement social.

La réquisition est donc une arme utile ?

Elle est a minima une formidable arme de dissuasion, à condition qu’on y mette beaucoup de pédagogie. Elle permet d’entrer en contact avec des propriétaires, institutionnels ou privés, de comprendre pourquoi les biens sont vacants, voire en déshérence, et de débloquer des situations.
En 1999, en étudiant les données du recensement de l’Insee, j’ai réalisé que ma commune comptait 3 500 logements vides. J’ai contacté tous les propriétaires. Certes, moins de 10% m’ont répondu, mais c’est déjà ça ! Pourquoi les maires ne font-ils pas systématiquement le recensement local des logements vides sur la base du recensement national ? On dit qu’il y aurait 12 000 logements vacants à Paris. Pourquoi Bertrand Delanoë, qui fait de gros efforts en termes de logement social, n’envoie-t-il pas des missi dominici dans chaque arrondissement, rue par rue, pour recenser ce qui semble vacant ? L’écart entre les besoins et la réalité est énorme et ne cesse de se creuser.

La pauvreté augmente chaque année et touche des publics de plus en plus divers. Il y a en France entre 120 000 et 150 000 personnes sans abri. A Paris, des étudiants vivent dans des caves louées par des marchands de sommeil ou en arrivent à se prostituer pour se loger ! Soyons lucides, ouvrons les yeux !

C’est quand même un peu désespérant, non ?

C’est insupportable. Pourtant il ne faut pas désespérer. La conférence nationale a débouché au mois de janvier 2013 sur l’annonce d’un plan quinquennal de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Y mettra-t-on les moyens suffisants pour engager des actions significatives ? C’est ce que nous attendons. Dans ce domaine, il faut par ailleurs se méfier des annonces chiffrées, qui nous ont tous échaudés. Inscrire 150 000 logements sociaux au budget 2013, c’est très bien. Mais c’est du crédit qu’on met à disposition des bailleurs sociaux et des collectivités locales. Rien ne garantit qu’ils l’utilisent à meilleur escient.

C’est pourquoi la ministre du Logement, Cécile Duflot – qu’il faut créditer d’un premier pas vers la suppression de la « gestion au thermomètre », cette insupportable saisonnalité de la réponse à la misère – aurait tout intérêt à mobiliser les autres moyens mis à sa disposition : préemption des terrains, foncier bâti ou non bâti, éventuellement réquisitions…

Aujourd’hui, au regard des critères de revenus, 60% de nos concitoyens relèvent du logement social. Si on part sur 500 000 nouveaux logements par an toutes catégories confondues, comme l’a annoncé la ministre, ce n’est pas 150 000 logements sociaux qu’il faut prévoir, mais 300 000.

Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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