Croissance: De l’indignation à l’action: interview de André-Yves Portnoff
André–Yves Portnoff, chercheur et consultant en prospective et stratégie, qui dirige l’Observatoire de la Révolution de l’Intelligence (Groupe Futuribles International) vient de faire paraître aux Éditions Maxima « Aux actes citoyens » avec Hervé Sérieyx. Il propose deux mesures incontournables pour un retour à la croissance : lancer une croisade contre le taylorisme du service public, favoriser la croissance des PME pour renouveler un tissu vieilli des grosses entreprises.
Place Publique : A travers plusieurs exemples d’entreprises qui ont obtenu des réussites durables en jouant la carte humaniste, vous montrez que l’innovation essentielle est moins technique que managériale. Ces réussites reposent sur la confiance dans l’humain et sur une vision à long terme. Vous insistez sur l’exploitation de meilleures synergies pour la création de plus de valeur.
A.-Y. Portnoff : Dans un monde complexe, il suffit d’un petit événement, d’une initiative personnelle, d’une infime énergie pour déclencher des effets en chaîne, c’est l’effet papillon. Une initiative pour transformer son environnement local peut avoir des effets aux antipodes. Aussi, chacun est-il responsable de ce qu’il fait ou ne fait pas. Notre poids individuel n’est pas de 1 sur 60 millions en France ou 1 sur 500 millions en Europe, ce qui serait négligeable, mais infiniment supérieur si nous provoquons un effet papillon.
En donnant du sens à notre comportement au sein de notre famille, de notre Cité, de notre métier, nous pouvons transformer ce bout de monde et peut-être beaucoup plus si notre initiative entre en résonnance avec d’autres. Hervé Sérieyx et moi-même montrons par des exemples choisis dans l’entreprise, l’école, les territoires, qu’il y a partout un foule d’initiatives et nous espérons qu’elles vont se mailler.
P.P. : Vous pensez que la société Web.2.0 peut faire évoluer les choses?
A-Y-P. : Les valeurs ne changent pas beaucoup sur des décennies, mais les moyens apportés par les technologiques permettent à certaines revendications de s’exprimer avec beaucoup plus de force et les comportements bougent. Internet permet à chacun de nous de se renseigner très vite, de trouver des personnes qui pensent comme nous, de profiter de leur expérience, de réunir nos forces. Internet facilite les collaborations, voire les coalitions et confère ainsi une force nouvelle aux individus, citoyens, consommateurs, aux petits territoires ou entreprises qui décident de créer des synergies loyales.
Nous recommandons aux PME françaises, qui jouent trop en solo, de tisser des réseaux de partenaires stables pour « grandir sans grossir » et acquérir ensemble la puissance de grands groupes. Dans tous les secteurs, des partenaires réunis en grappes se développeront plus vite que leurs concurrents s’ils mutualisent des ressources, partagent risques et expériences, tout en conservant chacun la réactivité permise par les circuits courts de décision.
P.P. : Vous évoquez le Small Business Act, qui n’apparaît que furtivement dans les programmes politiques de la présidentielle. Cette mesure adoptée en 1953 aux Etats-Unis oblige les marchés fédéraux à réserver 23% des commandes publiques aux PME, ce qui a fortement aidé un grand nombre de start-up à croître rapidement et devenir des géants. Le candidat Nicolas Sarkozy a émis l’idée d’un Buy European Act. Qu’en pensez-vous?
A-Y. P.: Il y a cinq ans déjà le candidat Nicolas Sarkozy, reprenant une proposition de François Bayrou, avait promis une telle mesure de discrimination positive et, élu, il l’a défendue pendant un an. Il s’est heurté à un blocus au niveau de la Commission européenne, à cause, officiellement, des tenants du libre marché (mauvais prétexte, imiter les Etats-Unis, ce serait devenir des soviétiques ?). De fait, la pression des lobbies est trop forte, surtout en période électorale.
Alors, Nicolas Sarkozy, s’il est réélu, aura-t-il le courage et les moyens de tenir sa promesse? Un Small Business Act européen a bien été créé, mais il comporte beaucoup d’eau tiède et aucune mesure concrète pour ouvrir les marchés publics aux PME. C’est pourtant vital car cette mesure qui ne coûterait rien aux contribuables, permettrait à de petites entreprises innovantes de croître et de remplacer quelques-uns de nos champions fatigués qui innovent de moins en moins, détruisent de l’emploi et empêchent les PME de grandir.
C’est pourquoi depuis des décennies pratiquement aucune start-up européenne, malgré l’excellence de nos chercheurs et le dynamisme de nos innovateurs, n’a pu croître jusqu’au niveau d’un Microsoft, Apple ou Google, qui étaient aussi des PME à leurs débuts. L’Allemagne fait exception en Europe, ses grands groupes coopèrent intelligemment avec les PME, d’où plus d’entreprises moyennes et quelques millions d’emplois en bonus qui nous font défaut.
P.P. : Les multiples proclamations en faveur du Made in France et de la réindustrialisation de la France ne vont-elles pas dans le sens que vous souhaitez ?
A.-Y.P. : Nous plaidons pour le retour à l’industrie depuis des années, on nous trouvait ringards, voilà que c’est devenu à la mode…Dans Aux actes, citoyens, nous esquissons ce que pourrait être une politique industrielle, avec un vraie vision et un grand ministère de l’entreprise.
Il y a deux points incontournables, dont le second n’a pas une seule fois été évoqué par un présidentiable. Premier point, que l’État et ses représentant aient le courage de favoriser le développement des PME. On ne peut reconstruire compétitivité et croissance sans cela.
Or rien n’a bougé depuis ce rapport du ministère de l’Industrie dénonçant en 1987 notre recul dans les secteurs de haute technologie et le fait que 71 % des aides publiques allaient à 73 grandes entreprises non représentatives du potentiel français… République des copains ?
Aujourd’hui on se glorifie du Crédit d’Impôt Recherche, niche fiscale qui a été modifiée pour favoriser encore plus les grands groupes, un cadeau de 3 milliards cette année. Double faute : d’une part, ce sont les PME innovantes qu’il faudrait soutenir et, d’autre part, la recherche n’est pas l’innovation. C’est celle-ci qui crée valeur et emplois. Une partie de cette manne gâchée devrait être réservée à de vraies aides aux innovateurs allant jusqu’au soutien de lancement de produits et services nouveaux.
Dans l’état actuel, notre très belle recherche publique, financée par les contribuables français, européens, profite trop souvent à nos concurrents dans le monde. Presque chaque semaine, j’apprends que des résultats brillants de nos chercheurs, négligés par nos grands groupes, vont être exploités à l’étranger. Et à quoi sert-t-il d’aider la naissance, la croissance de belles entreprises informatiques comme Ilog, ou de sociétés de commerce en ligne comme Prime Minister, si l’un devient américain, vendu à IBM, l’autre japonais ? Parce que la croissance au delà de 500 salariés est extrêmement difficile dans notre contexte. Il faut d’urgence assainir celui-ci et en même temps, agir contre ce qui handicape le plus notre compétitivité : un management des hommes désastreux qui étouffe les créatifs, désespère les talents et méprise les hommes.
P.P.: C’est pour cela que vous donnez en exemple Costco, club d’achat avec un seul entrepôt de vente en 1983, devenu le troisième distributeur aux États-Unis, le huitième au monde en s’appuyant sur des valeurs humaines radicalement différentes de celles de son concurrent, Wal Mart.
A-Y.P. : Cette entreprise mondiale de 150 000 salariés prospère grâce à une politique favorables aux clients attirés par de bas prix et aux salariés fidélisés et motivés par des rémunérations environ 40 % supérieures à celles du premier concurrent. Costco a mieux résisté à la crise des subprimes que Wall Mart .
P.P.: Jim Sinegal, patron de Costco, a limité son propre salaire à 350 000 dollars contre plus 1 million de dollars pour la plupart de ses collègues.
A-Y. P. : En effet, nous citons aussi SAS Institute, une société privée américaine, qui a refusé d’entrer en bourse, pratique les 35 heures flexibles depuis 1976, est aux petits soins pour ses employés, classée n°1 des « entreprises américaines où il fait bon travailler », et fait une croissance annuelle à deux chiffres depuis plus de deux décennies…Il y a aussi en France de beaux exemples d’entreprises économiquement saines grâce à leur management respectueux des hommes, comme la Favi dans le difficile secteur automobile.
P.P.: Vous remettez en question la gestion court-termiste d’entreprises dont les dirigeants cherchent davantage à assurer des bénéfices aux actionnaires et à eux-mêmes que le bien-être des salariés. Ce qui les pousse à délocaliser leurs activités voire même à fermer des activités rentables. « Arrêtons le hold-up spéculatif des financiers » écrivez-vous. L’abrogation en 1999 sous la présidence de Clinton du Glass Steagall Act a aggravé la situation, dites-vous.
A.-Y. P. : Sans doute. Les banques ont disposé de l’énorme masse des dépôts des particuliers et ont pris des risques inconsidérés. Avec l’argent des autres…Les financiers ont pris le contrôle d’une grande partie des entreprises dans les années 1990, en sacrifiant les intérêts des autres parties prenantes au profit des seuls actionnaires.
On nous a bourré les crânes avec des idées fausses, comme l’identification de la valeur d’une entreprise à celles de ses actions ou le culte d’un marché parfait infaillible…alors qu’il n’a jamais existé de marché parfait. Tout cela pour justifier une gestion détruisant sans scrupules l’avenir des entreprises et donc de leurs salariés, fournisseurs, clients, pour maximiser les profits de quelques spéculateurs. Ceux-ci n’ont que faire de la valorisation de l’intelligence collective des personnels, d’où le choix d’un management taylorien d’employés kleenex…
P.P. : Vous pensez qu’un management humain est un atout économique à terme ?
A-Y. P.: Absolument, c’est ce que démontrent les nombreux exemples que nous analysons, de réussites sur 10, 20, 30 ans et bien des études confirment qu’en rendant le travail épanouissant, en lui donnant du sens, on accroît la résilience de l’entreprise et sa capacité à créer de la valeur pour elle et toutes ses parties prenantes. Cela résoudrait bien des problèmes, celui de la compétitivité, donc de l’emploi, mais aussi des retraites : les travailleurs seraient moins pressés de quitter leur activité et les retraites seraient financées par un travail plus long et plus fécond. L’État et les territoires devraient favoriser, au niveau des aides et de la fiscalité, les entreprises sur le critère de leur style de management.
P.P. : Vous menez une croisade contre le taylorisme d’État, que voulez-vous dire?
A-Y. P : Le politique est directement responsable de l’organisation et du management dans le secteur public. Le prochain président aura-t-il le courage de lancer une révolution anti-taylorienne dans l’administration? Aura-t-il la volonté d’intervenir de même là où il est actionnaire, pour réclamer un management respectueux des hommes, qu’ils soient employés, fournisseurs ou clients? Saura-t-il mettre fin à une organisation en silo qui aveugle les directions et morcelle l’intelligence collective?
Voilà des questions que personne ne pose aux politiques, et eux-mêmes ne semblent même pas imaginer qu’elles se posent !
A nous citoyens de leur ouvrir les yeux! Aux actes!