Comme tout métier, le journalisme possède sa propre langue. Ou plutôt deux langues : à la première, quasi immuable, qui, du « chapeau » à l’« angle » en passant par la « chute », décrit les ficelles techniques du métier, s’ajoute une seconde, malléable selon les époques et qui donne l’« air du temps » dans lequel baignent les rédactions. Cette« novlangue » – pour reprendre l’expression de George Orwell dans 1984 – reflète une vraie vision du monde. Petit voyage au pays des salles de rédaction et des mots qu’on y entend à longueur de journée.

Anxiogène. Le terme reflète surtout la propre angoisse des rédacteurs en chef. Certains d’entre eux n’ont de cesse que de traquer ces sujets « anxiogènes » (c’est-à-dire facteurs d’angoisse), qui risquent de faire tant de mal aux lecteurs. La nouvelle règle de base médiatique reprend la formule de Jean-Paul Sartre au sujet du militantisme ouvrier : surtout « ne pas désespérer Billancourt ». Autrement dit, faire du positif à longueur de pages… Dans les féminins, les annonceurs n’hésitent plus à se plaindre si l’on a passé leur page de pub (pour un produit de beauté ou autre cosmétique) à côté d’un sujet « anxiogène ».

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Bac plus huit. C’est l’autre phobie des rédac’ chef : gare au sujet trop « intello », qui va contraindre le lecteur à se prendre la tête, à réfléchir plus qu’il n’est sain. Dans les écoles de journalisme, on inculque cette « idée » que les idées n’intéressent pas les gens, lesquels ne demandent que du « concret » (voir plus loin). Prière, donc, de laisser au vestiaire les sujets « bac plus huit ».

Bon client. Quand on propose un sujet, il faut tout de suite lui adjoindre un ou deux « bons clients ». Autrement dit, ceux que l’on va interviewer pour donner chair à son article. Les qualités du bon client ? Il doit s’exprimer facilement – et sur n’importe quel sujet, si possible -, être photogénique (pour la photo illustrant l’article), « pipole » de préférence, tonique et pas anxiogène (voir plus haut). En option : son aisance devant la caméra (au cas où l’article, repéré par les chaînes, fasse ensuite l’objet d’un « plateau télé »).

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Caster. Vient du franglais « casting », utilisé dans le show-biz pour définir le processus de « sélection des acteurs et figurants d’un spectacle » (Petit Robert). Jadis impensable dans la presse – on partait en reportage et on interrogeait ceux que le hasard mettait sur sa route -, le casting a acquis ses lettres de noblesse dans les rédactions. On définit un profil type (une femme de trente ans, divorcée avec deux enfants, jadis battue par son mari, habitant un quartier sensible, etc.) et on se met en quête du personnage ad hoc (en cherchant, dans la catégorie ainsi définie, un « bon client »…). Quitte à téléphoner aux collègues qui connaissent bien le sujet. Place Publique est ainsi régulièrement sollicitée pour trouver tel profil déjà « casté » par telle rédaction. « En ce moment, on nous demande surtout de trouver des femmes excisées », témoigne une journaliste du Bondy Blog, excédée par ce type de pratiques.

Concret. « Et concrètement ? » : telle est la question obligée de toute interview télévisée. Légitimée par le souci d’éviter la langue de bois, cette injonction au concret tend à devenir un puits sans fond : on n’est jamais assez concret pour l’intervieweur. Et cette soif du concret dérape souvent dans le goût du détail. Au point d’avoir oublié le sens premier du mot : « Dont la consistance est épaisse » (Petit Robert). A peu près l’inverse de ce qu’on désigne aujourd’hui par concret, non ?

Partenariat. C’est un « plus » pour vendre son sujet en interne. Deux types de partenaires sont appréciés : les radios et télés (car on est assuré, dès lors qu’ils acceptent le partenariat, que l’article sera repris dans une émission, donc le journal valorisé) ; et les entreprises, administrations ou grosses ONG qui acceptent d’acheter des exemplaires en nombre. Fragilité financière de la presse oblige, tout ce qui peut réduire le coût de l’information est aujourd’hui précieux.

People. Rien à voir avec le peuple ou les « gens de peu », rassurez-vous ! Non, les « people » (prononcez « pipole ») sont les stars, les princesses, les célébrités… Leur principale vertu ? Ils font « vendre » (voir ci-dessous). Et n’allez pas croire que la « pipolisation » entraîne l’information sur la pente savonneuse de la futilité : on peut tout à fait servir des « people » sur des sujets comme la faim dans le monde ou l’Islam en France…

Sexy. L’une des règles indispensables pour « vendre » (voir encore ci-dessous). Etre « sexy », c’est se montrer distrayant, aguichant, appétissant… Là aussi, la chasse est ouverte : c’est, entre autres, pour n’avoir pas été jugée assez « sexy » que l’émission Saga-Cités – l’une des rares, sinon la seule, à traiter de la vie dans les banlieues – a été supprimée par la direction de France Télévision en juin 2002. A l’inverse, un événement extérieur, poussé à coup de « pipole », peut rendre sexy un sujet qui ne l’était pas du tout. Prenez la situation des tirailleurs sénégalais : totalement ringarde voilà quelques années, cette question est devenue tout à fait « vendable » après la prestation de Jamel Debouzze et autres Sami Naceri dans le film Indigènes.

Vendre. Les aînés doivent se retourner dans leur tombe : voilà l’un des verbes les plus usités aujourd’hui dans les salles de rédaction. Un journaliste attitré (n’évoquons même pas ici le désespérant parcours du combattant du simple pigiste !) doit vendre son idée d’article à son chef de service, lequel la vendra à son tour au rédacteur en chef. Après quoi, l’« éditing » (titres, photos, légendes…) aura pour principale fonction de bien vendre le sujet au lecteur qui, comme chacun sait, « n’aime pas lire ». Qui a dit que c’était de la pub ou du marketing que venait le risque de transformer l’info en produit marchand comme les autres ? Les rédactions y contribuent largement en « vendant » à tout bout de champ…

Au sujet de Philippe Merlant

Journaliste professionnel depuis 1975 (France Inter, L’Equipe, Libération, Autrement, L’Entreprise, L’Expansion, Tranversales Science Culture et aujourd’hui La Vie) et co-fondateur du site Internet Place publique, Philippe Merlant travaille depuis 1996 sur les conditions d’émergence d’une information « citoyenne ». Il a été le co-auteur ou le coordinateur de plusieurs livres collectifs, notamment : Histoire(s) d’innover (avec l’Anvar, Paris, InterEditions, 1992), Sortir de l’économisme (avec René Passet et Jacques Robin, Ivry-sur-Seine, Editions de l’Atelier, 2003) et Où va le mouvement altermondialisation ? (avec les revues Mouvements et Transversales, Paris, La Découverte, 2003).

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