Les médias : entre fascination et défiance
Pour la création d’un Conseil professionnel d’éthique
et de bonnes pratiques
Texte écrit le 30 avril 2004 par Jacques Gautrand *
Les médias jouent un rôle central dans nos démocraties modernes.
Irriguant la vie politique, économique et sociale d’un flux permanent d’informations et d’images, ils sont au carrrefour de tous les pouvoirs. Miroir grossissant de la société ; formidable caisse de résonance qui amplifie les moindres faits et gestes, propos et déclarations, sur la scène infinie de l’actualité ; système de référence et d’influence ; propagateur de modes et de styles de vie ; explorateur de la nouveauté ; éducateur de masse ; créateur de lien social. Immense parc d’attraction, salle de jeux et de spectacles, extraordinaire entreprise de divertissement…
En nous faisant vivre en direct les moments heureux et malheureux de notre monde, les médias contribuent à rapprocher les peuples, à tisser une conscience planétaire, à ébaucher une citoyenneté mondiale.
Mais aussi, ils peuvent exacerber les confrontations culturelles et religieuses ; radicaliser les replis identitaires; banaliser la violence et la barbarie ; normaliser des conduites perverses ; et abuser de leur position d’infuence…
Plusieurs livres, articles et débats récents ont montré du doigt de nombreux abus et dérives dans le fonctionnement du système médiatique : inflation de titres et d’images chocs ; recherche systématique du sensationnel, de l’insolite ou du scabreux ; appel à l’émotion plus qu’à la réflexion, à la dérision plus qu’à la pédagogie ; exacerbation du voyeurisme ; confusion des genres, mélange d’information et de spectacle ; approximations, contre-vérités, complaisance à l’égard de certaines rumeurs ; mise en cause de personnalités ou d’anonymes avant que la Justice n’ait rendu son verdict…
Citons en exemple le traitement de quelques événements : l’affaire Baudis-Alegre ; l’épidémie de SRAS ; la controverse Buffalo Grill ; la secte Raël et l’annonce du «premier clonage humain » ; l’accusation sans fondement du bagagiste de Roissy Abderazak Besseghir ; le cas Thierry Meyssan dénonçant « l’imposture » du 11 Septembre… Sans parler des déboires de la BBC et du New York Times.
Le « grand public » oscille aujourd’hui entre fascination et défiance à l’égard des médias. Certes, de grandes figures de la presse continuent à susciter l’admiration : on l’a vu lors de la disparition de Françoise Giroud ou du grand reporter Patrick Bourrat. Chaque année, des dizaines de journalistes dans le monde payent de leur vie le difficile exercice du devoir d’informer, à l’instar de notre confrère américain Daniel Pearl du Wall Street Journal, aboninablement assassiné en février 2002 au Pakistan. Cinquante et un journalistes ont été tués en 2003 dont seize en Irak…
Dans le même temps, presse et mass-médias suscitent scepticisme , défiance et acrimonie dans le public. Selon le dernier baromètre TNS-Sofres pour La Croix-Le Point (février 2004), près d’un sondé sur deux met en doute la fiabilité des informations rapportées par les différents médias …
La surpuissance des médias, leur omniprésence dans notre environnement quotidien, vont paradoxalement de pair avec un affaiblissement du pouvoir individuel des journalistes : salariés pour la plupart, ou pigistes précaires, ils subissent les contraintes économiques et financières des entreprisess qui les emploient, et sont de plus en plus tributaires des choix éditoriaux de leur hiérarchie.
Pourtant leur responsabilité dans la Cité n’a jamais été aussi grande…
Dans nos démocraties qui reposent sur l’économie de marché, le satut de l’information est en effet ambivalent : il s’agit à la fois d’un « bien public », composante indispensable, constitutive de la vie démocratique ; et aussi d’un « bien marchand », soumis aux lois de l’offre et de la demande…
Pratiquement tous les médias sont tributaires de cette ambivalence, puisque même les rares médias financés par les pouvoirs publics sont soumis à la concurrence du secteur privé.
Dans une société de consommation, très concurrentielle, où les biens et services se caractérisent par une forte obsolescence, informer devient un exercice de plus en plus difficile.
Non seulement les technologies numériques ont bouleversé les conditions matérielles de « production » de l’information, mais les nouveaux médias « on-line », liés à l’essor du câble et de l’Internet, remodèlent le format et la nature de l’information .
Plusieurs « tendancess lourdes » sont aujourd’hui à l’œuvre et transforment en profondeur l’exercice du métier d’informer.
1. Le modèle économique dominant.
Comme toute entreprise privée, les médias doivent conquérir et fidéliser toujours plus de « clients » : lecteurs, auditeurs, téléspectateurs sont la cible de techniques marketing de plus en plus sophistiquées afin d’accroître l’audience. Cet impératif est lié au modèle économique dominant : il faut attirer des annonceurs car l’équilibre financier de la majorité des médias dépend largement de la publicité et du sponsoring.
La publicité elle-même, omniprésente, mobilisant de très nombreux professionnels, est devenue un média à part entière.
Cette recherche de l’audience maximum, lorsqu’elle devient l’unique objectif, entraîne un appauvrissement des contenus, une standardisation systématique de la présentation de l’information.
A l’instar de ce qui se passe dans l’industrie et les services, les médias sont soumis à la loi de la concentration, liée à la recherche d’économies d’échelle : le rachat mi-mars de la Socpresse-Figaro et du Groupe Express-Expansion par le Groupe Dassault nous en fournit une nouvelle illustration…
De plus en plus, les médias appartiennent à des conglomérats qui intègrent presse écrite, édition, radio, télévision, multimédia, entertainment… à l’instar des géants mondiaux AOL-Time Warner, News Corp-Fox, Disney-Comcast, GE, Bertelsmann-RTL, Sony, etc.
Dans ces conditions, il devient de plus en plus difficile à des éditeurs idépendants de se maintenir à flot et de faire entendre leur différence.
Or la diversité des médias est la garante de la liberté d’expression et d’information.
2. Nouvelles technologies et tyrannie de l’urgence.
La révolution des télécommunications et du numérique a engendré la production de l’information on-line, avec l’obsession du « temps-réel ». La multiplication des chaînes d’info continue, des canaux (câble, satellite, multimédia), le développement fulgurant d’Internet, soumettent les médias à la tyrannie de l’urgence. Si la rapidité a toujours été un impératif de la presse (comme le souligne son étymologie !), la fiabilité de l’information est une exigence tout aussi essentielle. Or il paraît bien lointain le temps où l’on demandait aux journalistes de certains quotidiens de vérifier les dépêches d’agences avant d’en publier l’info…
De nombreux sites Internet diffusent instantanément dépêches et informations diverses – rumeurs comprises – sans travail préalable de recoupement, de décryptage, d’explication.
Parallèlement, les services et agences de communication, dotés de moyens considérables – parfois supérieurs à ceux de certaines rédactions ! – émettent un flux croissant de données, communiqués, dossiers, études, sondages, documents, vidéos, etc. lesquels inondent les journaux à seule fin d’être reproduits tels quels…
Loin de « réduire l’incertitude » – une de ses définitions – l’information est devenue une denrée hautement obsolète. Il faut produire sans cesse de la nouveauté. D’où la recherche effrénée de « scoops », de révélations, d’insolite… Il faut être le premier à « balancer » l’info, parfois sans procéder à un minimum de vérifications (règle de base de la profession). Cette course contre la montre conduit à des « sorties de route » comme l’affaire du «départ d’Alain Juppé » malencontreusement annoncé sur France 2.
Instantané, flash, digest… le format de traitement de l’information devient lui même de plus en plus court, réduisant les grands médias à une fonction de « robinets à nouvelles ». Cette compression excessive (un sujet de journal télévisé dure en moyenne 1 minute et 15 secondes ) se fait généralement au détriment de la pédagogie, de l’analyse, de la mise en perspective.
3. La difficulté à rendre compte de la complexité.
Alors que les problèmes de la société et du monde deviennent de plus en plus complexes, sinon techniques, les médias, notamment audiovisuels, dans un souci de toucher et de captiver la plus large audience, tendent à la simplification. Ils privilégient souvent le raccourci, la présentation choc au détriment de l’exposé pédagogique. Quand ce n’est pas la caricature ou la dérision qui l’emportent dans le mode de traitement des sujets (cf. le succès des « Guignols » sur Canal Plus qui finissent par « canibaliser » la réalité de leurs modèles).
« Plus le monde est complexe, plus le média-monde tend au simplisme », relève Roger de Weck, ex rédacteur en chef de Die Zeit (dans Les Echos). Par facilité autant que par manque de recul, les médias personnalisent à outrance les problématiques, simplifient les enjeux en mettant en avant des personnalités emblématiques, en « starisant » des personnes qui « passent » bien à l’antenne (cf. José Bové ou Tariq Ramadan) sans qu’elles n’aient vraiment d’autre légitimité que leur « médiagénie ». Ce sont souvent les mêmes figures ou « experts » (ces fameux « bons clients » selon le jargon de la profession) que l’on retrouve au même moment d’un média à l’autre, par mimétisme, contagion, ou par paresse…
4. Mélange des genres et marketing de l’émotion.
La recherche de l’audience maximum a pris le pas sur l’indispensable mission d’information, d’éducation et de formation du citoyen. Il faut vendre du papier, faire de l’Audimat : distraire (ou choquer) tend à devenir plus important qu’informer !
On assiste à une dérive marketing de la plupart des grands médias, lesquels privilégient les sujets les plus « vendeurs», racoleurs ou attrape-pub ( sujets people, sexe, forme, beauté, régimes, stress ; dossiers salaires, immobilier, patrimoine, shopping, cadeaux, etc.). Il suffit de regarder les couvertures des magazines dans un kiosque ou les sujets des grands talk-shows en prime-time pour constater que cette dérive est malheureusement générale.
On s’adresse davantage à l’émotion qu’à la raison, en sollicitant les pulsions, en attisant les peurs paniques (Vache Folle, SRAS, légionellose, maladies nosocomiales, grippe aviaire…), en flattant les fantasmes, le voyeurisme, le narcissisme des individus…
Les médias audiovisuels ont « popularisé » et banalisé le mélange des genres : l’ « infotainment », il s’agit d’une hybridation pernicieuse du spectacle, du show, et de l’information. Dans le traitement des grands débats politiques et des enjeux de société, leur mise en scène (décor, éclairage, rythme, cadrage, montage, musique, etc.) finit par occulter le fond du sujet. Tout est ramené au plan de l’émotion, du pathos, de la réaction épidermique, de la petite phrase, de la mimique, ou de la dérision…
5. Un fonctionnement « autoréférentiel ».
La première source d’un média, ce sont les autres médias : à commencer par les grandes agences d’information : AFP, Reuters, Bloomberg, Dow Jones… Ainsi que les banques d’images internationales où les télés puisent en permanence leurs sujets.
La presse est fortement « autocentrée », « autoréférentielle ». En raison des impératifs de l’urgence, de la concurrence acharnée, elle a tendance à fonctionner en vase clos, de façon mimétique, en reprenant, amplifiant, «brodant » sur les infos prélevées sur d’autres titres. Ainsi, il est courant que le Journal télévisé du soir fasse son « ouverture » à partir de la Une du « Monde » ou du « Canard Enchaîné » ; ensuite les autres chaînes et médias s’emparent du sujet, puis les radios et la presse du lendemain matin reviennent dessus ajoutant leurs comentaires, « comme une vache qui ruminerait sans fin » selon la métaphore de Roger de Weck qui souligne :« les médias vivent dans un monde artificiel, autoréférentiel, à l’image de « Loft Story » : un événement auquel nombre de médias accordèrent plus de place que des événements rééls »…
Ce nombrilisme aigu risque de couper les médias des véritables préoccupations des citoyens et d’attribuer à un public fantasmé les souhaits, les goûts, les envies et les humeurs qui sont en réalité ceux du microcosme médiatique : cette attitude influence les choix de programmation et de sujets, au motif que le public en redemanderait…
Il en résulte une uniformisation dans le choix des sujets traités, dans les thèmes médiatisés, ainsi qu’un « formatage » mimétique dans la façon de les traiter.
Les grands médias, notamment audiovisuels, se focalisent tous en même temps sur les mêmes événements et oublient aussitôt les grands sujets de l’avant-veille: on ne parle plus du Kosovo, du Rwanda, de l’Afghanistan, de la Tchétchénie, des inondations, du trou d’ozone, etc. Un événement non médiatisé n’accède pas à l’existence pour le grand public. Tandis qu’un événement sur-médiatisé (cf. l’affaire Raël de décembre 2002) prend immensément plus d’importance qu’il n’en a dans la réalité…
En guise de conclusion
Face à ces évolutions, on peut baisser les bras et dire : c’est ainsi.
Mais laisser les choses en l’état, c’est prendre le risque d’un discrédit croissant des médias dans l’opinion publique ; ouvrir la voie à des dérives populistes faisant des journalistes les boucs émissaires commodes des dysfonctionnements du système : « c’est la faute aux médias ! »
On peut laisser à d’autres, dont les intentions ne sont pas forcément ingénues, le champ libre pour rallier à leurs thèses une partie de l’opinion publique.
Ainsi certaines organisations proches de l’association ATTAC et de la mouvance altermondialiste ont décidé de lancer un « Observatoire des médias », estimant leur point de vue insufisamment relayé, et souhaitant sans doute stigmatiser les titres jugés trop complaisants à l’égard du libéralisme.
C’est pourquoi il est urgent que la profession elle-même se mobilise autour d’une réflexion sur l’éthique du métier d’informer.
Car il ne peut y avoir de liberté d’informer sans une responsabilité d’informer.
Il est indispensable de réhabiliter la fonction de la presse et le rôle de professionnels de l’information dans notre société.
D’autant plus que ce secteur continue de fasciner et d’attirer de nombreux jeunes.
La place et le rôle des médias dans la société doivent être reconnus comme un enjeu central de la vie démocratique et citoyenne.
Trop de responsables du monde politique et économique affichent à l’égard de la presse une attitude soit condescendante, soit cynique, en estimant qu’« il faut faire avec », voire qu’il vaut mieux « se mettre les journalistes dans la poche »…
C’est pourquoi je suggère la création d’un Conseil professionnel d’éthique et de bonnes pratiques.
Composé de journalistes professionnels, d’éditeurs, de producteurs et de personnalités qualifiées et reconnues – des « sages » – il s’attacherait à suivre attentivement les évolutions de la presse et des médias et engagerait une réflexion de fond sur les conditions d’exercice du métier d’informer.
Il ne s’agirait pas d’un nouvel « Ordre professionnel », à l’instar des avocats ou des médecins, encore moins d’une instance de contrôle et de censure, mais d’un véritable Conseil Consultatif au service de la profession et du public.
Il pourrait être saisi par le public, par les journalistes bien sûr, et par tout citoyen, comme par toute association, chaque fois qu’un dysfonctionnement serait perçu.
Ce Comité émettrait des avis et des recommandations ; il pourrait, en cas de besoin, mener des missions de médiation. Il publierait des études ; réaliserait, sur demande, des audits.
Il aurait naturellement vocation à promouvoir et à faire connaître toutes les initiatives, en France comme à l’étranger, permettant de renouveler la liberté et la responsabilité d’informer aujourd’hui.
*Jacques Gautrand, journaliste indépendant, consultant, est membre du Press Club. Il est l’auteur d’un essai sur les mass-médias : « L’Empire des écrans », Editions Le Pré aux Clercs, 2002.
Il est également le créateur et animateur de www.Consulendo.com
Courriel : jgautrand@peoplepc.fr