Interview de Philippe Herzog, député européen, Directeur de » La lettre de Confrontations «
– L’Europe sociale existe-elle ?
L’Europe sociale avec un droit social est en panne. Il n’y a pas de projet social ni politique commune sur ce point en Europe. Chaque pays surveille sa politique, développe sa propre stratégie nationale et essaye de se calquer sur les décisions communes. Au sommet de Lisbonne, qui fut un round puissant de libéralisation, qui a vu la politique européenne de la France ? Personne. Blair et Aznar, les plus libéraux de tous, étaient en pointe. On a parlé pour 2004-2005 de grand marché intégré sans accord sur la fiscalité, donc avec possibilité pour certains pays de continuer à faire du dumping social. Et même s’il y a des divergences d’appréciations ou de méthodes, les gouvernements affichent une convergence d’intérêts vers la flexibilité de l’emploi, la financiarisation des entreprises. A quoi finalement s’est résumé le sommet de Lisbonne sur le plan social ? A l’impératif de mettre tout le monde sur Internet en 2005 et de livrer l’ensemble au e-commerce. Le contrôle de l’entreprise fout le camp. Elles se vendent par appartement. Il n’y a plus de sujet de l’entreprise. Cette Europe s’engage sur le marché mondial et financier sans politique sociale. Pour faire passer la pillule, on a affiché le plein emploi pour 2010 et une croissance stable à 3%. Pour les dirigeants des pays d’Europe, la croissance semble suffire à elle seule comme stratégie politique. Plus besoin de parler des préoccupations sociales puisque, soit disant, tout va bien avec la croissance.
Comment voyez-vous l’Europe de demain ?
Mon propos se veut politique avec le souci de dégager des chemins de la citoyenneté à partir de l’économie. Les Européens aspirent à défendre leurs valeurs et leurs modes de vie. Ils doivent également saisir les occasions offertes par les mutations. L’ambition est de créer une véritable société européenne. Classiquement, les stratégies se fondent sur des votes à la majorité. On installe un sujet politique au sommet et on fabrique une démocratie européenne à partir de là. On met le toit avant l’édifice. La démocratie ne se limite pas à choisir des bons représentants vertueux mais de définir un vrai sujet politique européen. Les responsables se préoccupent de rendre les institutions européennes plus légitimes et de concevoir un gouvernement de l’Union efficace. Mais ils se trompent de méthode en posant le toit avant de construire l’édifice. L’enjeu est de taille, il s’agit de donner sens à l’Union européenne et d’œuvrer pour une société civile internationale capable d’ouvrir un débat public sur les finalités, c-a-d sur les valeurs de liberté, de fraternité et de développement durable. Les finalités ce n’est pas le plein emploi cher à Fitoussi qui pense qu’il faut d’abord s’atteler à la quantité pour ensuite s’occuper de la qualité. Il faut d’abord travailler sur la qualité avant de se pencher sur les moyens.
A vous croire , nous ne sommes pas sur le bon chemin…
Je ne cache pas que ma vision de la situation politique actuelle de l’Europe est très noire. La solidarité va à reculons. Je ne suis d’ailleurs pas sûr pour ma part qu’on aille vers une croissance durable. Quand bien même cela serait, cela s’accompagne d’une crise de société qui se manifeste par la souffrance au travail et par l’insécurité de l’emploi.. Quoi qu’il en soit, ce qui se passe actuellement témoigne du degré zéro du débat public. On ne mobilise personne sur un objectif ambitieux. Et la citoyenneté européenne reste en retrait. De même l’identité intéressante d’entreprise européenne a disparu de l’agenda au sommet de Lisbonne. Cela nous conduit vers des tensions sociales graves. A l’époque de la mondialisation, si on n’arrive pas à s’entendre sur des enjeux de solidarité, alors on est sur de mauvais rails. Le marché a besoin de règles prudentielles. Enfin, l’élargissement d’une Europe à quinze, qui a déjà du mal à se gouverner à une Europe à 25, dont les frontières ne sont pas définies, fait partie des contradictions auxquelles nous sommes confrontées. D’autant que les pays qui réclament leur adhésion ne sont pas tous en état d’être des sujets politiques.
Concrètement, quels sont les chantiers à mener ?
Premier chantier : la redéfinition du modèle du travail. Nous avons été handicapé par un fond idéologique. Les hommes souffrent au travail mais personne ne veut attaquer de front cette question. Sur ce plan, le rapport Supiot était remarquable mais il n’a pas eu d’application. Autre chantier : considérer que des choses comme l’information, la circulation et l’environnement sont des biens publics. A la logique du » tout marché « , il faut opposer la constitution de biens publics transnationaux Exemple: le fer-routage européen. C’est un bien public européen sur lequel il faut travailler. La maîtrise du système financier mondial est également un enjeu d’importance. Quand Peyrelevade dit : interdisons les OPA hostiles, tout le monde s’en fiche. C’est pourtant ce qu’il faut faire. On fabrique une bombe à retardement dont on ne maîtrise pas l’impact. L’actionnariat salarié est un sujet compliqué qu’il faut regarder de plus près. Le contrôle des salaires dans un contexte mondial, cela pose des questions difficiles. Il y a aussi la question du projet culturel. A Seattle, l’Europe a parlé d’exception culturelle Mais quand vous rentrez en Europe, on ne traite la culture que sous l’angle du marché. Après on s’étonne que les produits américains circulent dans les hypermarchés alors que les produits européens ne circulent pas entre eux. Nous ne partons pas de rien. Le dialogue social et le droit social européen existent. Les fonds structurels et le coordination des politiques nationales sont des réalité. Mais il faut aller plus loin et dépasser la césure actuelle entre le social et la régulation de l’économie.
Propos recueillis par Yan de kerorguen