« Elles » et « nous »
Quelle jolie image que ces « filles à foulard » avec ou sans poussette, avec ou sans « copines sans foulard », avec ou sans banderoles, avec ou sans mari. Elles se sont bien amusées avec des slogans drôles et pertinents : « un foulard, une voix » ; « hommes et femmes de conscience, respectez les différences » ; « citoyennes engagées, citoyennes émancipées ». Trois heures de marche bon enfant et des manifestants tellement « intégrés » qu’ils utilisent un outil parfaitement démocratique pour contester en toute simplicité le projet de loi sur la laïcité. Jusque là tout va bien.
Le seul point noir de cette après-midi à Lille c’est que je devais être à peu près la seule « blonde » du cortège. Où étaient les « compagnons de route », les champions du dialogue interreligieux, les défenseurs des droits de l’homme, les parents d’élèves de la grosse fédération, les ligueurs de l’enseignement, bref les membres ou sympathisants des organisations qui ont exprimé leur désaccord au projet de loi ? Je ne sais pas… Peut-être qu’ils réfléchissent pour ne pas agir dans la précipitation et je comprends parce que le contexte est pour le moins délicat. Mais en marchant aux côtés de femmes que je ne connaissais pas, qui sont spontanément venues me parler, je pensais déjà à l’image dévastatrice de cette manifestation si « monolithiquement arabe et musulmane » et j’avais l’impression d’entendre tomber les voix dans les escarcelles extrémistes de tout bord.
Nous avons l’habitude de l’utilisation de l’image (et je n’ai pas encore écrit « manipulation »). Ces images-là vont renvoyer un message de « communautarisme » comme si la dénonciation de ce projet de loi ne concernait que les adeptes de l’islam et pas l’ensemble de la société française. J’ai eu peur en marchant de voir toute cette énergie protestataire et sympathique récupérée à cause des images. Récupérée par d’habiles stratèges politiques qui vont les brandir pour montrer « qu’ils descendent en force dans la rue pour défier la république ? Pour illustrer la volonté conquérante des islamistes : vous vous rendez compte, ils s’approprient la Marseillaise ? » Faut-il rappeler que les mêmes avaient hurlé aux loups quand elle avait été sifflée au stade de France ?
Je crois bien que les mêmes continuent depuis 15 ou 20 leur rengaine sur l’intégration. Moi je trouve qu’une « fille à foulard » qui chante à pleins poumons la marseillaise est drôlement bien « intégrée ». Et que si elle veut participer à la société dans laquelle elle vit, elle est doublement « intégrée ». Pire, elle devient « citoyenne », acceptable quand elle reste du côté de l’ordre et de silence, provocatrice quand elle ose contester. Je ne suis pas nécessairement d’accord avec elle mais je lui reconnais le droit et la légitimité de faire des propositions, même si je les combats. On appellerait ça une attitude démocrate, non ? Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites mais je me battrai pour que vous puissiez vous exprimer…
Ces images seront certainement aussi récupérées par les extrémistes musulmans qui se frottent les mains dès que le mélange social, culturel, politique, puis-je dire ethnique, semble disparaître.En marchant, je pensais à ce gâchis : des femmes en appellent aux valeurs de la république et de la laïcité pour réclamer une liberté qui leur sera peut-être enlevée au nom même de ces valeurs. Triste paradoxe que cette manif qui pourra donner l’impression d’un regroupement communautaire alors qu’elle veut exprimer l’exact opposé. La volonté des uns, l’indifférence des autres, le manque de courage ou l’attentisme finissent par converger.
Et que dire de l’image de femmes en marche et entourées comme toujours dans les manifestations par un « cordon de sécurité » composé de leurs maris, de leurs pères, de leurs frères, de leurs amis ? Anodine et même traditionnelle, elle prend tout de suite un autre sens quand le rassemblement est musulman. Les bonnes âmes qui veulent faire le bonheur des musulmanes dénonceront encore leur mise sous tutelle masculine…
Je dois préciser que mon problème, aujourd’hui, n’est plus ni le foulard à l’école ou ailleurs, ni l’islam dans son rapport avec les femmes. Il est dans la dynamique « excluante » qui se met en place. Il y aurait « elles », d’autant plus suspectes qu’étant définies comme soumises ou aliénées elles se retrouvent à manifester. Et puis il y aurait « nous ». Les autres. C’est exactement ce que recherche ceux contre qui nous manifestons. Au-delà d’être pour ou contre la loi et le port du voile, c’est une conception de société qui se dévoile. C’est l’unique raison qui m’a poussé à marcher avec elles.
Cette marche qui aura peut-être un effet boomerang est un premier sursaut affectif. Peut-être maladroite, elle était touchante parce que de bonne foi. Maintenant doit commencer le travail de fond. Alors, j’ai pris les coordonnées de ces associations de musulmanes pour organiser des rencontres avec d’autres femmes, en tous cas avec celles qui accepteront d’échanger et de dialoguer pour mener des réflexions, pour imaginer des actions en commun, pour que nous définissions des priorités, pour que nous vivions toutes mieux et ensemble en France.
Et comme je suis une optimiste et que j’ai rencontré des femmes qui faisaient leur baptême de manif, je me dis qu’une étape vient d’être franchie, que les unes et les autres, avec ou sans foulard, de gauche ou de droite, nous nous retrouverons sans doute à marcher pour d’autres causes : la défense de l’école publique, contre le nucléaire, pour l’annulation de la dette du tiers-monde ou contre la fermeture d’une classe d’école primaire.
Nathalie Dollé est membre du collectif des « féministes pour l’égalité »