Une 3 ème voie: la démocratie d’initiative

Quel est le régime le plus juste, s’interroge Aristote, dans son texte La Politique ? C’est le régime ouvert à la diversité qui attribue à chacun la même faculté à raisonner, régime dont la constitution leur donne la liberté en partage. C’est en additionnant les rationalités de chacun d’entre eux que l’on peut obtenir une rationalité collective. Prônant l’égalité dans l’organisation de la cité, ce régime implique l’égalité des droits politiques. La démocratie est un tel régime, soit le gouvernement de chacun par tous et de tous par chacun, au service de l’intérêt général, à tour de rôle. Telle est à peu près la façon de voir du père fondateur de la logique et de l’éthique. Mais ce qu’Aristote ne mentionne pas, c’est que ce régime est aussi le plus exigeant et le moins simple à assurer. La démocratie est un espace politique nécessaire et impossible à la fois, soutient Hannah Arendt qui a fait de cette question le cœur de sa pensée. Fragilité de la notion qui provient de l’ambiguité de sa définition, en tant que lieu de coexistence entre identité et altérité, entre unité et altérité. La démocratie est l’unique régime qui laisse l’étranger se tenir au plus près du monde commun, à sa lisière, en le laissant conserver la plus grande part possible d’une altérité qui devra forcément se laisser réprimer pour intégrer ce monde. Ce lieu inconfortable occupé par la démocratie peut sembler très exigu. Dans la logique arendtienne, il s’agit finalement du seul lieu possible qui soit politiquement unanimement reconnu comme référence, mais dont il faut souligner l’équilibre précaire et l’ambiguité de l’adhésion.

Seulement quatre pays dans le monde ne se définissent pas comme des démocraties. Tous les autres revendiquent cette qualité.

S’engager

 

Les bouleversements que connaissent nos démocraties : populisme, dérives autoritaires, radicalisation des extrêmes, démagogie qui donne aux masses l’illusion qu’elles gouvernent, désenchantement des citoyens, tous ces mouvements sens dessus dessous, appellent un engagement des individus. La démocratie est exigeante. Sans l’affirmation des citoyens dans la cité, elle risque l’anémie. Sans réinterroger le lien entre pensée et action, il n’y a pas politique possible et c’est la désolation qui s’installe, décourageant tout engagement. Sans doute convient-il de s’appuyer sur la lecture de Nietzsche pour saisir de quel bois se chauffe l’engagement. Colère, résistance à la morale religieuse et à « la moraline », la révolte de l’auteur de Zarathoustra ne triche pas. Bien que brutal et dans la démesure, son engagement est pur. Il ne fait pas semblant. Il inspire. Que dit Nietzsche ? Que l’engagement ne souffre point le masque ou le vernis. S’engager est un acte de sincérité. Acte intense, entier, voici qui donne le ton. Les anciens Grecs cultivaient la « parrhèsia », cette forme d’audace dans le verbe qui leur procurait la faculté de parler librement de tout et de proférer publiquement ce qu’ils estimaient juste, quoi qu’il en coûtât.

Si le terme d’engagement renvoie au premier abord au militantisme ou à l’activisme, son sens étymologique renvoie au fait de s’investir en « donnant sa personne en gage » sans se soucier du risque à prendre. Etre engagé, c’est être prêt à assumer un acte qu’on n’est pas obligé d’accomplir. Cet acte traduit un sentiment de liberté qui permet de passer de l’indignation à l’action. Pour être engagé, il faut faire don de son temps, parfois mettre en jeu son honneur, «  se salir les mains » dit Jean-Paul Sartre (in Les mains sales. 1948) pour qui l’engagement déloge la posture afin d’habiter la responsabilité. De son côté, Hannah Arendt rattache la notion d’engagement au fait de se sentir capable d’initiative nouvelle. Se référant à Saint Augustin, elle avance que seul l’homme est capable d’initier des processus inédits.

 

Mais pas de commencement du monde commun sans l’exercice de la pensée, ajoute-t-elle, pas de commencement sans s’évertuer à penser l’événement et ce qui nous arrive. « Initium ut esset, homo creatus fuit » écrit Saint Augustin, ce qui veut dire : « l’homme a été créé, pour qu’il y ait du commencement ». Autrement dit, c’est l’engagement et le rapport à l’histoire qui apporte à l’homme… son humanité. Et Hannah Arendt reprend : « C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle. Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le travail, par la nécessité, nous n’y sommes pas engagés par l’utilité comme l’œuvre » ( La condition de l’homme moderne).

Parler d’engagement aujourd’hui ne vise pas si haut l’exigence humaniste. Les engagements s’intéressent surtout à la méthode. A quelques exceptions près, ils préfèrent le collectif à l’individuel, le pluriel au singulier. Comment changer la politique, faire bouger les marges et inciter les politiques, les décisionnaires à prendre leurs responsabilités sur des dossiers très concrets ? Les débats publics nationaux, la démocratie participative, les forums internet, la pression sur les élus, la manifestation sur la place publique, autant de démarches vouées à faire bouger le débat dans la cité. L’objectif est d’activer une citoyenneté capable d’influer plus directement sur les institutions et les partis et de combler la panne de représentation si souvent blâmée. Dans les pays où la tradition démocratique est malmenée ou lorsque cette dernière est en panne de débat, la question de l’engagement se pose en des termes plus spontanées et radicaux. Le changement de gouvernement est souvent l’objectif central. La prise de pouvoir ou l’insurrection peut-être l’objectif ultime. Dans « La politique à l’épreuve des émotions » (2017), Presses Universitaires de Rennes, Christian Le Bart décrit ce qu’il appelle « la montée de l’égopolitique », avec d’un côté ; « des citoyens qui ne comptent que sur eux-même. Ils se tiennent à l’écart des syndicats et partis, et misent sur le fait de se rendre visibles par des actions d’éclat, et de l’autre côté; des responsables politiques égocentrés qui utilisent la surexposition médiatique et l’émotion pour surfer sur les mouvements sociaux ». Il reste bien difficile de surmonter la défiance entre des partis se préoccupant de leur survie et une opinion soupçonneuse. Pourtant, qu’on s’en plaigne ou qu’on s’en satisfasse, la représentation parlementaire reste l’un des piliers de la démocratie.

Dans un monde soumis aux incertitudes politiques, économiques et environnementales, la recomposition de l’espace publique reste donc le principal défi. En réalité, la démocratie n’est plus seulement un rendez-vous électoral régulier entre les citoyens et leurs représentants surtout quand on prend la mesure des fractures qui s’accentuent entre eux. « La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement un bulletin dans l’urne et à déléguer les pouvoirs à un élu puis à se taire pendant cinq ou sept ans » écrit Pierre Mendès-France dans son livre sur La République moderne (1962). Pas plus peut-on se suffire d’une participation des citoyens intervenant ponctuellement et directement dans le processus de délibération en soumettant en continu leurs expérimentations, initiatives et propositions à l’ensemble de la société. Sont visés ici les syndicats ou associations engagés dans l’impulsion de mouvements sociaux conflictuels avec les pouvoirs, qui pourraient initier des contre-pouvoirs délibératifs, n’ont pas forcément le désir, la confiance face aux forces dominantes ou les compétences nécessaires pour s’engager dans une logique tournée vers la recherche de l’entente autour de principes communs. Au plus, pouvons-nous imaginer un système démocratique augmenté, coopératif, assurant une conversation continuelle entre le peuple et les institutions représentatives.

La médiation citoyenne

 

Pour Hannah Arendt, seule l’homme d’action et de parole donne sens à son engagement, seul l’homme d’initiative sait comment concilier efficacité et intérêt général et participer à l’élaboration de la décision, à sa mise en œuvre. C’est à force d’expérimentations, de discussion et de débat que le monde de « l’être citoyen » dont parle Arendt, celui qui est capable d’exposer sa vie aux risques de la vie publique, est susceptible de transformer la cité. Mais pour se débarrasser des illusions mortifères promises par les actions utopiques du siècle dernier, le ressort de l’engagement exige plus de clarté, plus de connaissance, plus de discussion. Aussi bien la référence à la conversation de Montaigne, celui qui a su ramener la pensée à l’individu concret est-elle utile .

 

Comment les discussions citoyennes peuvent-elles engendrer l’entente ou l’agrément? Par les médias certes. Encore faut-il que ces derniers assument leur rôle d’information. Or ces derniers sont souvent mis en doute par l’opinion. Le débat citoyen trouve un espace privilégié dans les instances de délibération ou « Médiation citoyenne » sur la place publique. L’objectif de la médiation citoyenne est de transformer les contradictions et à rechercher des régulations ou des compromis pour éviter que les contradictions ne tournent en conflits inextricables. Ces solutions sont éprouvées, par exemple, dans les procédures de conciliation de justice, dans les Comités éthiques, dans les Conseils citoyens, lesquels ne trouvent pas forcément de débouchés encore significatifs pour diffuser les modèles qu’ils définissent. Ainsi, la participation des citoyens au débat technique ou savant se présente comme le point faible de la construction d’une démocratie cognitive. Pour répondre aux questions soulevées par les progrès de la science et de la technologie se sont développées des procédures « hybrides » permettant de redonner la parole à ceux qui ne l’ont pas et de réfléchir à des dispositifs d’ action mesurée. Autour de ces forums trop rares se construisent pourtant, peu à peu, des savoirs et des identités à partir de l’insuffisance de la démocratie du vote. Avec l’apparition de processus de concertation que sont les Conférences de consensus ou Conférences de citoyens, mis en place en France depuis la fin des années 90, la citoyenneté expérimente des pratiques démocratiques de participation des citoyens au débat public qui peuvent s’avérer fructueuses. Ces forums mixtes réunissant des experts divers et des citoyens ordinaires autour de questions politiques ou sociétales complexes et controversées forment un espace de démocratisation de la démocratie encore à améliorer. Dans ce schéma encore à affermir, les citoyens et plus largement les consommateurs sont éclairés et dépassent le stade de la vulgarisation. Ils n’exigent pas seulement de comprendre les données d’un problème qu’il soit social, culturel ou économique, ils s’affirment plus ambitieux en souhaitant être impliqués dans des processus de décision de politique. Mais ils offrent aussi un modèle pour la discussion publique sur les grands enjeux de société. Dans son ouvrage « Faire tomber les murs entre intellectuels et politiques » (Fayard.2017), Agathe Cagé, explique comment créer davantage de ponts entre les travaux scientifiques et la décision publique. Il faut, indique-t-elle, valoriser, dans la carrière des chercheurs, la participation au débat citoyen, multiplier et faciliter les passerelles entre toutes les formations, à tous les âges de la vie. Bref, il importe de recréer du « nous »

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Démocratie d’initiative

 

Le chercheur Dominique Bourg propose d’y adjoindre ce qu’il appelle la « 3 ème chambre », soit une Conférence citoyenne dont le rôle serait d’émettre des recommandations et permettre ainsi au débat public de prendre une forme nouvelle en inventant des lieux et des processus d’initiative citoyenne. Pourquoi pas en créant comme le propose Laurent Berger du syndicat CFDT des états généraux et en lançant des cahiers de doléances ?

Le terme de « conférence » n’est pas nouveau. Il désignait au XVIème siècle une conversation (terme employé dans notre traduction moderne) ou une discussion plutôt qu’un exposé fait en public. Montaigne, grand orfèvre en la matière, est un des premiers à parler de « conférence ». Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, dit-il, est de rechercher « plutôt la société de ceux qui me secouent que de ceux qui me craignent, car c’est un plaisir fade et nuisible que d’avoir affaire à des gens qui nous admirent et nous cèdent la place ». Dans son esprit, c’est un art de conférer. C’est aussi une conversation entre amis, un débat en bon ordre, une communication orale, une joute pour atteindre la vérité. Il faut lire ici le Livre III de ses Essais, chapitre 8  « Sur l’art de la conversation ». « Nous voyons bien, dit-il, qu’il n’est rien qui nous rende aussi vulnérables à la contradiction que l’idée que nous avons de notre supériorité vis-à-vis de l’adversaire et le mépris que nous avons pour lui : il nous semble normal que ce soit plutôt au faible d’accepter de bon gré les critiques qui vont le réformer et le corriger. Ainsi les contradictions dans les jugements que l’on porte ne m’étonnent pas, elles ne me gênent pas. Elles éveillent seulement mon attention, et me donnent à penser./…Nous n’aimons guère la critique, et il faudrait au contraire la rechercher et s’y soumettre, quand elle se présente sous la forme de discussion et non de discours magistral. Quand on rencontre une opposition, on ne se demande même pas si elle est fondée, mais comment s’en débarrasser, à tort ou à raison. Au lieu de lui tendre la main, nous lui sortons les griffes. » (traduction en français moderne de Guy de Pernon).

Ces concertations mixtes sont les indices d’une nouvelle donne qui redonne de la vigueur à la dialectique. Elles remettent largement en question le partage entre spécialistes et profanes, ainsi que la coupure entre le citoyen et son représentant traditionnel. Les riverains d’une rivière polluée, les consommateurs de viande de boeuf, les femmes enceintes du canton de La Hague, les générations futures qui recevront en héritage des stocks de déchets nucléaires, interagissent dans des dispositifs innovants qui laissent davantage de place à la pluralité des savoirs. En créant des configurations sociales parfois improbables, en redonnant tout son sens à la contradiction, ces concertations et autres conférences citoyennes permettent un renouvellement des procédures démocratiques. Alors que l’insuffisance du politique est de plus en plus patente, on peut entrevoir ici les voies d’un véritable dépassement vers une démocratie cognitive indispensable pour répondre aux défis écologiques, numériques et sociétaux. Avec ces discussions ouvertes, voilà offerte la capacité pour chacun de se mettre à la place de l’autre, d’ouvrir son champ de vision. Il ne s’agit plus d’être seulement  engagé, mais aussi de contribuer à clarifier le débat public en mettant en discussion le rapport de l’un à l’autre et de réfléchir en commun. C’est l’événement qui par sa singularité pousse à faire l’histoire.

L’association « Initiative citoyens en Europe », créée en 1989, au moment de la chute du mur de Berlin, a jugé qu’il était impossible, à la suite d’un tel événement, de ne pas s’engager dans un processus de rencontre avec l’autre, entre citoyens des pays ex-communistes et citoyens d’Europe de l’ouest. L’objectif de cette association ? Inventer une nouvelle citoyenneté européenne fondée sur la raison partagée, à travers une activité de colloque et d’action sur le terrain. La raison partagée permet d’éviter l’intimidation dont abuse la raison pure kantienne, fixée dans le socle de l’intangible. Nous voilà proche de la culture du compromis dont nous avons esquissé la nature au début de ce chapitre. Pour discuter raisonnablement, il faut pouvoir imaginer le point de vue de l’autre, accorder une légitimité à sa parole, soutenir la mobilité de sa pensée, soutient l’historien Michel de Certeau, dans ses travaux sur l’altérité. D’où la nécessité d’envisager une voie éthique qui offre la possibilité d’éviter les écueils de la verticalité et le relativisme de l’opinion.

 

L’éthique de la discussion

 

L’éthique de la discussion, pensée par Jurgen Habermas, propose un modèle où les relations du soi, avec les autres, et au sein des institutions se bâtissent dans la communication. L’universalisme démocratique, dont le philosophe américain John Rawls serait, avec Habermas, un des hérauts, repose en effet sur un argument «communicationnel » selon lequel la descriptibilité et la légitimation de l’exigence démocratique doivent s’appuyer sur le modèle procédural de l’argumentation rationnelle. S’y opposent les partisans d’une approche « communautariste » du politique pour qui la démocratie ne peut être étudiée et justifiée que dans le cadre de la territorialité (historique, culturelle, langagière, …) qui la fonde.

L’éthique en matière de discussion, de communication et de débat, est une réflexion sur les conditions de possibilités minimales de compréhension mutuelle des hommes en situation d’échange verbal. Elle a pour but de formuler les normes qui doivent permettre à un débat de se dérouler de manière satisfaisante et d’établir si possible les fondements de ces normes. Habermas emploie le langage à des fins d’entente, motivé par le désir de se mettre d’accord avec ses interlocuteurs, de se conformer à certaines obligations pour que la discussion puisse avoir lieu. Cette civilité de la conversation considère les interlocuteurs comme des égaux, ou du moins des interlocuteurs se comportant comme si ils avaient cette conviction. Mais si Habermas réhabilite la raison, contre le relativisme des post-modernes, pour autant, la morale rationnelle reste, selon lui, peu entrainante en soi. « Les bonnes raisons », c’est-à-dire les commandements d’une morale universaliste telle qu’il la défend, demeurent « faiblement motivants ». Il manque à la raison d’être complété par un droit positif plus engageant, capable de s’entendre dire qu’il traîne la patte, qu’il peut faire mieux. On peut ainsi respecter en public ce que nous réprouvons sur le plan personnel. Dans cette discussion intérieure, le jugement intime, animé par le sentiment de justesse, voire par la désobéissance civile, représente aussi un moyen de faire évoluer le droit. Comme le soutient Habermas, leur conception du bien sont ce à quoi les hommes sont le plus attachés. Ces derniers, explique-t-il, s’engagent par souci moral, en fonction de leurs idées du bien contre les pratiques qu’ils honnissent, pas en fonction de règles universelles « neutres » et détachées de tout bien humain reconnaissable. Ainsi, le principe de discussion dans l’espace publique qu’Habermas privilégie est l’outil qui permet de savoir ce qu’il convient de faire en cas d’atteinte aux libertés. Principe sous-tendu par la vérité dont Gaston Bachelard (La philosophie du non. PUF. 1940 ) nous dit qu’elle est  « fille de la discussion, non pas fille de la sympathie ». Cet espace publique doit être suffisamment chevillé pour faire exister des initiatives citoyennes en complément de la démocratie représentative et de la démocratie participative (Habermas. Droit et Démocratie. Gallimard. 1997). Il s’agit de bien faire la distinction entre ce qui ressort du domaine public et de la politique et ce qui ressort du domaine privé, de la vie intime et domestique, pense pour sa part Hannah Arendt. Ainsi, « pour participer au corps politique de la nation, chaque citoyen doit s’insurger contre lui-même » souligne Arendt (De la révolution. Gallimard. Folio Essais 2013). Mais c’est bien la vie publique qui reste le garant des libertés que menacent d’un côté, l’accroissement de la sphère privée et de l’autre, l’intangibilité d’un droit taillé dans le marbre.

Ne craignions pas de le répéter : il n’y a pas de discussion qui tienne sans débat contradictoire. Pas de compromis sans contradiction. Pas de démocratie sans opposition. De prime abord, on peut estimer qu’un dialogue n’a d’intérêt que dans sa conclusion, si tout le monde est d’accord. Mais à fortiori, le dialogue n’est riche que s’il fait surgir la controverse et la prégnance des désaccords tout en mettant en évidence le marchepied pour les dépasser. Olivier Mongin, le directeur de la revue Esprit a ces mots bien trouvés : « Pour moi, la démocratie c’est la capacité de s’engueuler, d’avoir des règles pour s’engueuler» (Les matins de France Culture. 10 avril 2018). Bref, la dialectique en usage dans le débat contradictoire n’est autre qu’un art de la discussion bien menée dans lequel, grâce à l’agilité des arguments, le but est de révéler la structure contradictoire de la réalité grâce à la raison, ou plus exactement « à plus forte raison ». Soit un art dont la rhétorique constitue la grammaire du raisonnement, laquelle permet de saisir la réalité en fournissant des opinions des idées, des thèses, en apparence opposées. Cet art, cependant, ne doit jamais oublier que la raison publique vise la stabilité et rend nécessaire la recherche du consensus, sachant que cette tache est la plus difficile à atteindre. « Gouverner est impossible » disait Sigmund Freud.

Les reproches qu’on fait à l’éducation ne sont pas toujours fondés. Ce qu’on apprend sur les bancs de l’école reste plein de bon sens. L’esprit dialectique entraîné à travers l’art de la dissertation reconnaît l’imbrication des contradictions (thèse et antithèse), puis révèle un principe d’union (synthèse) qui les dépasse. Un autre objectif est de limiter l’impact de l’anecdotique (le vécu, la petite histoire, le cliché), éviter qu’il ne corrompt le raisonnement de l’autre. La rhétorique, dont l’objet est le commerce du langage entre humains avec leurs passions et leurs manières de dire, sert à mettre en valeur les intelligences en débat et à faire que le jeu de la dialectique soit juste et intéressant. Trop souvent, il est vrai, la raison a du mal à faire entendre les accents de vérité par ceux qui, dans les controverses, privilégient leurs émotions, leur condition existentielle, leur insuffisance : ignorance, inconscience, jalousie, rancœur. Il faut alors user non seulement de patience pour faire passer le message de vérité mais aussi convoquer les figures de style ad hoc pour convaincre. C’est par la forme que le fond du raisonnement se fait entendre et c’est entre les deux – forme et fond – que s’affirme le jeu subtil du style.

On peut aussi s’approcher de la vérité par le syllogisme, en unissant deux termes par la médiation d’un troisième. On trouve également dans le Tao cette unité des contraires que le dialogue gagne à mettre en lumière. Dialectique, déduction, débat contradictoire, d’autres termes s’ajoutent à la gamme des outils pour sortir de l’improductive dualité du Tout ou Rien. Ainsi en est-il de la résilience qui décrit les mécanismes de défense qu’utilisent des individus, des sociétés ou des systèmes pour résister à des phénomènes de rupture et permettre de rebondir dans un environnement imprévu ou hostile. La nécessité de la discussion trouve dans la référence à la Cité un autre bon cadre de référence qui nous ramène au cœur du problème posé par la démocratie. L’éthique de la discussion n’est ni un forum internet ni un référendum, lequel a trop souvent la fonction de tribunal de l’opinion publique, elle est un processus qui se déroule dans l’espace publique, dans la ville. Les terrasses des cafés, la place du marché, le café du commerce, l’espace associatif, … autant d’espace favorables à l’éthique de la discussion, telle que la conçoit Jurgen Habermas. « J’ai la  nostalgie de ces premiers temps de la démocratie quand les individus découvraient qu’ils pouvaient parler, débattre, décider ensemble. La démocratie n’était pas alors une juxtaposition de positions arrêtées » Ainsi s’exprime Pierre Guyotat dans une interview pour Télérama ( magazine n° 3138). Ce qu’il décrit là est proche de l’amitié.

L’amitié

Retour à Aristote. Dans L’Éthique à Nicomaque, le philosophe grec souligne l’importance cardinale de l’amitié. Elle n’est pas seulement un sentiment, elle est la condition de la vie dans la cité. Seuls des hommes unis par les liens de l’amitié peuvent constituer une telle cité. La philia (l’amitié entre citoyens) est la condition fondamentale du bien être commun, de la solidarité sociale, indispensable pour créer un espace d’expression publique et d’opinion libre. L’amitié est ainsi un principe politique qui consiste dans le « parler ensemble ». Dans la relation d’amitié, nous éprouvons les qualités humaines essentielles : le respect d’autrui, le sens de la parole donnée, la valeur des engagements. Les modernes des républiques démocratiques utilisent le mot fraternité pour traduire cette amitié entre citoyens. Le proverbe « Ce que possèdent des amis est commun ” est juste. C’est en effet dans une mise en commun que consiste l’amitié. C’est à l’école de la vie publique que peut émerger un espace politique capable d’installer; de donner à l’altérité, quelle qu’elle soit – culturelle, religieuse, parti­sane – un mode d’accès au monde commun. Il y a dans le régime démocratique une tentative de gestion de la tension entre unité et altérité, gestion imparfaite qui n’est jamais un juste milieu mais plutôt la succession de phases contradictoires d’ouvertures et de fermetures à la différence, et qui est aussi en cela l’équilibre précaire visant à faire reculer le désert partout où il avance : du côté de la pluralité – et le chaos hobbesien qu’elle an­nonce – et de l’unité du monde commun, lorsque la loi d’égalité prend le risque d’écraser les hommes dans l’indifférence, au deux sens du terme. Dans cette société naturelle, hormis tout ce qui a été partagé selon les lois, il y a un “ bien commun ” selon le principe “ Entre amis, tout est commun ” et c’est ainsi qu’il “ est prescrit de concéder même à un inconnu tout ce qu’on peut lui donner sans dommage. ” Tandis que dans les tyrannies l’amitié et la justice ne jouent qu’un faible rôle, dans les démocraties au contraire leur importance est extrême : car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens sont égaux. La proposition du philosophe Pierre Rosanvallon, auteur de La contre-démocratie, (Le Seuil. 2006) d’abandonner l’idée de « modèle » démocratique pour privilégier celle d’ « expérience » démocratique est une voie qui correspond à ce climat particulier de défiance qui règne dans la vie politique. Elle correspond, en tous les cas, le mieux à la réalité. La réappropriation de l’agenda politique par les gens à travers les mobilisations sociales et sociétales témoigne d’une certaine vitalité du débat. Place à la discussion!

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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