Né de la conjonction de forces multiples et variées, le processus du FSM (Forum social mondial) est tout sauf homogène. Au fil des ans – et de la dynamique générée -, des points de vue contradictoires s’expriment naturellement. A l’occasion du FSE, un ouvrage collectif (1), à l’initiative des revues Mouvements et Transversales, a choisi d’interroger quelques-uns des principaux acteurs, français et étrangers, pour leur demander de réfléchir à l’avenir du mouvement altermondialiste. Première synthèse autour de quatre questions clés.

« Inventer des lieux, des temps et des espaces « ouverts », en marge du processus de préparation lui-même, afin de faire en sorte que les questions politiques ne soient pas évacuées au prétexte de l’urgence des enjeux organisationnels » : tel était le projet des revues Mouvements et Transversales en engageant ce travail de réflexion collectif autour de l’avenir du FSM et du mouvement altermondialiste.

Avec un présupposé à la clé, également exprimé dans l’introduction de cet ouvrage : « Nous pensions que le fait de pouvoir traiter sereinement des divergences d’approche et de stratégie entre les principales sensibilités à l’œuvre au sein du mouvement altermondialiste permettrait de révéler la richesse que constitue, pour ce mouvement, sa diversité même ».

Le bilan général, pour les initiateurs de ce livre, constitue plutôt une « bonne surprise » : « Le premier constat réside dans le fait que le dialogue reste possible, et fertile, entre les acteurs. Nul ne refuse l’intérêt qu’il y a à se livrer à un tel exercice. Nul ne cherche à caricaturer à plaisir la position des autres. (…) Comme si le cadre général dans lequel sont posées les questions du développement du processus FSM et du mouvement altermondialiste était unanimement accepté. »

Il n’empêche : sur plus d’un point, les avis exprimés par sept acteurs majeurs du processus (2) divergent fortement. En voici quatre exemples, parmi les plus significatifs…

1. Le processus des forums mondiaux et continentaux constitue-t-il un espace de dialogue ou une sorte de « mouvement des mouvements » ?

C’est la question sensible par excellence. La Charte des principes du FSM , telle qu’elle a été conçue à Porto Alegre, stipule clairement que « le Forum Social Mondial est un espace de rencontre ouvert visant à approfondir la réflexion, le débat d’idées démocratique, la formulation de propositions, l’échange en toute liberté d’expériences, et l’articulation en vue d’actions efficaces, d’instances et de mouvements de la société civile qui s’opposent au néolibéralisme et à la domination du monde par le capital et toute forme d’impérialisme, et qui s’emploient à bâtir une société planétaire axée sur l’être humain « .

C’est dans cet esprit, par exemple, que ses initiateurs brésiliens ont souhaité que le Forum n’ait pas de caractère délibératif et ne s’achève pas par une « déclaration finale » qui ne pourrait être que le fruit de manipulations et de compromis bricolés à la hâte. Il n’empêche : dès la première édition, en 2001, une « déclaration des mouvements sociaux » avait entretenu la confusion, se faisant plus ou moins passer pour cette fameuse « déclaration finale » que les médias attendaient comme le pain béni.

Depuis, les principes fondateurs n’ont pas manqué d’être rappelés, afin d’éviter ce type de dérive qui verrait les Forums sociaux se transformer en théâtre d’affrontements en vue de faire passer « son » point de vue dans les textes finaux. Pour le FSE « français », après moult débats internes, les choses ont été clairement séparées : le Forum proprement dit se déroule les 13, 14 et 15 novembre, tandis qu’une « Assemblée des mouvements sociaux » se tiend le dimanche 16 en vue d’adopter sa traditionnelle « déclaration » (dont la rédaction est d’ailleurs largement « ficelée » avant même l’ouverture des débats).

Sur cette question sensible, le livre indique que les points de vue ne sont sans doute plus aussi tranchés qu’avant. Ainsi, du côté des plus chauds partisans de la dynamique des « mouvements sociaux », Christophe Aguiton, membre de la commission internationale d’Attac, tout en rappelant qu’il faut articuler les forums et les mouvements, reconnaît que « le caractère non délibératif des forums, le fait qu’ils ne fonctionnent pas comme des congrès où il faudrait parvenir à un accord sur des thèses ou un document final est tout à fait positif « .

En face, les défenseurs de la conception « espace » du FSM réaffirment les risques majeurs que ferait courir toute entorse à ce principe clé du processus. Ainsi, Bernard Cassen, président d’honneur d’Attac, rappelle que « toute attitude ou toute structure qui freinerait le processus d’élargissement de la composition des Forums reviendrait à tarir les sources de recrutement de nouvelles forces dans notre combat ». Chico Whitaker, l’un des initiateurs brésiliens du processus, ajoute qu' »assimiler le FSM à un mouvement mènerait à la disparition de cet « espace » indispensable que ne peut offrir aucune autre initiative. Réduire le FSM à un « mouvement des mouvements », le ferait rassembler un seul type d’acteur (les « mouvements sociaux »), laissant à part tous les autres qui ne sont pas des « mouvements ».

2. Entre le programme d’unification, réducteur et centralisateur, et la dispersion totale des acteurs et des initiatives, y a-t-il place pour d’autres manières de construire des perspectives politiques ?

Cette question se situe naturellement dans le droit fil de la précédente. Si certains aimeraient donner une plus grande visibilité à la dynamique de « mouvement », c’est qu’ils estiment que la trop grande dispersion des acteurs nuit à l’efficacité du mouvement altermondialiste. Ce qui ne veut pas dire forcément qu’ils soient des nostalgiques de l’organisation centralisée, pyramidale et autoritaire. Ainsi, Christophe Aguiton souligne que le mode de fonctionnement en réseau « offre beaucoup plus de possibilité d’auto-émancipation que les autres systèmes », même s’il faut travailler à réduire son opacité.

D’autres contributeurs de l’ouvrage ne nient pas la nécessité d’aller vers « l’unification » mais la repoussent à plus tard, quand « la soupe primitive, pour reprendre l’expression de Bernard Cassen, se sera coagulée en un objet politique stabilisé ». Un « programme unique mondial de l’altermondialisation » ? Au fond, le fondateur et président d’honneur d’Attac n’est pas contre, mais ce sera une utopie tant que le périmètre de la représentation aux Forums n’aura pas été considérablement élargi.

D’autres, en revanche, pensent qu’il faut rompre avec la vision « programmatique » et centralisatrice de la militance politique traditionnelle. Pour eux, il ne s’agit plus de tout transformer d’un coup pour faire naître un monde supposé « parfait », mais plutôt, comme le formule Chico Whitaker, de construire « des alternatives émancipatrices à chaque étape et dans chaque secteur ». La féministe italienne Nadia Demond estime qu’il faut veiller à ce que le nouveau modèle de société ne soit pas seulement un objectif final à atteindre, mais « commence à se réaliser dans le processus à travers lequel on tente de le créer, par le biais des choix des moyens, des méthodes et des objectifs immédiats, jour après jour ».

Le plus radical dans cette posture est sans doute le psychanalyste argentin Miguel Benasayag, qui renvoie dos-à-dos unification et dispersion et plaide pour la reconnaissance de la multiplicité des situations : « La plupart des militants « classiques » n’acceptent la diversité que comme un impôt dont il s’agirait de s’acquitter. Cette acceptation est purement formelle : on reste dans un modèle émancipateur centralisateur où il suffit d’occuper le centre pour irriguer tout le corps social. Ces militants ont du mal à comprendre que la multiplicité n’est pas la dispersion, mais qu’elle constitue en soi un fait nouveau. Celui d’une société qui ne se dirige pas à partir d’un centre. »

Au fond, la question majeure est bien là : la diversité et le pluralisme actuels du mouvement altermondialiste (que tout le monde s’accorde à reconnaître) constituent-ils pour lui un handicap (qu’il faudrait dépasser au plus vite) ou un atout (à préserver et à développer) ?

3. Comment convient-il de caractériser « l’ennemi » face auquel le mouvement altermondialiste cherche à formuler un projet émancipateur ?

Appelé à l’origine « anti-mondialisation » – et ce n’est pas là qu’un détail sémantique -, le mouvement altermondialiste s’est constitué à l’origine à partir du refus d’un système économique et politique qualifié de « néo-libéral ». En gros, il s’agissait de s’opposer à la dictature des marchés financiers, à la dérégulation généralisée, au démantèlement des services publics et à l’ouverture systématique de tous les secteurs d’activité à la concurrence marchande internationale.

Cinq ans après Seattle, chacun sent bien que la donne a changé. Le rôle joué par les mouvements des femmes tout comme la mobilisation contre la guerre en Irak ont montré que le terrain économique n’était plus le seul investi par les forces se réclamant de l’altermondialisme.

Reste que l’ordre des priorités varie d’un acteur à l’autre. A un Bernard Cassen qui affirme que « c’est en commençant à s’émanciper de l’oppression économique que l’on sera incité à s’émanciper davantage, y compris sur d’autres plans », Nadia Demond répond que le mouvement altermondialiste est né d’un refus de la marchandisation de la vie, « ce qui implique déjà une approche plus ample que le simple refus des règles de l’économie libérale ». Et d’ajouter : « Les mouvements des « sans » en Europe ou bien les organisations des peuples noirs et indigènes en Amérique latine ne se limitent pas à dénoncer leur manque d’accès aux droits économiques et sociaux fondamentaux. Ils introduisent dès le début les thèmes du respect des identités culturelles…  »

Pour Patrick Viveret, l’un des initiateurs du livre, le mouvement altermondialiste est confronté à une situation nouvelle, ou à un défi inédit : « passer de la situation d’un mouvement de contestation intra-occidental à dominante économique, à un mouvement potentiellement (mais pas encore réellement) mondial, à dominante politique et culturelle ». Et le philosophe français d’expliquer : « L’altermondialisation n’est pas seulement une alternative à la globalisation capitaliste et à la dictature des marchés financiers. Il s’agit de penser l’humanité comme un sujet capable de vivre autrement sa propre histoire, d’assurer les conditions de son auto-gouvernance et de son auto-émancipation, et par conséquent de devenir sujet de sa propre histoire. »

Dans ce débat général, la question « écologique » est sans doute appelée à jouer un rôle majeur et de plus en plus discriminant. Le débat est aujourd’hui ouvert entre ceux qui restent attachés à la croissance – même s’ils reconnaissent les dégâts provoqués par certains de ses excès -, ceux qui jugent que le « développement durable » (malgré – ou grâce à – ses ambiguïtés) constitue une véritable alternative politique à la croissance productiviste, et ceux qui appellent de leurs vœux une « décroissance soutenable ».

Dans le livre, Bruno Rebelle, ancien président de Greenpeace France, estime que le mouvement altermondialiste gagnerait à revenir au concept « d’éco-développement » dans lequel l’économie est « contenue » au service des sociétés humaines. À l’inverse, l’économie reste au centre du concept de développement durable dans lequel les composantes sociales et environnementales ne sont perçues que comme des contraintes qu’il convient de « maîtriser ». (…) Plus fondamentalement cette interrogation sur le rapport à la croissance (sa permanence, son caractère structurant) devrait être au centre des projets portés par le mouvement alter mondialiste. C’est partant de cette interrogation fondamentale qu’il semble possible de formuler une perspective émancipatrice qui invitera à refonder le rapport au travail, au pouvoir et à la puissance économique. »

4. Comment réussir à élargir la base sociale et culturelle du processus ?

Là encore, le constat est dressé de manière assez unanime : le processus du FSM concerne principalement les classes moyennes des pays du Nord et laisse de côté ceux qui auraient pourtant le plus à gagner d’une émancipation du système actuel : les classes populaires et les pays du Sud.

A partir de là, les pistes proposées divergent. Pour Bernard Cassen, la mobilisation des couches populaires passe d’abord par le politique (à travers un discours de réaffirmation de leur dignité, étayé par des propositions radicales en leur faveur) ; Nadia Demond, elle, insiste sur l’intérêt qu’il y aurait à mettre en place des dispositifs d' »action positive » permettant la prise en charge financière de la participation aux Forums des plus démunis ; et Bruno Rebelle souligne la mission impartie à tous ceux qui se réclament de l’éducation populaire.

Gustave Massiah, président du CRID (Centre de recherches et d’initiatives pour le développement), après avoir rappelé que la place des exclus et des « sans » dans le mouvement altermondialiste est aujourd’hui très marginale, juge « indispensable pour l’avenir du mouvement de la renforcer. Une action volontariste est nécessaire, qui passe plus par les forums continentaux et locaux ; le travail d’élargissement entamé pour le Forum social européen en direction des banlieues en est une illustration. « Il poursuit en soulignant que l’élargissement se gagne en travaillant les dimensions sociales, culturelles et idéologiques. »

Pensons par exemple au Parti des travailleurs brésilien qui a réussi à faire converger, non sans difficultés, mais de manière passionnante, les courants chrétiens, socialistes, communistes et libertaires. De même, comment imaginer de nouvelles alliances en Europe, en Afrique ou en Asie sans qu’y soient impliqués de larges secteurs des cultures musulmanes ou hindouistes ; et sans la nécessité pour ceux qui s’y réfèrent de revisiter leur culture pour être capables d’inventer avec d’autres, de nouveaux projets ?  »

Allant un peu plus loin dans le même ordre d’idées, Miguel Benasayag juge que la condition de l’élargissement, social et culturel, du processus est somme toute assez simple : « Il faut avoir le courage d’aborder de front la question des cultures non occidentales, notamment la culture indienne et la culture musulmane (…), de traiter de l’Islam en France non comme un problème, mais comme un acteur à part entière. « La polémique ouverte par la présence du théologien musulman Tarik Ramadan au FSE montre qu’il s’agit là d’une question sensible. Peut-être LA question dans les années à venir…

(1) Où va le mouvement altermondialisation ? … et autres questions pour comprendre son histoire, ses débats, ses stratégies, ses divergences (Editions La Découverte).

(2) Christophe Aguiton, Miguel Benasayag, Bernard Cassen, Nadia Demond, Gustave Massiah, Bruno Rebelle et Chico Whitaker.

Au sujet de Philippe Merlant

Journaliste professionnel depuis 1975 (France Inter, L’Equipe, Libération, Autrement, L’Entreprise, L’Expansion, Tranversales Science Culture et aujourd’hui La Vie) et co-fondateur du site Internet Place publique, Philippe Merlant travaille depuis 1996 sur les conditions d’émergence d’une information « citoyenne ». Il a été le co-auteur ou le coordinateur de plusieurs livres collectifs, notamment : Histoire(s) d’innover (avec l’Anvar, Paris, InterEditions, 1992), Sortir de l’économisme (avec René Passet et Jacques Robin, Ivry-sur-Seine, Editions de l’Atelier, 2003) et Où va le mouvement altermondialisation ? (avec les revues Mouvements et Transversales, Paris, La Découverte, 2003).

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