L’entreprise face à la question spirituelle
L’articulation entre spiritualité et entreprise oscille bien souvent entre querelle et dialogue de sourds. Pourtant, les zones de résonance sont nombreuses, scientifiques, théologiques, symboliques, psychologiques, éthiques…
Muriel Jaouën, membre du Comité éditorial de Place Publique, publie L’entreprise, lieu de réenchantement ? Spiritualité, humanisme, management ,(Éditions Yves Michel, collection Place Publique, 144 p. sortie en libraire le 19 novembre 2014)Ce livre à la fois pédagogique et prospectif recense les zones de résonance, de convergences scientifiques et pratiques, entre systèmes de pensée religieux et spirituel et systèmes gestionnaires.
Un livre en trois parties :
1. Du séparatisme à l’acceptation
2. Éclairages et témoignages
3. Vers un nouvel esprit d’entreprise
Avec les témoignages et les expertises, entre autres, de :
- – Édith Arnoult-Brill, vice-présidente du Conseil économique, social et environnemental (CESE)
- – Bernard Devert, président d’Habitat et Humanisme
- – Rabbin Yann Boissière, Mouvement juif libéral de France
- – Georges Sanerot, Père André Antoni, président du directoire et directeur général de Bayard
- – Pierre Lecocq, président directeur-général d’Inergy
- – Michel Aguilar, secrétaire général de l’Union bouddhiste de France
Extrait de l’introduction de
L’entreprise, lieu de réenchantement ? Spiritualité, humanisme, management
Les entreprises sont des reflets, souvent concentrés, de la société. Elles sont traversées par les mêmes courants qui portent, secouent et orientent la vie collective. Parfois même, elles les amorcent. Laboratoires privilégiés d’observation et d’expérimentation de ces mouvements, les entreprises sont en quelque sorte des “cabinets de tendance”. Alors quand la société, confrontée à des mutations inédites par leur nature et leur ampleur, dépossédée de certains de ses grands repères séculaires, aspire à un retour au sens, l’entreprise lui emboîte le pas.
Les observateurs du monde économique et des organisations du travail le constatent à l’unisson : jamais le monde professionnel n’en a autant appelé au concept de sens.
Mais l’entreprise, qui consomme chaque jour davantage son divorce avec les salariés-citoyens, est-elle prête à accepter cette demande ? La quête de sens n’est-elle pas l’expression d’une certaine spiritualité ? Entreprise et spiritualité, voilà bien deux réalités a priori incompatibles.
Le terme de spiritualité, qui puise directement dans le latin ecclésiastique (spiritualitas), évoque bien sûr la religion. Mais il se rapporte également à la tradition philosophique, qui interroge l’articulation entre matière et esprit. Il implique aussi une référence éthique, qui questionne le monde et la place de l’homme dans le monde.
Jusqu’où ces différents ressorts de la spiritualité sont-ils solubles dans l’entreprise ? L’éthique est-elle une voie plausible d’inspiration pour les systèmes économiques ? La montée du “fait religieux”, de plus en plus souvent relayée par les médias, relève-t-elle de cette demande générale de spiritualité ? Spiritualité et religion peuvent-elles nourrir les attitudes et orienter les décisions des managers et dirigeants ? A quelles fins ? Pour quels effets ?
Les interférences entre religion et économie ont largement alimenté la pensée sociologique, de Karl Marx à Pierre Bourdieu, en passant par Max Weber et sa fameuse thèse sur l’éthique protestante et l’éthique capitaliste. Les grandes religions elles-mêmes ne s’interdisent pas de prendre position sur certains sujets économiques. L’encyclique Caritas in Veritate du pape Benoît XVI en 2009 a ainsi suscité de nombreux commentaires – «Toute décision économique a une conséquence de caractère moral… C’est pourquoi les règles de la justice doivent être respectées dès la mise en route du processus économique, et non avant, après ou parallèlement.»
Science économique et exégèse religieuse ne sont donc pas indifférentes l’une à l’autre. Et si l’on décline la réflexion à l’échelle de l’entreprise, de ses organisations, de ses pratiques ? Là encore, des parallèles ont été tentés. L’entretien annuel ne serait-il pas une réminiscence de la confession privée obligatoire annuelle ? Après tout, il s’agit dans un cas comme dans l’autre d’encourager l’individu à rendre compte de ses actes, à formuler des aspirations et identifier des pistes d’amélioration. Le principe managérial de l’amélioration continue ne rappelle-t-il pas les journaux de comptabilité morale de l’Église Réformée ? Les systèmes d’organisation du travail des années 1980 (Total quality management, Lean management, Kaizen amélioration continue), construits sur un strict respect des procédures, ne font-ils pas écho aux obligations rituelles de l’islam ?
Jusqu’où peut-on aller dans la corrélation ? Aux États-Unis ou au Québec, les travaux sur le thème de la workplace spirituality ne sont pas rares. Ils portent autant sur le fait religieux que sur le fait spirituel. En France, où les sciences de gestion ne se sont pour l’instant intéressées que de très loin à la spiritualité, la recherche commence à s’ouvrir aux connexions entre religion et entreprise, notamment dans ses pratiques managériales. On voit éclore dans le paysage des écoles et des université de premiers cursus aux intitulés révélateurs : chaire de recherche “Mindfulness, bien-être au travail et paix économique” à l’EM Grenoble, parcours “Humanité et performance”, cosigné par l’Institut Catholique de Paris et Management Advancement… Plus ancienne, la chaire “Management et diversité” de l’université de Paris Dauphine aborde les questions relatives aux interactions entre pratiques managériales et religieuses.
La traduction en vingt-deux langues du livre Ce que le bouddhisme peut apporter aux managers, co-écrit en 2008 par le Dalaï-Lama et le consultant Laurens Van den Muyzenberg, atteste de l’intérêt porté par un large public aux interactions entre religion et management. Managers et dirigeants sont de plus en plus nombreux à débattre des interférences entre entreprise et spiritualité, au sein de cercles comme Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens, Synergie des professionnels musulmans de France, ou de centres de recherche œcuméniques (Institut Sens et Croissance, Collèges des Bernardins, etc.). Avec une précaution partagée : principe de laïcité oblige, la référence religieuse dans le champ managérial n’est acceptable que si elle reste du strict ressort de la conscience intime des individus. Exit les rites, les signes d’appartenance, le prosélytisme. Exit tout bonnement le confessionnel.
Loin de décrire des domaines séparés de la vie sociale, les grandes religions monothéistes puisent toutes leurs enseignements dans des histoires humaines, voire dans la psychologie humaine. Le bouddhisme place même la connaissance des émotions au centre de la démarche spirituelle. Il invite chacun à transformer les cinq émotions de base (l’ignorance, le désir, la colère, l’orgueil et la jalousie) en énergie positive.
L’entreprise est un lieu d’expression de l’altérité, de l’ouverture et du partage.
En langage religieux, on parlerait de communion. Collectifs d’entreprise et communautés monastiques, même combat ? Les premiers trouveraient sans doute chez les seconds matière à réflexion, notamment lorsqu’il s’agit de dépasser le prisme de la performance individuelle pour réhabiliter la valeur et la force de l’équipe. Chez les Bénédictins par exemple, la spiritualité est fondée sur la fidélité de la communauté à l’égard de ses membres et sur l’engagement de ceux-ci pour la communauté, dans un même objectif : le service – service de Dieu et service des hommes. La règle de Saint-Benoît, code fondateur de l’ordre bénédictin, associe clairement solidarité et épanouissement. Dans un monastère, chacun a droit à l’erreur et nul ne doit être exclu. Saint-Benoît voit dans l’économie, qu’il appelle « organisation de la maison », une condition essentielle de la bonne vie communautaire. Pour lui, la vie spirituelle de tout un chacun dépend aussi de l’environnement matériel. Si la responsabilité et l’expression des talents sont encouragées, elles exigent que l’on donne à tous les outils et des moyens nécessaires pour réaliser leur travail (« Nul ne soit contristé au sein du monastère »).
La visée collective de la spiritualité peut trouver un terrain d’expression privilégié dans l’entrepreneuriat, qui inscrit l’acte de création d’entreprise dans une dynamique au service du bien commun, pourquoi pas même solidaire. Et le business dans tout ça ? Une vision spirituelle de l’entreprise serait-elle incompatible avec l’enrichissement personnel, la transformation immédiate de la performance en dividendes, la priorité faite à la recherche du profit ? Toutes ces questions, les grandes traditions spirituelles les ont abordées.
Dans le tourbillon permanent où ils se trouvent embarqués, dirigeants et managers doivent composer avec des objectifs, des contraintes et des aléas qui peuvent à tout moment déstabiliser leur système de valeurs. Entre morale et principe de réalité, la tension est permanente. Entre une loi morale qui serait fondée sur le respect de l’autre et un monde de l’entreprise où s’épanouissent des comportements comme le cynisme, la lâcheté, l’assujettissement d’autrui, les zones de friction sont fréquentes.
L’articulation entre spiritualité et entreprise oscille bien souvent entre querelle et dialogue de sourds. Pour autant, les zones de résonance sont nombreuses, exposées à des lumières diverses : lectures scientifiques, exégèses théologiques, représentations symboliques, expérience psychologique, principes éthiques…
Le propos n’est pas ici de dessiner des voies de passage forcé entre le monde de l’entreprise et la sphère de la spiritualité. Il s’agit bien plutôt d’identifier dans les systèmes de pensée religieux et les enseignements spirituels des clés susceptibles d’éclairer certains principes gestionnaires, à tout le moins de questionner les modes de fonctionnement des entreprises.
L’entreprise, lieu de réenchantement ? Spiritualité, humanisme, management – voir sur le site des Éditions Yves Michel.
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