« Informer, c’est forcément déclarer la guerre à quelqu’un »
« La quasi-totalité de la génération actuelle de journalistes et des médias existants sont justement des « Kovërnye » (1). Nous tous, nous formons une troupe de ces clowns. Notre tâche consiste à distraire le grand public et si l’on écrit quelque chose de sérieux, c’est uniquement pour montrer combien la « verticale du pouvoir » sous toutes ses formes est magnifique. ». C’est par ces mots très durs trouvés dans le disque dur de son ordinateur, que la journaliste Anna Politkovskaïa décrivait ses confrères. Nous pourrions croire que ce texte inachevé ne s’adressait qu’aux médias slaves. Mais, comme un miroir au reflet peu flatteur, ces mots viennent questionner un journalisme occidental qui, victime et complice d’une crise violente et chronique, se voit concurrencé par la presse gratuite, par des blogs, mais avant tout sanctionné par une défiance de plus en plus profonde.
Comment ne pas associer les mots de cette journaliste incarnant à elle seule la noblesse oubliée d’un métier aujourd’hui décrié, à nos propres médias ? Les contraintes économiques, politiques voire éditoriales n’ont jamais autant pesé sur la production journalistique. Ce n’est d’ailleurs un secret pour personne, puisque bon nombre de cadres de la télévision ou de la presse n’hésitent plus à parler d’autocensure. De l’autocensure pour plaire au rédacteur en chef, au groupe de presse, aux annonceurs, au sensationnalisme censé plaire aux lecteurs, aux hommes de pouvoir, économique ou politique.
Ils lâchent ce mot d’autocensure avec cette résignation qui confine à la nausée, d’autant plus violente qu’Anna Politkovskaïa a été assassinée le 7 octobre dernier parce qu’elle a justement refusé de se résigner. Les pressions n’ont pas réussi à lui faire plier un genou, seules les balles ont eu raison de son engagement.
Auto-censure, soumission… Autant parler de lâcheté de la part de nos médias. Une lâcheté qui, aussi insidieuse puisse-t-elle être, se glisse dans les interstices de l’admiration que voue les médias occidentaux en général et français en particulier à cette femme remarquable. Son courage et sa colère face aux injustices, aux violences inhumaines et ignobles commises sur une population civile, aux malversations les plus indignes ont aiguisés une plume qu’aucune menace ou tentative d’empoisonnement n’ont pu assécher. Elle faisait entendre à la communauté internationale l’inaudible, l’indicible, l’inadmissible. Ce qui pousse légitimement nos médias à la qualifier d’« héroïne ».
Mais l’emploi systématique de ce terme, que ce soit dans les quotidiens, les hebdomadaires les journaux télévisés a eu une étonnante conséquence. Elle a creusé sensiblement une distance entre nos médias et les siens. Une distance marquée par l’exceptionnalité de son travail, mais surtout des conditions d’exercice de ce travail. Nous nous surprenons à dire, entendre ou penser que « pour elle, c’est différent ». « Journaliste en Russie, c’est aussi dur que charcutier en Arabie Saoudite. » Blague de comptoir amusante, illustrant parfaitement cette distanciation qui permet à nos médias de marquer leur admiration sans se remettre pour autant en question, mais qui insupportait Anna Politkovskaïa. Car ce qui à nos yeux s’apparente à de l’héroïsme ne correspondait aux siens qu’à la norme. Elle répétait à l’envi qu’elle ne faisait que du journalisme. En somme, l’héroïsme serait partout ou nulle part et les journalistes de monde entier peuvent mesurer la qualité de leur travail à l’aulne de la haine qu’il suscite. Informer, c’est forcément déclarer la guerre à quelqu’un, c’est forcément aiguiser la curiosité d’un lecteur.
Néanmoins, son assassinat a glacé le sang des médias occidentaux et de toute une frange de citoyens ou d’associations. En premier lieu, Reporter Sans Frontières (RSF), bien évidemment, qui a multiplié les actions, rejoignant le Comité Tchétchénie pour une manifestation devant l’Ambassade de Russie, ou déposant plainte devant le Conseil d’Etat pour qu’il démette Vladimir Poutine de la légion d’honneur que Jaques Chirac lui a remis le 22 septembre.
De l’aveu même d’Elsa Vidal, responsable du bureau Europe au sein de RSF, cette action est symbolique, « mais il n’était pas possible de ne pas manifester notre indignation face à cette décoration intervenue si peu de temps avant l’assassinat d’Anna Poltikovskaïa et alors que 21 journalistes sont morts depuis l’arrivée de Vladimir Poutine à la présidence en mars 2000 ».
Les médias, quant à eux se sont fait l’écho de la voix de cette figure de proue du journalisme engagé. Et comme un ultime cadeau, posthume certes mais inestimable, Anna Politkovskaïa a offert aux civils tchétchènes qu’elle n’a eu de cesse de soutenir par ses articles, une semaine de couverture médiatique « positive ». Une semaine où les médias occidentaux n’ont pas eu besoin de s’appuyer sur un attentat ou une prise d’otage tchétchène pour éclairer lecteurs et spectateurs sur la situation catastrophique des civils de cette République « pacifiée », dont la situation est officiellement « normalisée ». Certaines rédactions n’en demandaient pas tant.
Citons l’édition du 15 novembre de Libération qui fait état des « tortures systématiques commises par les forces prorusses », ou l’exceptionnel dossier publié par l’hebdomadaire La Vie qui a suivi durant une semaine Zaïnap Gashaeva, Présidente d’Echo Of War, dans sa recherche de témoignages ou d’images pour illustrer la condition de survie des civils tchétchènes, ou encore Radio Canada, qui dévoile l’affaire des vidéos des tortures infligées aux civils tchétchènes et filmées sur des mobiles. Cette affaire aurait, selon des proches d’Anna Politkovskaïa, signée son arrêt de mort. En effet, la journaliste mentionnait l’existence de cet happy slapping caucasien fait de tortures, exécutions ou décapitations dans un article inachevé. Il aura donc fallu attendre l’assassinat de la journaliste pour que la presse ose enfin parler de conflit russo-tchétchène.
Une semaine de couverture médiatique comme héritage de plusieurs années de journalisme engagé au service des injustices, est-ce un beau cadeau fait à une population exsangue et martyrisée ? Sur le papier oui. Nous serions tenté de croire que les autorités russes ne peuvent plus parler si négligemment de normalisation en Tchétchénie, que c’est là une victoire de la presse dans son ensemble. Mais en réalité, le climat de terreur que les autorités russes a instauré en Russie, en Tchétchénie et autour de tous ceux qui ose les défier (Anna Politkosvkaïa assassinée, Alexandre Litvinenko, l’ex-espion du KGB enquêtant sur cet assassinat, lui-même empoisonné) laisse présager le pire. Qui osera relever le défi de remplacer Anna Politkovskaïa et les 21 autres journalistes tombés aux pieds de la Russie de Poutine ?
(1) Chauffeurs de salle dans les cirques