Dessine-moi un territoire
Muriel Jaouën
Redonner du sens à l’action publique en imaginant de nouvelles modalités d’interaction entre les administrations et les différents acteurs de la vie des territoires, à commencer par les citoyens : le design territorial raconte comment on voudrait (ou pas) vivre le monde de demain.
“Explorer de nouvelles façons de conduire des politiques
publiques à l’âge numérique” : tel est l’objectif de La 27ème Région, laboratoire créé en 2008 dans le giron de l’Association des Régions de France (ARF), cofinancé par la Caisse des Dépôts et l’Union Européenne et animé par la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING). A l’origine de ce territoire virtuel, une idée :
si les régions disposent d’outils pour appréhender les évolutions de nos sociétés, notamment la prospective, elles manquent cruellement de lieux d’expérimentation, ainsi que de méthodologies et de protocoles permettant d’encadrer, d’éprouver et de valider les démarches de test. Le design fait partie de ces outils. Il permet d’ancrer la réflexion territoriale dans une dynamique de construction de nouveaux modèles économiques et de nouveaux modes et processus de participation et de co-création.
En Belgique, au Danemark, en France… les initiatives se multiplient
Le territoire, objet de design. Voilà qui peut surprendre. Du design, on connaît les déclinaisons mobilière et industrielle, visant la création d’objets dans une double intention fonctionnelle et esthétique. Mais un design “territorial”… Et pourtant, les designers sont de plus en plus nombreux à élaborer des méthodes et des outils dans ce sens. «L’objectif est de redonner du sens à l’action publique en imaginant de nouvelles modalités d’interaction entre les administrations et les différents acteurs de la vie des territoires, à commencer par les citoyens», souligne Antoine Fenoglio, co-fondateur de l’agence de design Sismo. En Belgique, le Comité des Régions se sert du design pour repenser le concept de gouvernance territoriale, perçu comme trop bureaucratique. Au Danemark le design est utilisé pour réinterroger les pratiques d’achats durables des territoires, jugées contre-productives. En France, la 27ème Région met le design au service de la réflexion prospective des collectivités territoriales. Par l’ampleur de leur portée, toutes ces approches requièrent des outils éprouvés, ainsi qu’un solide cadre méthodologique.
L’agence de design Sismo a ainsi développé le “carré magique” : une cartographie du design qui va permettre aux différents acteurs d’un projet de fixer un cap, d’identifier les obstacles, de repérer la route prise par les concurrents et de définir un itinéraire, étape par étape. «Nous sommes sortis du seul rapport projet / forme, en créant trois nouvelles entrées : l’intégration des techniques, la lisibilité des usages et l’implication sociale», explique Antoine Fenoglio. Le “carré magique ” a donné lieu à une grande exposition à la Cité du design de Saint-Etienne.
Design Thinking : au service des usages
Le design territorial est une déclinaison directe du “design thinking”, une méthodologie d’innovation participative développée dans les années 80 à Stanford. Il s’agit d’un design ouvert et dynamique, où l’observation, le questionnement, la concertation prévalent sur l’objet produit et sur sa dimension esthétique. Un design au service de projets à vocation fonctionnelle et collective : améliorer l’accueil des usagers dans les bureaux de poste, stimuler et développer l’open innovation au sein d’un cluster de PME, refonder le positionnement et l’identité d’un établissement culturel, susciter de nouvelles habitudes de déplacement sur un territoire donné…
Alors que la prospective classique anticipe des développements possibles, le design territorial s’attache à raconter comment on voudrait (ou pas) vivre (au sens expérientiel) le monde de demain. «La question des usages est centrale. Les utilisateurs sont considérés comme les éléments pivots de la démarche, clés indispensables à la compréhension des enjeux et à l’élaboration des solutions», explique Antoine Fenoglio. Le design territorial démarre toujours avec une même question : comment un usager, dans une situation donnée, va utiliser un produit, apprécier un service, s’emparer d’une offre territoriale ?
Il s’agit alors de réunir des intervenants rompus à l’observation des usages : sociologues, architectes et urbanistes, spécialistes des réseaux sociaux, vidéastes-ethnologues, journalistes, philosophes, etc. Et puisque l’usager est à la fois objet et sujet de la démarche, il faut également mobiliser autant d’acteurs de terrain que nécessaire : techniciens, agents, commerçants, consommateurs, chefs d’entreprise, citoyens… Le design territorial est une approche foncièrement pluridisciplinaire.
Le beau, mais pas que…
Et le beau dans tout ça ? Le design n’est-il pas l’art des beaux objets ? Il ne s’agit pas d’occulter le beau. Mais il ne faut pas enfermer le projet dans une dimension subjective et le réduire à un aspect purement formel. « Je ne pense jamais à la beauté. Je ne pense qu’à résoudre des problèmes. Mais lorsque j’ai terminé, si la solution n’est pas belle, je sais que quelque chose ne va pas», disait le grand designer américain Richard Buckminster Fuller.
Dans l’action publique, le résultat d’une réflexion n’apparaît véritablement qu’après un cycle assez long. En design de service, tout repose sur la rapidité. Il faut produire des prototypes très tôt dans le processus, pour tester, puis tester encore. Compréhension des usages oblige, ce design de services a recours au principe de “résidence”, installant sur le terrain (quartier, village, gare, lycée, université, etc.) ses équipes interdisciplinaires. Lorsque la 27ème région a travaillé pour la région Champagne-Ardennes sur “le lycée à haute qualité humaine”, l’équipe est ainsi allée dormir à l’internat d’un lycée.
Projets en mode open source
L’un des grands atouts du design consiste dans la multiplicité des formats qu’il autorise, là ou le consulting nécessite la production de rapports souvent massifs, le design est adepte de pastilles visuelles : maquettes, dessins, collages, prototypes, infographies, storyboard, vidéo. Tout ce qui peut nourrir la scénarisation des projets est bon à prendre. Mais jusqu’où peut aller la logique d’ouverture et de collaboration ? A l’heure où l’information devient quasi-immédiate et universellement partagée, où la 3D permet de téléporter en quelques minutes un trousseau de clé de Paris à New York, le design peut-il seulement rester la chasse gardée d’une poignée de professionnels et de quelques agences ? Les objets, les projets, ne sont-ils pas voués à devenir le fruit d’une co-création, sans frontières géographiques, statutaires ni sociales, nourrie d’initiatives éclatées, individuelles, collégiales, industrielles ?