« Pourquoi a-t-on inventé les économistes ? », « Pour donner du prestige aux météorologues ! » répondent leurs détracteurs.

Ironie de l’histoire, le service de Bourse Smith Barney, de Chicago, utilise les compétences de météorologues chargés de prévoir les effets du temps sur les cours des réserves de maïs, de soja et de blé. Un sujet sensible actuellement.

Les météorologues conseillent les spéculateurs et les économistes. Après que des ordinateurs très puissants aient compilé et comparé des millions de paramètres, des millions de dollars seront investis sur les matières premières sur la base de signaux précurseurs qui anticipent les évolutions de la production agricole, de la demande d’énergie, du tourisme. L’agence du Trésor américain utilise des techniques d’extraction des connaissances pour cibler ses enquêtes en matière de blanchiment d’argent et autres délits financiers. Un système informatique exploite les 200 000 rapports de transactions en devises de plus de 10 000 dollars et analyse les liens pouvant être suspects. Les dossiers retenus font l’objet d’enquêtes complémentaires mobilisant plusieurs départements fédéraux.

Le système relève chaque année plusieurs centaines d’affaires correspondant à plus d’un milliard de dollars de fonds susceptibles d’avoir été blanchis. L’informatique, désormais, peut déceler, mieux que n’importe quel homme, des logiques cachées dans un déluge d’informations. Les logiciels d’analyse automatique des informations entrent progressivement dans les entreprises. Une meilleure utilisation des informations détenues par l’entreprise permet d’établir des corrélations entre des événements afin, par exemple, de mieux « profiler » un client et ses comportements.

On savait depuis longtemps que certains thèmes comme les forums sur la santé, l’informatique ou encore l’automobile sont en tête des fréquentations. Plus de 57% des internautes français ont consulté un forum dédié aux maladies. Les chercheurs en sciences sociales ont trouvé là un champ d’applications qui s’est progressivement enrichi. Bruce Bueno de Mesquita est devenu un gourou en matière de science politique. Ce chercheur de l’Université de New York, membre de la Hoover Institution à Stanford, est un spécialiste connu de la théorie des jeux. Mis face à des problématiques politiques sensibles par des organisations gouvernementales il aurait su déceler, grâce à ses modèles mathématiques prédictifs, des probabilités parfois contraires à l’intuition courante.

Auteur en 2009 de « The Preditionneer’s Game », Bruce Bueno de Mesquita à travers plusieurs cas de figure explique que son travail d’analyse prédictive s’appuie essentiellement sur les façons dont les individus se comportent face à des situations spécifiques (version française). Il est curieux de constater, qu’au final, tout son travail se résume à anticiper le jeu des acteurs… Mais comment peut-il les mettre en équation ? En s’informant grâce aux réseaux.

Les réseaux sociaux sont devenus des instruments de l’analyse prédictive. Ils permettent de cerner les pulsions, les besoins, les objectifs poursuivis en analysant les moindres interventions dans les forums ou dans des bases d’informations. Sans qu’une intervention humaine ne soit indispensable, ils permettront aux firmes intéressées d’extraire des données afin qu’elles puissent proposer des services originaux en fonction des comportements les plus significatifs.

Depuis quelques années des organisations très spécialisées dans le recueil et le traitement d’informations de toute nature proposent des services de l’IE : surveillance de concurrents, de personnalités, ou veille sur des forums spécialisés. Internet est devenu une formidable caisse de résonnance des bas bruits la planète, des centres d’intérêts majeurs des populations, des aspirations ou des frustrations des peuples mais aussi un vivier d’informations sensibles pour qui sait les recueillir et les interpréter a des fins prédictives. Nous pensions que l’enjeu majeur des réseaux était de passer d’une logique de productivité individuelle à une logique de productivité de l’intelligence collective. On se trompait : l’enjeu était de déceler des logiques cachées avant tout le monde.

Un article de Capital nous apprend que Sergey Brin le fondateur de Google s’impose une discipline sportive contraignante afin de contrecarrer le risque d’une maladie de Parkinson fréquente dans sa famille[1]. Pour se tenir informé des évolutions de la recherche dans ce domaine qu’il finance largement, il utilise la puissance de repérage de son réseau mondial. En fait, dans la plupart des grands systèmes informatiques, y compris celui des grandes oreilles de la NSA, il devient possible de procéder à l’extraction ciblée des connaissances qui circulent dans les réseaux. Les ordinateurs assistés de spécialistes peuvent faire des rapprochements fructueux pour anticiper des pandémies ou des évènements socio-économiques particuliers.

C’est ainsi que Google aura contribué à prédire l’évolution des ventes de logements et d’autres biens d’équipements en examinant les occurrences de certains termes utilisés dans son moteur de recherche. L’analyse de mots, d’expressions ou d’occurrences de certaines informations comme des noms de marques clés peuvent alerter des logiciels de datamining (analyses et extraction automatique de données).

Des millions de messages peuvent être analysés à la vitesse de l’éclair et donner un sens prédictif. Un outil précieux en intelligence économique et largement utile pour suivre les marchés boursier. Un numéro de New Scientits[2] de juillet 2010 s’attarde tout spécialement sur l’intérêt des sociologues pour ces pratiques et leurs multiples applications. Les analyses des utilisations des réseaux, des résultats des moteurs de recherches, l’analyse lexicologique des blogs en décryptant les connivences des liens et des acteurs, font des réseaux un instrument précieux de l’étude des sciences sociales et politiques.

Comme le montrait déjà le livre prémonitoire « Sur l’Onde de choc » de John Brunner en 1975, les réseaux permettent les analyses prédictives des comportements lors d’un vote, des tendances en matière de consommation (par exemple les films avec le buzz), de migrations, de déplacement (les lieux fréquentés, qui attirent le plus) ou les résistances à des projets de lois. Tous les jours s’invente des applications particulières. Ainsi un internaute chinois a eu l’idée d’utiliser Google Maps pour indiquer les lieux où se sont multipliées les expropriations dues à la spéculation immobilière dans son pays. Une sorte de « carte du sang » des centaines de drames, des conflits opposants des particuliers à la toute puissance des autorités peu soucieuses de les dédommager et de les reloger. Une démarche qui donne une vision, une interprétation tout à fait différente d’un fait isolé en regard d’une politique sociale qui fait payer le progrès, une fois de plus, aux sans grades.

Google, Yahoo mais aussi d’autres réseaux sociaux comme Twitter ou les millions de blogs, sont devenus des instruments majeurs de l’intelligence économique. Ils permettent aux services spécialisés de déceler, par exemple, l’augmentation de recherches d’emplois en ligne, de repérer des discussions sur des procédés innovants dans un secteur d’activité donné, d’évaluer le niveau d’anxiété d’une corporation ou d’une région donnée. Ainsi se construisent, parfois à notre insu, les instruments d’un pilotage social et économique du futur.


[1] Capital de septembre 2010
[2] Juillet 2010 voir aussi Courrier International du 9 septembre 2010

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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