L’irrésistible montée des salariés en col blanc*
Nous subissons, en France, depuis plus d’un quart de siècle une situation de chômage élevé, avec des taux qui oscillent entre 8 et 10 %, sans jamais baisser. Pourtant, dans le même temps, le nombre de personnes au travail a augmenté de 3,1 millions pour atteindre aujourd’hui près de 26 millions d’actifs. C’est le constat fait par une intéressante étude de la Dares publiée en septembre dernier et qui analyse l’évolution des métiers en France depuis 1985.
Si les conclusions de ce document ne sont pas surprenantes, elles ont du moins le mérite de confirmer, chiffres à l’appui, les grandes tendances que chacun perçoit intuitivement.
Ainsi, si le chômage persiste, malgré une offre globale d’emploi qui a quand même crû de près de 13 %, c’est à la fois pour des raisons démographiques – croissance de la population en âge de travailler – et sociologiques : depuis le début des années 1980, le nombre de femmes actives a augmenté de 2,9 millions, contre seulement 0,2 million pour les hommes. On progresse ainsi vers la parité, puisqu’elles représentent aujourd’hui 47 % des emplois, contre 41 %, il y a 25 ans.
Comme on pouvait s’y attendre, cette féminisation a atteint en priorité les métiers du tertiaire, aux niveaux intermédiaires ou cadres. Les femmes ont particulièrement investi les services administratifs, comptables et financiers et les professions de la banque et des assurances où elles sont désormais largement majoritaires (60 % en moyenne). « Malgré ces évolutions, note Nicolas Le Ru, l’auteur du rapport, l’emploi féminin reste encore très concentré dans certains métiers. Les aides à domicile, aides ménagères, assistantes maternelles, employés de maison, secrétaires et secrétaires de direction demeurent, comme il y a vingt-cinq ans, à plus de 95 % des femmes. » Et bien entendu, elles restent quasiment absentes des métiers du bâtiment ou de l’automobile.
Le règne du tertiaire
La deuxième grande confirmation est celle de la tertiarisation de l’économie. Les métiers du tertiaire (commerce, services, transports, administration publique, santé, éducation, etc.) occupent aujourd’hui 76 % des travailleurs – 19,5 millions de personnes – contre 65 % il y a deux décennies, soit 4,8 millions d’emplois créés dans ce secteur. Cette progression a bénéficié surtout aux cadres (+2 millions) et aux professions intermédiaires (+1,3 million), mais aussi aux moins qualifiés (+911 000). Les métiers qui ont eu la plus forte croissance (+1,04 million) sont ceux de la santé et de l’action sociale, culturelle et sportive. Ceux des services aux particuliers et aux collectivités ont également été très dynamiques (+ 904 000) : ils occupent aujourd’hui près de 3 millions d’actifs, soit 12 % de l’emploi. Les professions de service à la personne ont, quant à elles, presque doublé, passant de 580 000 à près d’un million. Les autres gagnants de la tertiarisation sont les métiers de la gestion et de l’administration des entreprises (seules les secrétaires ont diminué de 120 000 postes), les professions commerciales et les informaticiens (qui ne représentent, malgré tout, que 2 % de l’emploi).
Ce développement du tertiaire s’est évidemment accompagné d’une hausse globale des niveaux de qualification. « Désormais, comptabilise la Dares, 50 % des salariés ayant terminé leurs études initiales sont au minimum diplômés d’un baccalauréat ou d’un brevet professionnel, contre 24 % au début des années 1980. La part des diplômés d’un niveau supérieur ou égal au Bac+3 a presque triplé, passant de 6 % à 16 %. (…) Seuls 24 % des salariés ne détiennent aucun diplôme supérieur au CEP ou brevet des collèges, contre 50 % il y a vingt-cinq ans. »
La fin des paysans et des ouvriers
Quels sont alors les secteurs où l’offre d’emploi a baissé ? « Avec la hausse des emplois les plus qualifiés et la forte baisse des emplois non qualifiés, une profonde mutation de l’industrie s’est opérée », souligne encore l’étude. Ainsi, les métiers industriels ont diminué de 15 %, perdant plus de 600 000 postes. Ils ne représentent plus que 13 % de l’emploi contre 18 % au cours de la décennie 1980. Même si, sur la même période, les effectifs d’ingénieurs et cadres techniques ont plus que doublé (de 105 000 à 227 000), cela est loin d’avoir suffi a contrecarrer une baisse générale de l’emploi ouvrier dans tous les secteurs industriels : mécanique, travail des métaux, industrie des matériaux souples, du bois, du textile, industrie de process et même électricité et électronique. La désindustrialisation de notre pays est bien là.
Les effectifs des métiers du bâtiment et des travaux publics, de leur côté, dont on pouvait penser qu’ils étaient en augmentation, ont en réalité peu évolué, gagnant seulement 71 000 emplois pour s’établir à un peu moins de 2 millions de personnes (7 % de l’emploi). Un point positif, cependant, le niveau de qualification s’élève.
On ne s’étonnera pas, enfin, au chapitre des baisses, que les métiers de l’agriculture aient fondu de moitié. Ils étaient 2 millions de paysans au début des années 1980, ils sont tout juste 900 000 aujourd’hui, moins de 4 % de la population active. Rappelons que la France comptait encore, en 1945, 10 millions d’agriculteurs, soit près de la moitié des travailleurs d’alors. Où la chute s’arrêtera-t-elle ?
Le recul des indépendants
Dernier enseignement de cette étude de la Dares : la part des salariés dans l’emploi est passée de 83 % à 89 % en vingt-cinq ans, au détriment des métiers d’indépendants (métiers agricoles, maîtrise des magasins et intermédiaires du commerce, patrons d’hôtels, cafés ou restaurants) qui ont fortement diminué . Même dans des professions traditionnellement indépendantes, comme les bouchers, charcutiers, boulangers, ils sont plus de 70 % à avoir choisi le statut salarié. On assiste ainsi au triomphe de la société salariale au moment même où on commence à s’interroger sur ses limites et ses conséquences négatives. Car ce développement du salariat, rappelle le rapport, s’est accompagné de celui de l’intérim, des contrats à durée déterminée et du temps partiel. Le salariat, aujourd’hui, ne met plus à l’abri de la précarité
*publié sur Jeune-dirigeant.fr