Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à être dirigées sur la base plus ou moins exclusive de chiffres comptables.
L’exigence de résultats chiffrés conduit à la définition d’objectifs chiffrés, qui se déclinent par activité, par « business unit », par équipe et jusqu’à chacun des salariés. Il en résulte alors un reporting serré, chacun des responsables, à chaque niveau, étant tenu de faire état de statistiques précises sur l’évolution de son activité.
Il ne s’agira pas ici de nier la nécessité d’outils de gestion. La question qui se pose est en fait la suivante : existe-t-il une réalité en dehors des chiffres ? Autrement dit, le modèle sur lequel ils se fondent rend-il compte fidèlement des différents aspects de la vie de l’entreprise, qui ne sont pas seulement financiers et économiques, mais également sociaux et techniques ? Et n’y a-t-il pas un danger à ne considérer que les seuls indicateurs chiffrés au point de vouloir ignorer tout le reste ? Les chiffres eux-mêmes sont-ils fidèles à ce qu’ils prétendent mesurer ?
Une réponse sérieuse à ces différentes questions nécessite un détour en termes d’épistémologie scientifique. Les chiffres, l’arithmétique, les mathématiques ont acquis dans nos sociétés un statut privilégié. Il en résulte en termes de management, comme l’affirmait Peter Drucker, que « ce qui n’est pas chiffrable n’existe pas ». Autrement dit, ce qui ne correspond pas aux normes comptables admises par la communauté financière serait dénué d’intérêt. Affirmation audacieuse et lourde de conséquences.
Le modèle et le réel : l’erreur de Galilée
Les sciences contemporaines se sont développées telles que nous les connaissons au XVIIe siècle sur la base des travaux, notamment, de Galilée, de Kepler et de Newton. L’un des problèmes qui les préoccupait alors était celui de l’orbe des astres. Il était entendu depuis Ptolémée que le soleil tourne autour de la terre. Cela allait de soi considérant par ailleurs que Dieu avait placé l’homme au centre de la Création.
Voici pourtant que les perfectionnements de la lunette astronomique conduisirent à des mesures d’une plus grande précision que celles dont on disposait jusqu’alors. Le résultat en fut que le modèle géocentrique cessait de rendre compte correctement des observations que l’on pouvait désormais faire et des mesures que l’on pouvait en tirer. Le premier réflexe fut de perfectionner le modèle géocentrique par le jeu de complexes « parallaxes ». Cela revenait à le perfectionner dans l’intention d’en préserver coûte que coûte la pertinence par rapport à la réalité sensible telle qu’elle pouvait désormais être observée.
Moyennant quoi, Copernic, sans prétendre vouloir remettre en quoi que ce soit en cause le modèle ptoléméen, se livra à une sorte de jeu de l’esprit : que se passerait-il mathématiquement si on admettait (pure fantaisie !) que c’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse ? Le résultat de cette spéculation était mathématiquement élégant.
Moyennant quoi Galilée se permit d’aller un peu plus loin en affirmant, lui, que c’est effectivement, dans la réalité, la terre qui tourne autour du soleil et non pas l’inverse. Ceci nous semble aujourd’hui aller de soi, mais lui valut à l’époque quelques difficultés avec les autorités religieuses.
Il est de bon ton de tourner aujourd’hui celles-ci en ridicule, et pourtant, la question vaut qu’on s’y attarde dans la mesure où elle a une relation directe avec le management des entreprises contemporaines. Ce que la Sainte Inquisition reprochait à Galilée, ce n’étaient pas ses calculs, c’était d’affirmer que la réalité était telle que le prétendaient ceux-ci et non telle qu’elle apparaissait en tant que réalité sensible. La réalité mathématique, autrement dit, serait plus réelle que la réalité sensible. Celle-ci pourrait se révéler être une illusion par rapport à la réalité mathématique.
Ici, il convient d’observer que c’est toute la logique, d’Aristote à la scolastique médiévale, qui se trouvait écartée ; il ne faut pas confondre, affirmait par exemple St Thomas d’Aquin, les distinctions qui tiennent à la nature des choses à celles qui tiennent à notre manière de les comprendre.
Pour Galilée, c’est notre manière de comprendre les choses (le modèle) qui préjuge de la nature du réel. Autrement dit, nous « savons » que la terre tourne autour du soleil parce que les calculs effectués sur cette base confirment le modèle héliocentrique. Popper ajoutera par la suite : ce modèle, pourtant, ne vaut que pour autant que des calculs plus fins n’aboutissent pas à la présentation d’un modèle plus pertinent.
Les scientifiques contemporains n’étant pas nécessairement philosophes (non plus que les comptables de Wall Street), les mathématiques, depuis lors, en ont pris à leur aise. Nombre d’objets dont l’existence est considérée par les physiciens comme « allant de soi » n’ont d’autre réalité que mathématique. Le « big bang », par exemple, est tenu pour une réalité historique pour autant qu’il confirme le modèle qui postule son existence. La réalité de la réalité serait donc mathématique, tout le reste étant suspect de n’être qu’illusion liée à l’imperfection de nos sens.
Pour l’instant, on retiendra donc que le modèle chiffré préjuge de la réalité qu’il décrit. Sa valeur descriptive est supérieure à celle que suggèrent nos sens. Tout ce qui n’est pas chiffré ou chiffrable est donc nul et non avenu. Ce qu’il faut souligner ici, c’est qu’il s’agit là d’un fait culturel, exprimé dans nos langues occidentales, résultant de la capacité de celles-ci à exprimer des syllogismes, puis à exprimer ceux-ci en langage mathématique. La science, vont jusqu’à exprimer certains auteurs, serait le mythe dominant de notre culture. Autrement dit, la réalité scientifique aurait pris la place de Dieu (Galilée y étant pour quelque chose). Mais venons-en à l’entreprise.
De Galilée au reporting comptable : le réel ne se limite pas au modèle
La gestion de l’entreprise se trouve étroitement subordonnée à des normes comptables. Les normes comptables ont été élaborées par des financiers, en fonction des considérations qui importent à leurs yeux. Les financiers sont souvent des ingénieurs aux yeux desquels la réalité doit être réduite en chiffres, les chiffres étant considérés ensuite comme une image fidèle de la réalité, au même titre que les ombres s’affichant sur la caverne de Platon. Il en résulte, dans la salle des marchés, l’existence d’une sorte de réalité virtuelle de l’entreprise.
Cette réalité virtuelle a pour effet de considérer qu’est nul et non avenu tout ce qui ne s’intègre pas dans le modèle mathématique sur lequel elle se fonde. Le trader est un pythagoricien aux yeux duquel la réalité se limite aux colonnes de chiffres qui s’affichent sur son écran, tout le reste n’étant qu’illusoire ou anecdotique – en tout cas sans intérêt.
On en sait trop les conséquences. Exigence de résultats chiffrés, cascades d’objectifs, exigences de reporting, et ainsi de suite. Ce mode de « gouvernance » a pour conséquence que tout ce qui ne rentre pas dans le cadre des tableaux Excel de reporting est sans importance car n’ayant pas d’existence aux yeux de leurs destinataires finaux, prisonniers qu’ils sont non pas tant de leur « recherche effrénée du profit » que du paradigme scientifique sur lequel ils se fondent tel qu’il leur a été enseigné depuis leur première table d’addition (une carotte plus un navet égale deux).
Si ces considérations sont justes, elles sont très graves de conséquences. Celles-ci vont beaucoup plus loin que les considérations habituelles sur le caractère malfaisant des financiers. Ce qui est en cause, ce sont les fondements épistémologiques de ce que nous croyons savoir, de l’entreprise comme du réel en général.
Nous nous plaisons à imaginer que celui-ci peut, pour l’essentiel, s’exprimer en chiffres. Mais il s’agit là d’une vision réductionniste susceptible de nous conduire à négliger certains de ses aspects qui peuvent ne pas être moins importants.
Quand le scientifique use d’un modèle mathématique, il doit s’assurer que celui-ci rend compte correctement de la réalité. Pour reprendre le principe de falsifiabilité tel que défini par Popper, il ne doit le considérer pour « vrai » que pour autant que des faits nouveaux ne viennent pas le contredire.
Le modèle de l’héliocentrisme n’a, à ce jour, été mis en défaut par aucun fait nouveau ; il s’agit d’un modèle que l’on peut considérer comme tout à fait « robuste » et il est probable, sinon certain, qu’il ne sera pas remis en cause de sitôt. Mais il en est d’autres qui sont plus ou moins rapidement abandonnés parce qu’ils ne résistent pas bien longtemps à la présentation de faits nouveaux. Le scientifique, autrement dit, ne doit pas oublier que la réalité n’est pas réductible au modèle par lequel, à un moment donné, il cherche à la comprendre.
S’agissant du modèle quantitatif par lequel les financiers se représentent l’entreprise, il est permis de se poser la même question. Ce modèle est-il robuste en tant que moyen d’interprétation de la réalité ? Or, il est à craindre que cette invitation à l’interrogation et à l’autocritique ne soit pas à l’ordre du jour. C’est que la représentation chiffrée de l’entreprise répond, en fait, à un certain système de valeurs. Elle postule implicitement que la réalité concrète de l’entreprise peut être décrite, au moins pour l’essentiel, c’est-à-dire pour ce qui importe, par un modèle chiffré, et que rien d’extérieur à celui-ci ne mérite d’être retenu. Or, il s’agit là d’un point de vue qui, pour être socialement partagé par la communauté financière, n’en est pas moins particulier et pourrait ne pas l’être selon d’autres points de vue.
Pour sortir d’une telle bulle intellectuelle, il conviendrait à l’ingénieur-financier d’accepter le fait qu’il peut y avoir différentes façons d’appréhender le réel.
Les informations chiffrées en sont une ; mais il en est d’autres, qui ont tout autant de valeur descriptive et explicative. Comprendre le réel, ce n’est pas le réduire à un ensemble d’équations ; c’est le suivre sur la durée et accepter l’existence de faits irréductibles, en l’état actuel des mathématiques, à des colonnes de chiffres. C’est accepter que celles-ci ne contiennent pas le monde, mais en constituent une interprétation toujours fragile. C’est accepter de s’interroger en permanence sur la pertinence de notre outillage intellectuel et la réalité que nous cherchons à comprendre. Ce qui conduit toutefois à cette autre question : comprendre, mais dans quel dessein ?
S’agissant de la vision financière de l’entreprise, la réponse est évidente. Il est permis cependant de se demander si celle-ci ne va pas à l’encontre même des intentions de ceux-là qu’elle anime. Il est des choses qui ne s’expriment pas en chiffres et qui peuvent cependant peser sur les choses au point de les détourner de leur cours prévisible. La récente crise financière en fournit l’illustration. Admettre cela, toutefois, revient à douter de la pertinence du modèle, et au-delà du modèle, du mode de pensée dont il est l’expression. La tentation sera, comme les tenants du géocentrisme, de le perfectionner. A moins d’admettre la nécessité de passer à un modèle autre, qui sera plus pertinent dans la lecture qu’il propose de la réalité et de ses exigences.
Telle est probablement la bifurcation, au sens de Prigogine, à laquelle la vision de l’entreprise se trouve aujourd’hui arrivée. C’est peut-être un tel modèle que désignent les expressions « développement durable » ou « entreprise socialement responsable ». Reste à lui donner une consistance au moins équivalente à celui qui nous a récemment montré ses limites.
Hubert Landier est consultant, spécialiste des relations et du climat social dans l’entreprise. www.management-social.com
Cet article a été publié dans « la lettre d’Hubert Landier », n° 32 du 11 mars 2010.