La concurrence dans le trafic de voyageurs entre dans sa phase active. Elle n’est encore que symbolique. Mais l’échec de la relance du fret, quand d’autres pays y parviennent, et la perte de marchés est un contre-exemple à méditer pour la SNCF.
Il aura fallu vingt ans pour que, suite à une directive européenne de juillet 1991 sur la déréglementation du système ferroviaire, un train de voyageurs circulant sous d’autres couleurs que celles de la SNCF empruntent une ligne française. En réalité, deux trains de nuit entre Paris et Venise depuis le 11 décembre 2011, un dans chaque sens, exploités par Thello, une co-entreprise créée par le français Veolia Transdev et l’italien Trenitalia (qui, pour se lancer, a rompu sa collaboration avec la SNCF au sein de la société Artesia)
La concurrence devient donc effective même si, pour l’instant, elle se limite à sa plus simple expression et ne progresse qu’à une allure d’escargot. Toutefois, d’autres compagnies ferroviaires comme la Deutsche Bahn devraient venir défier la SNCF sur ses terres.
Un long travail d’approche pour mettre le pied dans la porte
Le mécanisme est forcément long. C’est en décembre 2009 que la loi relative à la nouvelle organisation et à la régulation des transports ferroviaires a été promulguée, installant la nouvelle Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF). Mais à partir de là, tout restait à faire pour les impétrants.
Tout commence par une étude de marché, pour vérifier que le projet d’ouverture d’une liaison peut être rentable. Ensuite, les nouveaux entrants doivent non seulement se doter de capacités de transport adaptées, mais aussi les faire certifier par l’Etablissement public de sécurité ferroviaire (EPSF). Il leur faut ensuite disposer de « sillons » pour faire circuler ces trains notamment sur les lignes à grande vitesse.
Le sillon est le nerf de la bataille du rail. Il confère à une compagnie la possibilité d’utiliser une voie sur une liaison bien définie à une heure précise dans un laps de temps établi, à une vitesse déterminée. Il appartient à Réseau Ferré de France (RFF), le gestionnaire du réseau, de les délivrer. Mais compte tenu du nombre de trains à faire circuler sans nuire à la sécurité, l’obtention d’un sillon implique une longue procédure : au moins huit mois de travail. Pour qu’un train circule à partir de mi-décembre, une demande doit être déposée avant la fin avril. Les sillons sont attribués en septembre. Les compagnies peuvent alors se préparer à les exploiter à partir de la mi-décembre (au changement de service)… et toute l’année suivante.
Encore ne suffit-il pas de disposer d’un sillon. Il faut acquitter un péage auprès de RFF pour l’utiliser. 20% du péage annuel doivent être payés à la réservation par la compagnie qui en fait la demande, pour éviter toute réservation abusive qui ne viserait qu’à gêner la concurrence. Le coût de ces droits de trafic est loin d’être marginal. Supportant la gestion d’une dette ferroviaire de plus de 27 milliards d’euros et assumant la charge de la maintenance du réseau (3,2 milliards d’euros en 2010), RFF procède à de lourdes augmentations de ces péages : 11% en 2011, 7,4% en 2013 ; seule l’année 2012 marquera une pause avec une hausse de 1,5%. Ce qui implique de serrer au plus près le modèle économique, surtout lorsqu’on ambitionne, comme Thello, de travailler en « low cost ».
Une fois que le nouvel entrant dispose des certificats de sécurité, du matériel à exploiter et du personnel qui en a la charge, des sillons, d’une billetterie, de ses guichets dans les gares, d’un projet industriel qui justifie ces investissements, et qu’il a acquitté les péages, il peut se lancer. Ce qui explique le délai de deux ans entre l’ouverture du transport de voyageurs à la concurrence, et l’arrivée du premier train d’un concurrent de la SNCF.
Méditer l’expérience du fret dans la déréglementation « voyageurs »
Même pour un champion de la grande vitesse comme la SNCF, la déréglementation est un défi à relever dont l’issue est loin d’être acquise. Le transport de marchandises en a fourni l’exemple. L’ouverture à la concurrence s’est opérée en deux temps, d’abord sur les corridors internationaux en 2003 puis sur l’ensemble du réseau en 2006. Cette rupture devait donner un coup de fouet à Fret SNCF, condamné à améliorer sa productivité pour contenir la concurrence et, en même temps, reprendre des points au transport routier. Mais on a assisté à un scénario bien différent.
Le fret ferroviaire n’a pas été dynamisé par la déréglementation. La SNCF n’est pas parvenue à détourner une part du trafic de la route sur le chemin de fer. Au contraire, elle a plutôt transféré une partie de son activité sur la route, devenant le premier transporteur routier de l’Hexagone. Et sur les rails, elle a vu une partie de son activité captée par les nouveaux compétiteurs qui assurent aujourd’hui 20% du transport de fret ferroviaire. D’une façon plus générale, alors que le Grenelle de l’environnement avait fixé comme objectif un transfert de 25% du trafic de fret de la route vers le chemin de fer, c’est l’inverse qui se produit. Ainsi, depuis dix ans, le chemin de fer en France a reculé de 40% dans le fret et n’assure plus que 10% du trafic de marchandises.
Il ne s’agit pas d’une fatalité : dans le même temps, le fret ferroviaire a progressé de 45% en Allemagne et de 33% en Royaume Uni, explique l’association pour le transport et l’intermodalité TDIE. Le problème est bien d’ordre national. « En 1970, les trafics de fret en France et en Allemagne étaient identiques ; aujourd’hui, il n’est plus en France que le tiers du trafic allemand », insiste Michel Savy, professeur à l’Université Paris Est.
Sylvie Charles, directrice de Fret SNCF, impute ce recul à la désindustrialisation, constatant que l’activité de ses clients traditionnels a reculé en France (de l’ordre de 25% pour la sidérurgie et l’automobile en dix ans) alors que les mêmes clients de la Deutsche Bahn ont profité d’une hausse d’activité de 20% sur la période.
Dans l’attente du coup de rein de la SNCF
Quoi qu’il en soit, le constat est implacable : le fret ferroviaire n’a pas été stimulé par la déréglementation, les nouveaux entrants ont seulement capté des trafics à la SNCF sans en générer de nouveaux, et la SNCF a elle-même été incapable de reprendre des marchés à la route. Certes, elle n’a pas été soutenue par les pouvoirs publics qui ont reporté les mesures destinées à renchérir le transport routier dans le cadre de la protection de l’environnement, comme la mise en place de l’éco-redevance pour les poids lourds. Le résultat est là.
Si la déréglementation du transport de voyageurs ne devait pas drainer de nouveaux clients vers les trains et se traduire par un simple transfert de passagers vers de nouveaux concurrents, les conséquences seraient identiques pour la SNCF.
L’entreprise ferroviaire possède de nombreux atouts, tant techniques que dans l’ingénierie commerciale, souvent sous-estimés lorsqu’on la compare à ses concurrents. Mais à l’heure de la réactualisation du modèle économique du TGV qui porte depuis trente ans le modèle économique de l’entreprise, on attend le coup de rein qui épargnera au trafic de voyageurs la même déconvenue que dans le fret ferroviaire dans un univers dérégulé.
On n’imagine pas un retour au monopole. Alors, la culture de l’entreprise doit s’adapter, surtout que se profile un autre volet de la déréglementation qui touchera, cette fois, les transports régionaux.