« Nous espérons une redéfinition des partenaires sociaux ». Entretien avec un comédien en lutte.
Entretien avec Jean-Francis, comédien intermittent, membre de la coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France (CIP-IDF).
Place-Publique : Comment fonctionne la coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France ?
Jean-Francis : C’est une assemblée de fait, sans forme juridique. Nous fonctionnons en démocratie directe. Le seul organe décisionnaire est l’assemblée générale des membres de la coordination qui se réunit actuellement 2 fois par semaine. Il n’y a pas de coordinateur, pas de représentant, ni de porte-parole.
Au départ, le travail était organisé en commission, il y en a eu jusqu’à 28. Désormais les commissions sont éclatées et forment des groupes de travail autour d’un thème.
P.P : Quelles sont les personnes qui composent cette coordination ?
J.F : Ce sont principalement des intermittents, mais aussi des personnes au statut précaire, des RMIstes, des chômeurs… Une grande majorité est non syndiquée, mais il y a également des personnes syndiquées. Tout le monde est bienvenu, à partir du moment où il participe à la vie de la coordination, et respecte nos principes de démocratie et de non-violence.
P.P : Quel est votre rôle au sein de la coordination ?
J.F : Je faisais partie au début de la commission Info-Doc qui a travaillé sur le protocole. Après l’avoir lu, nous avons rédigé des textes d’analyse. Nous sommes également à l’origine de la cassette qui a été réalisée sur le protocole. Maintenant que ce travail a été fait, la commission s’est éclatée pour rejoindre le groupe « revendications propositions » qui travaille à l’élaboration d’un nouveau protocole.
P.P : L’activité d’information et de sensibilisation est-elle capitale pour votre mouvement ?
J.F : Les nouvelles victoires potentielles reposent sur la sensibilisation et la pédagogie. Nous sommes allés expliquer le protocole dans beaucoup d’endroits : les théâtres, les tournages de films, et même les Drac (Directions régionales des affaires culturelles) ou le Syndeac (Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles).
Partout où l’on passe, nous nous apercevons que beaucoup de personnes ne sont pas bien informées. Les permanents, entre autres, ne se sentent pas concernés, mais ils ont torts. Les intermittents sont à l’heure actuelle en première ligne, mais demain ce sera leur tour. Il est en effet prévu que le protocole soit à nouveau révisé fin 2004 et fin 2005, ce qui veut dire que, dès la première année, un certain nombre de gens seront éliminés. Nous estimons le chiffre à 35 % de la profession. La deuxième année, ceux qui étaient solides vont devenir fragiles, et ainsi de suite… jusqu’à ce qu’on arrive à ne garder qu’une moitié, voire un tiers de l’ensemble de la profession actuelle. Le statut des intermittents sera alors relégué, et ces professionnels deviendront des permanents de l’industrie culturelle. Ce qui n’a rien à voir avec le travail que nous faisons et le statut même que nous défendons.
P.P : Dans la vidéo Nous avons lu le protocole*, vous dénoncez un « protocole complexe et pervers ».
J.F : Nous étions d’accord pour réformer ce système, et depuis longtemps. Ce statut n’est pas parfait mais la réforme comptable que l’on nous propose consiste à mettre des gens dehors, c’est inacceptable. Le protocole signé le 26 juin est un texte qui a été fait par des gens qui viennent de l’audiovisuel, et il est fait pour se débarrasser d’une partie de la profession. Or il ne faut pas oublier que s’il y a 110 000 ou 120 000 personnes qui bénéficient du régime spécial des intermittents, il y en autant qui, sans avoir ce statut, font partie de la profession quand même. C’est ce qui nous scandalise. Les cotisations de ces personnes-là ne sont pas prises en compte. Le déficit de l’Unedic est calculé sans les cotisations de ceux qui ne sont pas indemnisés, ce qui est totalement injuste et mensonger.
P.P : La coordination des intermittents donne l’impression d’être un mouvement construit et adulte, qui fait des propositions concrètes, est-ce la réalité ?
J.F : Oui, aussi bizarre et surprenant que cela puisse paraître. Des personnes que l’on supposait extrêmement superficielles et peu politisées se révèlent tout le contraire. La politique qui les concerne les intéresse. Il y a eu une grande qualité et un grand sérieux dans le travail, dans la réflexion, dans la manière de s’investir dans ce problème. Une manière surprenante et très satisfaisante.
Nous avons proposé un nouveau protocole, que l’on appelle « nouveau modèle ». Contrairement à ce que l’on nous propose, nous souhaitons assouplir les conditions d’accès, et passer du salaire journalier de référence (SJR) au salaire annuel de référence. Cela nous paraît une manière plus juste de calculer en tenant compte de la réalité de notre milieu professionnel. Par ailleurs, il y a un certain nombre d’actions en justice qui ont été entamées, dont une plainte déposée au Tribunal de Grande Instance pour faux en écriture privée, et une deuxième en référé au conseil d’Etat qui pourrait avoir une valeur suspensive.
P.P : Vos manifestations et actions sont originales et frappantes. Pourquoi avez-vous cherché à mettre en place ce type de « manif-événements » ?
J.F : Il faut sans cesse inventer une manière originale de faire parler du mouvement. La grève reste le moyen d’action prioritaire, mais n’est pas simple à mettre en œuvre dans notre profession. Nous vivons à une époque où il faut réinventer les choses, les formes habituelles d’action ne marchent plus tout à fait comme avant.
P.P : Malgré votre mobilisation, le gouvernement ne semble pas vouloir céder ?
J.F : Nous pensons que rien n’est jamais perdu. Tant que le protocole n’est pas en application, on peut toujours se battre.
Un pouvoir qui affirme que « ce n’est pas la rue qui gouverne » n’a pas l’intention de céder officiellement. Mais si on lui offre une porte de sortie honorable, il la prendra. Le gouvernement ne sait pas quoi faire de cette patate chaude, il ne sait plus comment se dépêtrer de cette histoire de protocole. Si par hasard, une décision de justice allait dans notre sens, je crois que le pouvoir politique pourrait saisir cette porte de sortie, pour s’en débarrasser.
P.P : Quels sont vos espoirs aujourd’hui ?
J.F : J’espère que les états d’esprit vont un peu se modifier et que l’on va entamer une vraie réflexion sur la société que nous voulons, ainsi qu’un vrai débat sur la place de la culture dans cette société. Désormais tout le monde parle des assises de la culture, et si notre mouvement a au moins servi à cela, c’est très bien. C’est une occasion unique de poser le problème de la culture dans ce pays, que personne ne posait plus officiellement.
Nous espérons également une redéfinition des partenaires sociaux. Les signataires du protocole ne nous représentent pas. Les organisations syndicales représentent peut-être 2 à 3 % des intermittents. La CGT en représente 4 %, mais elle n’a pas signé le protocole. C’est donc inadmissible que soit mis en application quelque chose qui ne représente pas les salariés concernés. Le Medef, quant à lui, représente les entreprises de plus de 500 salariés. Or, les entreprises du spectacle qui font plus de 500 salariés, ce sont uniquement les grosses boîtes de l’audiovisuel.
P.P : Que proposez-vous ?
J.F : Il faut une vraie remise à plat de ce système. C’est tout de même éloquent de voir que les syndicats signataires sont ceux qui gèrent l’Unedic. Quand on voit l’argent que dépense l’Unedic pour faire la promotion de ce protocole dans les journaux nationaux, on peut tout de même se poser la question de leur gestion de l’argent. L’Unedic nous a toujours refusé des éclaircissements sur sa gestion financière. Il n’y a aucune transparence.
Nous voulons faire partie des négociations qui nous concernent, et nous estimons être légitimes. Pour preuve, tout le monde vient nous demander des explications, des chiffres, des solutions… Même le ministère vient de nous faire une proposition de rendez-vous, que nous avons refusée : c’est un peu tard pour daigner nous recevoir, et nous n’accepterons pas de discuter s’ils continuent de déclarer que le protocole ne sera pas retiré. Et puis, selon nous, monsieur Aillagon n’est plus un partenaire, ce n’est même plus un ministre de la Culture.
P.P : On vous sent motivés, mais tout ceci n’est-il pas très fatigant ?
J.F : Nous avons passé un été extrêmement excitant et satisfaisant, mais très épuisant. Nous sommes fatigués, mais ce n’est pas pour autant que nous allons laisser tomber. Il y a plein de nouvelles personnes qui se mobilisent et nous aident à aller toujours plus loin.
Site web de la coordination :
http://cip-idf.ouvaton.org
* La vidéo Nous avons lu le protocole est disponible librement sur Internet :
http://video.protocole.free.fr
Revue du net :
« Comment peut-on renoncer à jouer », le point de vue – critique face au mouvement – de Patrice Chéreau. Paru dans le Nouvel Observateur (août 2003) La réponse à l’article de Patrice Chéreau, à lire sur Indymédia Paris Lettre ouverte à Ariane Mnouchkine et Patrice Chéreau, de Jean-Claude Fall. A lire sur Manga-Burgah.net Appel à tous les artistes et acteurs culturels de toutes disciplines, pour une démocratie culturelle et artistique. A voir sur www.horschamp.org |
Photo réalisée le 16 septembre 2003 lors de l’inauguration d’un nouveau lieu innocupé, devant servir de siège pour la coordination. Lieu évacué de force le lendemain.