Très ennuyeux est l’homme modéré comme se plaisait à le répéter l’écrivain Jean d’Ormesson, (parlant de lui, comme il se doit). Ennuyeux, pas tant que ça et sans doute moins qu’il n’y paraît. Peut-être moins ennuyeux que certains esprits bouillonnants qui utilisent la violence ou la brutalité pour se faire entendre. Ceux-là sont légions et d’une affligeante banalité à notre époque qui cultive la provocation comme vérité. Il y a un conformisme de la pensée révolutionnaire, toujours pressée. Le réformisme est plus difficile à faire accepter car il s’étend dans la durée. Or dans la durée, dans le temps qui est donné, il y a plus de créativité possible, plus de liberté. Ne parlez pas d’équilibre ou de mesure aux gens brillants, ils comprendront médiocrité. Mais tandis qu’ils brillent, éteignez la lumière, et vous verrez qu’ils sont perdus. Quant aux extrémistes, ils se rejoignent pour créer le déséquilibre à force d’alimenter les peurs. Ils reproduisent les mêmes antiennes. Ils se répètent. Rien de plus pauvre en idées qu’un extrémiste. Il cherche son maître et se raconte toujours la même banalité pseudo-héroïque. Rassurons-nous : écarter la peur renforce les défenses immunitaires. Ceux dont la principale ligne de pensée est de moquer le sens de la mesure et l’harmonie, au nom du principe de l’efficacité se trompent. Ils favorisent les grands malentendus qui empoisonnent le monde.

La « basse température des grenouilles froides » comme l’évoque Nietzsche ( La volonté de puissance. Tel Gallimard. 1995) n’est pas si terre à terre. Loin de là. En réalité, l’action politique du modéré, avec ses airs de comptable zélé, peut se révéler hautement bénéfique. « Ces chercheurs et microscopistes de l’âme sont fondamentalement des animaux courageux, magnanimes et orgueilleux, qui savent tenir en bride leur cœur et leur douleur et sont éduqués à sacrifier tout souhait idéaliste à la vérité, à toute vérité, même à la vérité simple, amère, laide, repoussante, non chrétienne, immorale…Car il y a des vérités de ce genre » (Nietzsche/ La généologie de la morale. Classique de Poche. 2000). Privilégier le sens de l’équilibre et de la pondération, voilà une proposition qui semble nulle et non avenue aux yeux des commentateurs cyniques qui confondent la modération avec l’indulgence. Telle n’est pas la vision d’Aristote qui professe ce qu’il appelle la « médiété ». Elle consiste surtout à accorder la vertu morale à la capacité d’échapper aux vices de l’excès. La bienveillance et la modération sont des valeurs qui réclament de l’exigence. La conduite raisonnée, la tranquillité de celui qui ne court après rien, mais qui connaît ses limites sans chercher à les dépasser le rend plus assuré et plus libre dans ses choix. Il s’appartient. Avec Spinoza nous voilà conduit vers l’attention aux équilibres, la proportionnalité dans les choix, le sens de la pondération, autant de voies vers la sagesse et le devoir d’intelligence.

La modération s’accorde à la modestie. Le modeste est le contraire du médiocre. Comme l’entend Henri Bergson (Le rire. Poche. 2013), « la modestie vraie ne peut être qu’une médiation sur la vanité. Elle nait du spectacle des illusions d’autrui et de la crainte de s’égarer soi-même ». Modéré ne vaut pas dire sans colère ou sans caractère. La modération n’est pas la mollesse. Tzvetan Todorov, dans son œuvre, en fait une vertu cardinale. Se fâcher est facile, faire preuve de mesure est plus difficile. Albert Camus place le sens de la juste mesure au cœur de l’humain car il rompt avec l’idée d’un surhomme inclinant vers les excès totalitaires. Pour ce dernier, « la mesure n’est pas le contraire de la révolte. C’est la révolte qui est la mesure » (L’homme révolté. Folio Gallimard. 1951.) Il s’agit pour l’homme révolté d’«essayer simplement d’être un homme». Il fixe ainsi des limites à l’avidité de l’homme dont le moi hypertrophié mène la société à l’autodestruction. La révolte est ainsi le refus des indulgents et des résignés dont l’esprit ramollit dans l’indifférence et « la défaite de la pensée ». 

Dans « Un coeur intelligent » (Gallimard. 2009) Alain Finkielkraut rappelle la  modération du Printemps de Prague, dont l’élan adulte est lié aux expériences historiques déçues. Il l’oppose au spontanéisme de Mai 68 qui est le reflet d’une révolte de jeunes. Le printemps de Prague de 68 représente, à ses yeux, une « révolte modérée d’une génération adulte déçue par son expérience du communisme ». Elle en revient de ses idéaux. Pour éviter l’ivresse et le caniveau, la liberté a besoin d’être modeste. Accepter sa fragilité, savoir dire les choses au bon moment, raison garder, telle est la force du faible ! Telle est la force du révolté ! « Bien des rivières tranquilles sont à leur source d’impétueux torrents mais pas une ne bondit et n’écume jusqu’à la mer. Ce calme est souvent, sans qu’on s’en doute, un grand indice de force » observe l’écrivain Michail Lermontov dans « Un héros de notre temps » (Folio Gallimard. 1998). La rivière et le torrent, l’image convient à la chorégraphie. La figure du danseur est évocatrice de l’équilibre entre puissance et fragilité, tranquillité et libération d’énergie. Le chorégraphe, Angelin Preljocaj, en fait son crédo : « la fragilité en art ne prend son sens qu’en rapport avec la puissance » ? Ce déploiement de l’être danseur est, pour lui, la condition de l’épanouissement des possibilités d’être.  Bref, la notion d’équilibre est une chance quand nous voulons regarder les choses en face, avec bonne foi, chance dont il faut profiter.

Merveille d’équilibre géographique que la France, “ce pays à égale distance du pôle et de l’équateur » écrit l’économiste Bernard Maris, tragiquement disparu lors du massacre de Charlie Hebdo en janvier 2015. (« Et si on aimait la France ». Ed. Grasset 2015). Subtil équilibre politique que la notion de laïcité qui sépare la société civique et la société religieuse, qui respecte l’égalité de tous devant la loi quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions. La laïcité garantit la liberté de conscience et celle de manifester ses convictions dans les limites du respect de l’ordre public. La France est le seul pays à en faire un modèle de vie en commun. Quand on aspire au pouvoir ou bien qu’on vise un grade, c’est chaque fois la démesure qui mène la danse, sans aucun égard pour les autres. Il en va différemment quand il n’y a pas d’enjeu autre que de bien faire. Alors les choses sont plus mesurées. Dans l’harmonie naturelle, évoluent les justes et les modestes qui expriment spontanément, parfois en prenant de grands risques, une forme de sagesse séculaire faisant aujourd’hui tant défaut. Est-ce cette sensibilité du jugement qu’on nomme la conviction ? Ou encore le courage, comme le pense Jankélévitch ?

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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