Chronique de Pierre Le Roy

La CIA n’est pas seulement un centre d’espionnage spécialisé dans les coups plus ou moins tordus. C’est aussi le siège de la « National Intelligence Council » (sic …)  que les experts qualifient pudiquement en français de « Conseil National du Renseignement ». Ce conseil, avec une grande indépendance par rapport à la CIA et au pouvoir américain, est chargé, tous les quatre ans, de rédiger et de publier un rapport sur les grandes tendances de l’évolution du monde à long terme (« global trends ». Pour la sixième fois, ce rapport vient de paraître, et il est possible de le consulter sur Internet dans sa version anglaise (www.dni.gov/nic/globaltrends). La version française est disponible grâce à l’éditeur « Equateurs » qui la publie sous le titre : « Le monde en 2035 vu par la CIA ».

Les auteurs du sixième rapport, qui  ont bénéficié du concours de 2 500 personnes provenant de 35 pays, insistent d’abord sur le fait que « notre histoire du futur commence et se termine par un paradoxe : les  tendances mondiales présagent d’un avenir sombre, malgré les progrès des dernières décennies, mais sont aussi porteuses d’espoir ».

La démographie : urbanisation triomphante et forte baisse de l’extrême pauvreté

Là où la population vieillit (Chine, Russie, Allemagne, Japon …) la population en âge de travailler va diminuer de façon considérable, alors que la réalité est globalement inverse dans les pays pauvres, et notamment en Inde, au Nigeria et en Indonésie mais aussi en Egypte et en Tanzanie. Cela conduira à des migrations de plus en plus importantes de populations jeunes des pays pauvres qui viendront chercher du travail en Amérique du Nord et en Europe. Par ailleurs, l’urbanisation se poursuivra : alors qu’un peu plus de 50 % des habitants de notre planète vivent dans des villes aujourd’hui, ils seront environ 60 % en 2035. Quant à l’extrême pauvreté, elle touchait 2 milliards de personnes en 1970. C’est deux fois moins aujourd’hui et cette évolution va continuer dans le même sens.

L’économie :  croissance moins élevée et hausses contrastées des revenus (courbe de l’éléphant)

Concernant l’économie mondiale, le mouvement vers une croissance plus faible est déjà enclenché depuis la crise de 2008. Il devrait se poursuivre dans les pays développés, entraînant une faible augmentation des revenus des classes moyennes des pays riches, alors que les « très riches » continueront à y prospérer. A l’inverse, les classes le plus défavorisées des pays pauvres, notamment en Afrique subsaharienne, verront leurs revenus stagner, alors que les classes  moyennes des pays émergents (notamment Chine et Inde),  verront leur sort s’améliorer. C’est ce qu’on appelle la courbe de l’éléphant : les pieds représentent les « perdants », c’est-à-dire les classes moyennes des pays riches et les classes les plus défavorisées des pays pauvres, alors que le dos et le sommet de la trompe représentent les « gagnants », c’est-à-dire les « très riches » des pays riches et les classes moyennes des pays émergents.

Les nouvelles technologies : faible visibilité à long terme

Les nouvelles technologies (automatisation, intelligence artificielle, technologies de l’information et de la communication,  biotechnologies) et les énergies non conventionnelles bouleverseront l’économie mondiale. Les secteurs les plus touchés seront la santé, les transports, l’énergie et la production agricole, sans qu’on puisse savoir si les changements induits se traduiront par une plus grande productivité ou par de nouveaux défis que les collectivités humaines et leurs dirigeants risquent de gérer de façon inappropriée. Cela réduira le nombre d’emplois dans certains secteurs de l’industrie et des  services, et en créera d’autres très différents, multipliant les « destructions créatrices » chères à Joseph Schumpeter, avec un solde qui risque d’être négatif. Face à cette évolution, les meilleures armes sont le développement de l’éducation et la mise en œuvre de régulations appropriées nourries par une éthique qui reste à inventer.

Le populisme : vague d’exclusions

Les groupes identitaires, fondés sur la nation, les ethnies ou la religion, gagneront en influence, grâce notamment aux réseaux sociaux. Cela conduira à un affaiblissement de la tolérance et des diversités, d’où une réapparition du populisme en Occident et dans certaines parties d’Asie.  De la même façon, les mouvements migratoires recueilleront une hostilité croissante, et les leaders politiques seront tentés de consolider leur pouvoir en s’écartant de la démocratie et en rapprochant le monde du « choc des civilisations » cher à Huntington. Principaux grands pays potentiellement concernés : Chine, Inde, Russie, Turquie … Et les Etats-Unis ? (Le rapport ne le dit pas …)

La gouvernance : de plus en plus difficile

« Le fossé entre l’efficacité des gouvernements et les attentes des citoyens, combiné avec la corruption et avec les scandales dans les rangs des élites, risque de mener à un perte de confiance et un sentiment de frustration grandissants. Cela va accroître la fréquence des manifestations et l’instabilité, y compris gouvernementale ». Du coup, la démocratie elle-même pourrait reculer, et les organisations internationales, malgré tous leurs efforts, auront du mal à pallier cette évolution défavorable.

Les conflits : changement de nature

Le risque de conflits, y compris et surtout à l’intérieur des pays, augmentera, et leur nature évoluera du fait des avancées technologiques, des nouvelles stratégies et du contexte géopolitique global en pleine évolution. Des groupes perturbateurs, notamment terroristes ou activistes, auront de plus en plus de moyens meurtriers ; les cyberattaques et la guerre à distance deviendront monnaie courante ; les menaces liées aux armes de destruction massive risquent de s’aggraver ; de nombreux pays vivront dans une « zone grise », entre guerre et paix.

Le climat : le temps des menaces

Cette partie du rapport est la plus banale : elle se contente de rappeler les risques que font peser sur la planète le réchauffement climatique, la pollution croissante et la raréfaction supposée des ressources naturelles.

Globalement, et après avoir pris connaissance des cinq précédents rapports du même organisme, on peut estimer que ce sixième rapport est le plus « conventionnel ». Tous les quatre ans, et cela depuis vingt-quatre ans, les mêmes risques sont mis en avant, avec une gravité de plus en plus affirmée. Pourtant, dans le même temps, l’examen des chiffres et des faits publiés par les grandes organisations internationales traduit une amélioration de la situation du monde, dans presque tous les domaines. L’édition 2017 de l’indice du bonheur mondial, qui sera publiée dans quelques mois, en témoignera, mais il n’est pas facile de se battre contre les prophètes de malheur !