Retraites : dépasser les surenchères démagogiques
A la veille des grèves « préventives » de décembre contre la réforme des retraites proposée par le gouvernement et énervé par les arguties opportunistes des uns et des autres, il me semblait nécessaire de mettre un peu de rationalité dans le débat en prenant de la hauteur : quels sont les réels enjeux sociétaux de la retraite, en dehors des problèmes de financement, auxquels une réforme devrait répondre en ce début de XXIe siècle ?
Et je me suis souvenu d’avoir rédigé, en 2002, un rapport sur le sujet, pour le compte d’un mouvement patronal, le CJD (Centre des Jeunes Dirigeants d’Entreprise). Le relisant, je m’aperçois, malheureusement, que j’aurais pu tout aussi bien l’écrire aujourd’hui dans les mêmes termes. Ce qui veut dire que la situation n’a guère évolué depuis 17 ans.
Je choisis donc d’en republier tels quels de larges extraits. Si les chiffres cités ne sont sans doute plus exactement les mêmes dans l’absolu, leur proportionnalité n’a pas radicalement changé. Je ne les ai donc pas révisés. On aura en mémoire qu’ils datent de 2002
Dans les 10 propositions qui concluaient ce rapport, 2 sont particulièrement d’actualité : aller vers la simplification des régimes en les harmonisant et instaurer un système de capital points identique pour tout le monde…
Je précise enfin que la republication de ce texte est de mon fait et n’engage en rien le CJD dont la réflexion et les positions peuvent être aujourd’hui différentes.
En France, depuis le Livre blanc de Michel Rocard de 1991, le dossier des retraites a vu alterner les rapports (Charpin, Teulade et celui, tout récent, du Conseil d’orientation des retraites), les mesures gouvernementales (le plan Balladur de 1993, le fonds de garantie de Jospin en 2000) et les mouvements sociaux (novembre et décembre 1995, suite au plan Juppé).
Si tout le monde est à peu près d’accord sur le diagnostic – la faillite inévitable du système selon son mode actuel de financement -, la polémique fait rage, entre les partenaires sociaux, sur les solutions à apporter. Ce qui permet de continuer à consulter et de ne pas prendre réellement de décisions qui fâcheraient les uns ou les autres.
Volontairement ou non, la plupart des décideurs se cachent derrière des positions idéologiques pour éviter d’avoir à faire face à la réalité. C’est ce refus de la réalité, plus que le problème des retraites en lui-même, qui risque de nous mener à la catastrophe puisqu’il reporte la recherche de solutions aux toujours prochaines échéances électorales.
Pourtant la compréhension claire de la situation périlleuse dans laquelle se trouvent nos régimes de retraites et son acceptation par le plus grand nombre serait le meilleur chemin pour trouver des réponses nouvelles et ambitieuses à une question qui dépasse de beaucoup la seule vision financière qu’on en a le plus souvent.
Essayons de résumer en quels termes se pose cette réalité complexe que cache le mot « retraite ».
1. Des évolutions démographiques considérables
On a coutume de dire que les difficultés prévisibles du financement des retraites sont dues à un « déséquilibre démographique » dans le rapport entre actifs et retraités. Il ne faudrait pourtant pas en déduire, comme le font certains, que l’on pourrait en revenir à l’équilibre antérieur, par un quelconque tour de passe-passe. Le problème est celui du rapport entre le taux de natalité et l’espérance de vie : doit-on faire plus d’enfants parce qu’on vit plus longtemps ? Il est nécessaire, au contraire, de s’attacher aux conditions de mise en œuvre d’un nouvel équilibre qui tienne compte du fait majeur de ces cinquante dernières années : le vieillissement des populations occidentales.
Pyramide inversée
L’évolution du nombre de personnes âgées de plus de soixante ans est une tendance lourde qui résulte notamment des progrès de la santé publique et de l’amélioration des conditions de vie. La durée de vie s’allonge d’un trimestre par an et a augmenté de plus de 20 ans en 50 ans. On estime ainsi que l’espérance de vie à la naissance devrait passer, pour les hommes, de 75 ans aujourd’hui à 81 ans en 2040, et de 82 à 89 pour les femmes. La proportion des personnes âgées de plus de soixante ans passerait de 20 % de la population totale en 1995 à 33 % en 2040.
Aujourd’hui, notre pyramide des âges est dite en « meule de paille », selon l’expression imagée des démographes, ou en urne, c’est-à-dire avec un léger renflement au niveau des générations adultes. Mais elle est en passe de devenir un cylindre, voire une pyramide inversée : un nombre des plus de soixante ans supérieur à celui des moins de vingt ans. C’est une situation inconnue depuis que l’homme existe et encore inimaginable, il y a un demi-siècle. Sans doute est-ce pour cette raison que l’on a du mal à mesurer les effets prévisibles de ce « choc » démographique, de cette mutation sociologique aux conséquences aussi radicales qu’une mutation génétique. On pourrait parler, pour nos sociétés, d’« organisations sociologiquement modifiées » par cette inversion démographique inédite. […]
Vers un nouvel équilibre
Mais vieillissement démographique rime-t-il nécessairement avec vieillissement sociétal et déclin économique ? Il faut considérer le vieillissement comme un tout, touchant toutes les tranches d’âge et toutes les catégories de population et ayant de forts impacts culturels et socioculturels. Il est intéressant de se demander en quoi il « percute » la société dans son fonctionnement, son évolution, sa vision de l’avenir.
Pourtant éminemment prévisible, nos gouvernements et nos institutions n’ont pas su ou voulu l’anticiper et l’on doit faire face aujourd’hui à l’urgence de caisses qui vont se trouver très rapidement en grande difficulté. Mais ces problèmes, s’il convient de les traiter, ne doivent pas masquer les changements plus profonds qui sont en cours.
Le vieillissement de nos sociétés n’est pas une difficulté conjoncturelle qu’il faudrait combattre, par exemple par une politique nataliste effrénée, mais une réalité durable qu’il faut prendre en compte et accompagner par des mesures appropriées, jusqu’à ce que nos sociétés trouvent une nouvelle forme d’équilibre démographique correspondant certainement à une autre manière d’appréhender les âges de la vie.
2. Un changement des modes de vie et des logiques culturelles
Les conséquences concrètes de cette mutation démographique, il est déjà possible d’en percevoir les signes avant-coureurs dans les changements qui s’opèrent sur nos modes de vie.
Un nouveau rapport au temps
Au premier chef, notre rapport à la durée est largement en train de se modifier et nous percevons que nous avons du temps pour plusieurs vies. Prenons l’exemple du mariage. La forte croissance des divorces à laquelle on assiste n’empêche pas qu’en moyenne chaque couple formé vit plutôt plus longtemps ensemble qu’auparavant. Autrefois, en raison du mariage tardif des hommes, de la forte mortalité des femmes à l’accouchement et d’une espérance de vie limitée pour tous, une union ne dépassait guère les 10/12 ans. Aujourd’hui, il est possible de se marier à 20 ans et de se remarier à 40 et à 60 ans, pour vivre ainsi trois unions de 15 ou 20 ans…
De même, en l’état actuel des choses, de plus en plus de nos contemporains vont bénéficier d’un temps de retraite presque aussi long que leur temps d’activité (l’espérance de vie à compter de la retraite est aujourd’hui de plus de 20 ans). Si on ajoute à cela la période de l’enfance et des études – de plus en plus longues – qui précède l’entrée dans la vie dite active et la réduction du temps de travail annuel, le temps total consacré aux activités professionnelles se réduit à moins de 15% de notre temps de vie éveillée (un ouvrier du début du 19esiècle passait, lui, 70% de son temps éveillé à gagner son pain).
Dès lors que chacun dispose d’un temps non professionnel aussi important dans son existence, plusieurs questions se posent à la fois à nos sociétés et à chacun d’entre nous : que faire du temps disponible ? Comment organiser ces nouveaux temps de vie ? Comment financer cette liberté et ces loisirs ? Et, finalement, qu’est-ce que peut vouloir dire « prendre sa retraite » dans un tel contexte ?
A quoi sert la retraite ?
Naguère, retraite se conjuguait avec vieillesse, fatigue physique, besoin de repos. Le concept est d’ailleurs plus ancien qu’on ne le croit généralement. Il remonte à Colbert, le célèbre ministre de Louis XIV qui versait des pensions à d’anciens marins ou militaires devenus invalides pour le service, afin de subvenir à leurs besoins. Ainsi, l’idée de retraite dérive de celle d’invalidité, au sens d’une incapacité à exercer un emploi.
Cette conception était encore valable, en 1945, au moment de la généralisation des retraites : l’espérance de vie ne dépassait pas 60 ans et beaucoup de travaux étaient encore très pénibles. Dans la civilisation rurale, qui était encore prédominante au début du XXe siècle, tout individu avait une utilité sociale de l’âge de 4-5 ans jusqu’à sa mort.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Le repos « bien mérité » est aussi, pour beaucoup de nos contemporains, synonyme d’exclusion. En fait, pour la plupart des personnes, l’aspiration à l’utilité, à la reconnaissance, à la considération sociale subsiste au moment de la retraite. La possibilité d’avoir une retraite active doit répondre à ce besoin d’utilité sociale. Les retraités ont ainsi à jouer un rôle essentiel pour préserver les liens sociaux et sociétaux en particulier par le contact entre les générations, dans le cercle familial mais aussi au-delà (entre voisins, dans des associations). Ils doivent être reconnus pour les services rendus, pour la mémoire qu’ils conservent et pour ce qu’ils transmettent aux générations qui les suivent.
Le temps de la retraite ne saurait donc plus être celui du retrait ou de la non-activité, mais d’une activité différente, la plupart du temps hors du secteur marchand, fondée sur le bénévolat, la transmission des savoirs, la relation sociale.
Quoi qu’il en soit de son financement, il faut d’abord repenser la retraite en termes de valeurs humaines et sociales, s’interroger sur son utilité et sur la signification qu’on peut lui donner pour les années à venir.
Reconsidérer les temps sociaux qui structurent nos vies
S’interroger sur le rôle de la retraite, c’est aussi être amené à reconsidérer l’organisation même de nos temps sociaux. Peut-on encore raisonnablement se satisfaire du rythme à trois temps de la société industrielle : l’apprentissage pendant l’enfance et l’adolescence, le travail pour les adultes et l’inactivité pour les « vieux ».
Cette construction cloisonnée et rationalisée pour les besoins de la production de masse ne tient plus. Les frontières entre ces différentes périodes sont de plus en plus perméables et floues. La formation ne s’arrête plus à 20 ans, on peut se retrouver « inactif » à tout moment et, on l’a vu, rester très actif au-delà de 60 ou 65 ans. Les âges couperets n’ont plus de sens. La vie sociale et professionnelle est désormais plus souple. Pourquoi ne pourrait-on pas faire retraite, pour un an ou deux, à 35 ou 40 ans, afin de faire le point sur son parcours et se réorienter ? Pourquoi ne pas retourner à l’université à 70 ans pour acquérir de nouvelles connaissances (cela se fait déjà) ? Pourquoi être obligé d’enchaîner les études supérieures au sortir du bac, alors qu’un engagement dans la vie active pendant 2 ou 3 ans permettrait à beaucoup de jeunes de mieux choisir leur parcours professionnel ?
La question de la retraite n’est au fond qu’un des bouts de la pelote des fils des temps sociaux qu’il faut apprendre à tramer différemment parce que le tissu de nos existences ressemble plus aujourd’hui à un patchwork coloré qu’à une pièce unie et continue. Nous passons de l’ère du prêt-à-porter de masse à celle du sur-mesure pour tous.
La fécondité ne se décrète pas
La période de fécondité constitue également un des bouts de la pelote de temps sociaux. Elle répond à des changements culturels et socioprofessionnels de même nature.
De plus en plus diplômées, de nombreuses femmes cherchent à mener un projet professionnel avant un projet familial. Leur insertion dans la vie professionnelle est de moins en moins précoce. Ce phénomène, ajouté à la nécessité, dans de nombreux cas, d’apporter un deuxième salaire au foyer, retarde l’arrivée du premier enfant.
De 1964 à 1976, le taux de fécondité, en France, a baissé sur toutes les tranches d’âge. Depuis 1976, son apparente stabilité, qui oscille entre 1,7 et 1,9, cache une réalité préoccupante : il continue à diminuer avant 30 ans et augmente au-delà.
Il est, en fait, très difficile de vouloir maintenir un taux de fécondité à 2,1 de façon durable. La Suède illustre bien ce phénomène. Les incitations (congés parentaux, accueil des enfants) ont fait augmenter la natalité de 1,5 en 1986 jusqu’à 2,1, dans les années qui ont suivi, pour revenir aujourd’hui à 1,5.
Il semblerait que les familles, dans nos sociétés, ont culturellement et professionnellement fixé leur désir d’enfants à deux. Ce n’est donc pas du côté des politiques familiales et du natalisme qu’il faut chercher des solutions au déséquilibre démographique et au financement des retraites, même si des mesures incitatives peuvent ponctuellement soutenir la natalité.
A contrario, il faut faire attention aux décisions prises en matière de prélèvements complémentaires et à leur impact sur les naissances. Car, si les ressources d’un couple s’avèrent insuffisantes, en raison notamment de l’ensemble des prélèvements obligatoires, un arbitrage peut être fait sur les naissances. Un compromis sera à trouver entre ce qui est prélevé pour les plus âgés et ce qu’il faut mettre en œuvre pour la jeunesse.
L’ensemble de ces constats montre bien que se pose un problème de descendance qui ne peut pas être ignoré mais que l’on ne résoudra pas par décret.
[…]
3. Des choix ambigus dans un paysage économique nouveau
Depuis 25 ans, les crises économiques successives ont le plus souvent conduit les décideurs – politiques et partenaires sociaux – à s’attaquer aux difficultés dans l’urgence, au fur et à mesure qu’elles se présentaient. Faute d’une vision à long terme, d’une véritable réflexion et d’une évaluation concrète des conséquences de chaque mesure, des choix « par défaut » ont été faits. On a, par exemple, longtemps préféré protéger les salariés au détriment de la création d’emplois ou privilégier la redistribution sociale par rapport à la création de richesses. Il en a été également ainsi dans le domaine des retraites qui a donné lieu à des choix d’investissement en faveur des plus âgés et au détriment des jeunes générations.
Socialisation de la vieillesse, privatisation de la jeunesse
Plus de 180 milliards d’euros sont aujourd’hui consacrés au versement des retraites, près de 140 à la santé dont la moitié à destination des personnes âgées. Ces chiffres sont à comparer aux 30 milliards d’euros des prestations familiales, aux 45 milliards pour l’emploi et aux 75 milliards pour l’éducation et la formation. Les prestations familiales, aide au logement comprise, représentaient 40% des dépenses sociales en 1946. Elles ne représentent plus que 13% en1995.
On ne peut que constater cette « socialisation » de l’entretien des personnes âgées : 80% de leurs ressources proviennent des revenus de transfert des actifs, tandis que 80% des coûts d’éducation et de formation sont « privatisés », c’est-à-dire à la charge des parents.
Il ne s’agit ni de condamner la nécessaire solidarité entre les générations, ni le principe d’une protection des retraités, mais de s’interroger sur l’équilibre des choix d’une société désireuse d’assurer son avenir.
Même en période de turbulence, ne faut-il pas continuer à investir sur la jeunesse, sur l’éducation et sur l’élévation du taux d’emploi plutôt que de tout consacrer à l’urgence du financement de la retraite ?
Dans une économie développée, donc à forte valeur ajoutée, l’investissement dans l’éducation est un facteur essentiel de compétitivité pour les entreprises.
Richesse patrimoniale
La situation est d’autant plus ambiguë que, jusqu’à un passé récent, les actifs nombreux, qui cotisaient pour leurs aînés, ont vu leur niveau et leurs conditions de vie s’améliorer significativement tout en permettant aux retraités d’assurer financièrement leur existence. Tout semblait aller pour le mieux. Aujourd’hui, cette évolution s’est fortement infléchie, on peut même se demander si les nouvelles générations vivront aussi bien que les précédentes. Or c’est au moment où l’inquiétude est la plus vive sur l’avenir des retraites que l’on constate que les retraités détiennent l’essentiel du patrimoine (on parle de 60% du patrimoine en France détenu par les plus de 60 ans dans les 10 prochaines années). Peut-on encore parler de solidarité ? Comment peut-elle encore être vécue comme telle par les nouvelles générations ? Certes, on estime que plus de 80 milliards d’euros sont redistribués, au sein des familles, des plus âgés vers les plus jeunes. Mais cette solidarité familiale et non sociale reste très inégale.
En même temps, la « richesse » patrimoniale des retraités est une source de dangers puisqu’elle influe sur la financiarisation de notre économie qui risque de devenir une économie de rentiers plus que d’investisseurs, de gestionnaires plus que d’innovateurs.
D’un autre côté, parce que rien n’est simple, le poids économique des retraités (les plus de 60 ans représentent aujourd’hui environ 21% de la population et les moins de 20 ans, 25%) est aussi un facteur important de la bonne tenue de la consommation. S’ils ont moins d’argent, ne vont-ils pas provoquer la faiblesse de certains secteurs et précipiter le ralentissement économique ?
Réduction de la base de financement
La pression sur les actifs est encore augmentée en France par le nombre très important d’emplois aidés, qui bénéficient eux aussi de la solidarité publique et sont donc, au total, peu contributifs pour la retraite.
La population active était de 27 millions en 1999 (inclus les chômeurs comptabilisés dans la population active), et environ 22 millions en 1973. Si on ne retient dans ces chiffres que les emplois dits « hors mesures » ou non aidés, on aboutit à 21 millions d’actifs, chiffre inférieur à celui de 73[1]. Entre 2006 et 2040, l’INSEE prévoit une diminution de 2 millions d’actifs.
Ces éléments montrent bien que l’on comprime de plus en plus la base sur laquelle repose le financement de la protection sociale.
Mondialisation des retraites
Faut-il rappeler, également, que ni la France ni l’Europe ne sont des îlots isolés. Même s’il se prétend le « meilleur du monde », le système social français n’est pas à l’abri de la concurrence mondiale. La mondialisation des retraites se développe sous diverses formes. D’un côté, les retraités américains trouvent chez nous une partie de leur revenu au travers de leurs fonds de pension, et à l’autre bout, il ne faut pas oublier qu’au moins 4 milliards d’hommes et de femmes dans le monde n’ont, à ce jour, aucun espoir de toucher la moindre retraite. Ils constituent, si l’on est cynique, une concurrence forte qui pourrait tenter des entreprises trop lourdement grevées de cotisations sociales. Ils représentent, dans une perspective humaniste, un scandale auquel il faudra bien s’attaquer, pour réparer une injustice mais aussi, plus pragmatiquement, pour éviter que notre égoïsme de possédants ne fasse se retourner contre nous ces populations.
La mondialisation économique, pour être acceptable et durable, doit être accompagnée d’une mondialisation de la solidarité.
Même au niveau européen, nous n’échapperons pas, de la part des entreprises, à une sorte de benchmarking entre États. Chacun des pays européens cherche actuellement à réformer sa politique sociale. Ainsi, un pays qui n’aurait pas pris de mesures efficaces tant pour régler la question des retraites que pour soutenir la dynamique innovatrice et l’éducation de sa jeunesse risquerait de voir s’effondrer son pouvoir d’attractivité économique.
On ne saurait donc penser à une réforme des retraites sans tenir compte de l’environnement européen et mondial.
Un nouveau rapport au travail
Enfin, cette réforme est aussi à replacer dans le cadre des mutations du travail. Si nous n’en sommes pas à la « fin du travail » selon l’expression de certains économistes, il est clair que nous ne travaillons déjà plus comme nos parents dans l’idée d’une carrière à plein temps, toute la vie dans la même entreprise. […]
Le chômage, massif et durable – et dont nous sommes malheureusement loin d’être sortis – a été le déclencheur de la prise de conscience : si le travail est un facteur de reconnaissance et de lien social, il ne peut plus être le seul. Il y a donc une vie en dehors du travail, une vie sociale et personnelle que de moins en moins de jeunes sont prêts à sacrifier sur l’autel de l’entreprise.
Corrélativement, le progrès technique, en augmentant la productivité, continue de permettre globalement la réduction du temps de travail. Qu’on ait voulu, dans notre pays, anticiper cette tendance et imposer un peu trop drastiquement cette réduction ne doit pas masquer le fait que nous allons continuer à travailler de moins en moins.
Nous allons sans doute aussi travailler de plus en plus irrégulièrement, en alternant notre activité avec des périodes de chômage ou de formation, avec des années sabbatiques ou encore en changeant fréquemment de statut – salariat, profession libérale, multiactivité –, de métier ou de région, voire de pays. […]
Ces nouvelles façons de travailler sont la conséquence de notre entrée dans la société de l’information qui rompt avec le rigorisme chronologique dont avait besoin la société industrielle. Si l’on parle de flexibilité du travail, c’est que notre temps lui-même est devenu plus flexible, moins soumis au chronomètre taylorien. L’économie immatérielle qui occupe désormais largement l’horizon productif n’est plus cadencée par la force des bras, mais nourrie de matière grise. A quels moments, de la journée ou de l’existence, le cerveau est-il le plus apte à travailler, à inventer, à créer ? Quand doit-il prendre sa retraite ? Pour penser les nouveaux modes de travail, faut-il regarder du côté de l’ouvrier posté ou du côté des écrivains, des artistes, des créateurs ?
Le travail, tel qu’on le conçoit depuis deux siècles, sera de moins en moins la valeur sociale unique : est-il raisonnable de continuer à faire reposer l’édifice de la retraite, intellectuellement, socialement et financièrement sur ce seul pilier ? […]
Dans le cadre général qui précède, le système de protection sociale lui-même est en crise. D’une part, il a été conçu pour une société stable, dont on pensait les évolutions prévisibles et qui raisonnait en termes de planification. D’autre part, il s’y est ajouté, au fil du temps et des accords partenariaux, des excroissances, des dérogations, des privilèges qui le rendent de plus en plus difficilement gérable mais surtout illisible et souvent contre-productif et très inégalitaire. […]
4. Les blocages politiques et idéologiques
Il reste un dernier obstacle à lever, et pas le moindre, pour que le dossier des retraites, aussi compliqué soit-il, avance réellement : le manque de volonté politique. La retraite fait peur. Chaque gouvernement en place craint pour sa survie, s’il s’attaque en profondeur à la question. Les hommes politiques avouent d’ailleurs assez naïvement cette inquiétude, qu’ils traduisent dans leur langage par : « La situation n’est pas mûre. Les Français ne sont pas prêts à accepter les changements… ». Et à force d’attendre, la situation, effectivement, n’est pas mûre. Elle est pourrie. Quant aux Français, il faut cesser de les prendre pour des enfants. Ils ont, depuis trente ans, changé beaucoup plus vite que leurs dirigeants dans de nombreux domaines et se sont adaptés aux réalités nouvelles. Ils sont capables d’accepter une réforme du régime des retraites pour peu qu’elle soit menée dans la clarté et qu’ils en comprennent les enjeux sociétaux.
Discours démagogiques
Mais les responsables politiques et les partenaires sociaux qui sont en charge du dossier ont-ils bien compris eux-mêmes ces enjeux ? On peut parfois se le demander lorsqu’on entend des dirigeants de grandes centrales syndicales affirmer que la solution passe par un alignement des retraites des salariés sur celle des fonctionnaires et militer pour que de nombreuses catégories cessent de travailler à 55 ans. De même, on peut s’étonner des discours patronaux qui veulent privatiser à tout crin. Certes, on comprend la portée démagogique des requêtes. Mais on ne laisse pas d’être atterré par l’irresponsabilité de tels discours.
Si la plupart des responsables n’en sont heureusement pas là, ils n’osent pas pour autant tenir un discours de vérité et se veulent rassurants. Les rapports succèdent aux rapports, on l’a dit, les comités aux comités, les experts aux experts, ce qui permet de noyer le poisson dans les explications techniques et le flot des statistiques. […]
Une volonté collective
Dès aujourd’hui, et demain plus encore, nous allons vivre et travailler différemment, penser et agir autrement au sein d’un monde globalement plus proche. En ce début 2002, l’avènement de l’euro comme monnaie commune de 12 pays de l’Union européenne marque symboliquement et définitivement l’inscription de notre pays dans un ensemble plus large avec qui nous allons aussi devoir composer et construire une politique sociale commune.
Quel nouveau type de contrat social mettre en œuvre, qui permette de recréer du lien social, de refonder une nouvelle manière de vivre ensemble, dans une société en perpétuel changement ? Telle est la question qu’appelle une réflexion en profondeur sur le problème des retraites. Il n’est plus possible de soutenir un système défaillant et désormais inadapté en ne se souciant que de remplir des caisses qui vont de plus en plus ressembler à un tonneau des Danaïdes.
Nous ne pourrons pas continuer à vivre au-dessus de nos moyens. Mais la solution n’est pas technique et elle ne peut pas être abandonnée à des experts. Elle demande, une fois encore, une volonté politique collective, du courage et de l’ambition.
[1] Emplois non aidés ou « hors mesure » : emplois pour lesquels les entreprises n’ont reçu ou ne reçoivent aucune aide publique.