La mondialisation ou l’art de la confrontation
Muriel Jaouën
La mondialisation révèle la tension permanente entre l’économique – à vocation mondiale – et le politique – plus limité au champ local. Elle implique aussi la confrontation de chaque société avec la diversité des autres. Et plus les écosystèmes sont variés, mieux ils résistent aux chocs violents, naturels ou industriels.
La mondialisation implique la confrontation de chaque société avec la diversité des autres, une confrontation qui n’est généralement ni équilibrée ni équitable. En tant que telle, elle ne date pas d’hier. La vie économique et l’activité financière ont toujours tendu à s’épanouir au-delà des frontières. De ce point de vue les évolutions des deux ou trois dernières décennies marquent un changement d’échelle mais pas forcément de nature par rapport à ce qui a eu lieu depuis plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires. L’économie repose toujours sur des échanges mutuellement avantageux. Dès lors que les moyens techniques le permettent, ces échanges traversent les frontières et les fragmentations géographiques.
Il est facile aujourd’hui d’oublier l’intensité des changements apportés par les grandes découvertes, en Europe mais aussi en Asie, et bien sûr dans les Amériques. Ce qui a changé plus récemment, c’est la facilitation et la généralisation par les nouvelles technologies d’échanges directs avec des partenaires géographiquement éloignés.
Si l’on regarde l’Histoire longue, on observe un glissement permanent des organisations collectives (le clan, la famille, la tribu, la cité, l’État…) vers des structures élargies. Mais cette évolution, pour être une constante historique, ne s’est jamais faite de manière linéaire. Elle a toujours imprimé des mouvements graduels, souvent réversibles, à des rythmes divers. Ainsi, les structures politiques, parce qu’elles sont guidées par des modes d’interactions collectifs et sociaux et pas seulement par les avancées de la technologie, évoluent plus lentement que la vie économique.
La phase récente de mondialisation ne fait qu’exprimer cette tension permanente entre l’économique – à vocation mondiale – et le politique – plus limité au champ local.
Fernand Braudel a conceptualisé la diversité des dynamiques économiques, distinguant trois échelles: civilisation matérielle (production purement locale, sans échange), économie de marché (échange monétaire, concurrence locale, faibles marges), et capitalisme (activités à forte marge et à ambition plus internationale, “commerce au loin”). Si la civilisation matérielle est présente partout et l’économie de marché quasiment partout, les activités à plus fort risque et plus forte valeur ajoutée ont en revanche tendance à se concentrer géographiquement, créant de nouvelles centralités.
Entre la seconde moitié du XVIIIème siècle et la première partie du XXème, l’Europe a occupé une position centrale dans la transformation du monde. Les dynamiques économiques actuelles sont en train d’achever de lui retirer cette centralité. Il n’est pas surprenant dès lors qu’elle vive la mondialisation plus difficilement que les États-Unis, dont la perte de centralité n’est pas encore aussi visible, ou a fortiori que les pays émergents, en train de prendre l’ascendant dans le jeu économique mondial.
Ce que vit l’Europe aujourd’hui, d’autres régions l’ont vécu avant. La Mésopotamie et l’Égypte dans la haute antiquité, la Rome impériale, le Moyen-Orient au début de l’Islam, la Chine au XIe siècle, l’Inde Moghole ne sont que quelques exemples dans une liste de territoires qui ont été centraux puis ont cessé de l’être du fait d’interactions économiques, mais aussi historiques et sociales. Ces transformations sont généralement douloureuses. Changement et résistance au changement sont des réalités permanentes et universelles.
Nous avons presque toujours tendance à surestimer l’homogénéité culturelle des communautés du passé et à sous-estimer les diversités culturelles du moment. Toutes les communautés soumises à la mondialisation ont le sentiment exagéré de devoir renoncer à leurs particularismes. Cette peur de l’uniformisation contrainte, assimilée à l’américanisation, est particulièrement aigue en France. Vue de l’étranger, la France cultive un incomparable talent dans la préservation de ses spécificités culturelles !
L’intégration économique internationale vient-elle nécessairement niveler les pratiques ? En créant des dynamiques de convergence, l’économie a certes tendance à réduire certains particularismes. Pour autant, sans diversité, il n’y a pas d’économie puisque l’échange économique se nourrit de la différence, et suscite en permanence la créativité et l’innovation. L’économie est à la fois niveleuse de différences et créatrice de nouveauté.
Vue sous un autre angle, la diversité est un vecteur de stabilité économique. Certaines analyses font ici un parallèle entre le monde financier et l’écologie. On sait que plus les écosystèmes sont variés, mieux ils résistent aux chocs violents, naturels ou industriels. On sait également qu’en prenant le même type de risques, les acteurs financiers fragilisent le système. Les “écosystèmes financiers” les plus diversifiés, avec de nombreuses catégories d’intermédiaires exposés à des types de risques différents, sont aussi a priori les plus résilients en temps de crise.
La diversité a également besoin d’échanges. L’ouverture des espaces géographiques, culturels et économiques est essentielle à l’enrichissement des parties prenantes. Comme l’a écrit Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire, « L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul ».