par Yan de Kerorguen
La fable ironique
L’ironie, « un art d’effleurer » qui ne se prend pas au sérieux. Ainsi la définit Vladimir Jankélévitch dans un livre éponyme (L’ironie. Champs Flammarion. 2011) où le philosophe décrit par le menu ce qu’apporte en positif cette « conscience joyeuse » qui rit des autres, trop libre et aérienne pour devenir radicale et systémique. Dans l’ironie, la pensée reprend son souffle. A travers l’ironie s’énonce une « humeur » sérieuse dont la tonalité exprime la dérision, l’inattendu et le paradoxe avec la volonté de persuader et de convaincre. Selon les dictionnaires, le mot « ironie » qui vient du latin classique ironia, et du grec eirônia, est « l’action d’interroger en feignant l’ignorance, manière de se moquer de quelqu’un ou de quelque chose en disant le contraire de ce que l’on veut entendre ».
Empruntons les pas de Jankélévitch pour visiter ce domaine. Comme le souligne le philosophe, en matière d’ironie, tout se déroule en finesse, de manière détendue. A la différence de la moquerie, l’ironie s’exprime avec nuance, elle suggère plus qu’elle ne décrit. Elle se distingue de la tromperie et de l’hypocrisie. Rien à voir avec la cruauté outrancière du cynique railleur et provocateur. Dérangeante, elle remet tout en cause, sans pédanterie, ni brutalité, sans dédain ni mensonge. L’ironiste feint l’ignorance afin de mettre en relief l’ineptie de la position adverse. A la différence de l’hypocrite qui est le méchant qui veut paraître bon, l’ironiste est « le bon qui se donne un air de méchant », dit Jankélévitch. « Par la grâce de l’ironie, le même n’est plus le même, mais un autre et la conscience tourne le dos à ses propres traditions ». Le procédé ironique est l’outil favori de la contradiction dont la philosophie se sert pour argumenter. Parce qu’elle fait entendre autre chose que ce qui est exprimé, l’ironie possède un double sens qui se rapproche du clair-obscur. Ni optimiste, ni pessimiste, mais ambigüe. Construite avec une certaine visée critique, elle peut blâmer tout en dressant des louanges. « L’ironie se manifeste toujours en effet par une apparente contradiction entre un certain état d’esprit et sa manifestation concrète, entre l’intention signifiante et le signe ». « Elle désespère avec humour et badine amèrement sur sa propre détresse » poursuit Jankélévitch. Elle plaide le faux dans l’intérêt du vrai. Elle fait semblant de jouer le jeu de son ennemi, parle son langage, rit bruyamment de ses bons mots. Elle pense une chose et dit le contraire ». C’est en utilisant une plume ironique que Jean de La Fontaine critique la société cynique de son époque. A travers sa fable « Le Rat qui s’est retiré du monde », La Fontaine s’en prend à l’hypocrisie des moines, à leur gloutonnerie et leur avarice. « Les Levantins en leur légende Disent qu’un certain Rat las des soins d’ici-bas, Dans un fromage de Hollande Se retira loin du tracas ». La figure du Rat apparaît comme un dévot qui bien que critiquable n’est pas foncièrement antipathique : « un fromage vaut mieux que l’éternité ».
L’argumentation critique de l’ironiste dont parle Jankélévitch n’excelle pas dans la grandiloquence, ne fait pas dans la profondeur, mais se complait dans les détails, dénichant les petites vérités au hasard. Jamais désolé ni découragé, l’ironiste devance le désespoir. Il fait preuve d’humour détendu, délicat, qui écarte la peur et éloigne les croyances. Son usage de la langue cultive le paradoxe et l’inattendu en prenant le contrepied d’une façon de penser habituelle. « L’ironie fait rire sans avoir envie de rire et elle plaisante froidement sans s’amuser. Elle déclenche le rire pour immédiatement le figer » soutient Jankélévitch. D’une manière générale, la figure caractéristique de l’ironie ressemble à ce que Jankélévitch nomme l’« allégorie ». L‘ironiste pratique l’arrangement des mots d’où résulte l’équivoque et l’agilité de l’imagination. Ainsi, le comique américain Groucho Marx : « J’ai tué un éléphant en pyjama ». La phrase est totalement ironique : l’image naissant des deux sens possibles est surréaliste (un éléphant en pyjama ou l’auteur en pyjama tuant un éléphant).
Si l’on se réfère à la rhétorique, certaines figures illustrent cet esprit ironique du monde consistant à ne pas donner aux mots leur valeur réelle ou complète et à faire entendre autre chose que ce qui est dit. Telles : l’ellipse qui s’apparente à un raccourci commode pour critiquer quelqu’un ; l’antiphrase, quand on exprime le contraire de ce qu’on pense ; l’hyperbole ou l’emphase, qui consiste à exagérer l’expression pour produire une impression ; ou encore la litote quand on atténue ce qu’on veut dire pour laisser entendre davantage. Plurielle et amicale, l’ironie tend la perche à celui qu’elle distrait par sa sagacité. Elle diminue notre égo et sert l’autodérision. Elle communique, elle coopère, elle fraternise. Au fond elle ne veut pas blesser mais déranger. Le pince sans rire possède l’art de mettre en position instable l’adversaire. Si l’ironie consiste à ridiculiser, pour autant, son but n’est pas de dénigrer par plaisir égoïste, ni de se confondre avec le mensonge, mais de jouer sur l’inversion du sens pour faire ressortir ce qu’on pense, d’utiliser les ressorts de la langue pour retourner le sens apparent afin d’obtenir le sens réel, caché, de tourner le compliment en reproche, l’accord en désaccord. Exemples : Cause toujours, tu m’intéresses. La confiance règne… Je vous souhaite bien du plaisir…Ben voyons, c’est évident…Ne vous gênez pas…Fais comme chez toi…Surtout ne te presse pas, ça te fatiguerait. L’ironie veut être comprise mais pas être crue. En ce sens l’ironie est ambiguë. Jankélévitch disait « Socrate jette les hommes dans la perplexité de l’aporia qui est le trouble symptomatique engendré par l’ironie« . « L’ironie ne révélerait-elle pas, au fond, une dimension essentielle de notre rapport au monde dans la mesure même où ce rapport paraît toujours nécessairement ambigu, détourné, oblique ? Est-ce qu’elle n’aurait pas quelque chose à voir avec la manière dont le monde s’offre à nous dans ses aléas, ses incertitudes et ses retournements de situation ? Ne serait-elle pas consubstantielle au mouvement imprévisible du devenir, au déploiement patient de la temporalité, au dévoilement progressif de l’histoire ? »
La nature ironique écarte toute dramatisation, se gaussant des airs graves qu’affectent les acteurs déprimés. D’humeur badine, elle passe au dessus des choses, papillonne d’anecdote en bons mots, l’esprit léger, dilettante, sans vanité. Le visage ironique est compatible avec le sens du tragique, même s’il prête à sourire. « La tension entre comique et tragique est donc bien ce qui donne à l’ironie cette intensité si caractéristique. Elle oscille perpétuellement entre la dénonciation et la sympathie, entre l’intelligence et la tendresse (tant il est vrai que la transposition animalière semble paradoxalement rendre nos travers plus humains) » explique Jankélévitch : « elle nous immunise contre la déception ; elle est l’antidote des fausses tragédies ; la conscience que nulle valeur n’épuise toutes les valeurs ; elle lutte contre l’inertie des sentiments qui s’attardent …/…elle rappelle à l’ordre les douleurs qui s’éternisent et prétendent être totales, c’est-à-dire désespérées ; elle est donc, en même temps qu’une grande consolatrice un principe de mesure et d’équilibre ». Si l’ironie fait sourire, son but n’est pas de faire rire ou d’amuser. Ou bien, c’est le rire jaune qui installe un malaise et déstabilise l’adversaire. Le rire n’est pas nécessaire mais son apparition renforce l’efficacité du procédé utilisé. Le ridicule en fait également partie, car l’objet était de rendre ridicule l’argument, l’attitude, l’opinion. Rien non plus qui ne donne envie de pleurer. Comme le dit Jankélévitch, les grands ironistes n’ont pas écrit de farces ou de comédies. Sa verve est froide, plutôt sombre que brillante. Les indiscrétions ou les ragots ne font pas partie de son panel. Bref, elle est davantage qu’un simple procédé rhétorique.
Dans une société violente marquée par des bouffées d’intolérance, l’ironie sollicite l’intelligence, la subtilité, par les bons mots. Elle est laconique et concise. Elle cherche à convaincre à persuader. Pas de désenchantement mais pas non plus d’exaltation. L’ironie est pudique mais pas neutre. L’ironie empêche l’ennui de l’intelligence et la pensée sans vie mais évite le paraître comique ou la raillerie. La forme d’intelligence à l’œuvre dans l’ironie est la ruse, cette ruse que les Grecs appellent la métis, si bien décrite par Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne ( Champs Libres). Celui qui ruse joue des tours à son entourage prêche le faux pour obtenir le vrai. Il joue un jeu de dupe avec l’ennemi. Il pense une chose et dit le contraire, il fait semblant. Entre bonne foi, et simagrée, entre vérité et illusion, le comédien de l’ironie est à son aise. La métis et la ruse des ironiques peut ainsi contrer la thémis des dogmatiques et des cyniques.L’ironie apprend à ne pas raisonner sur son propre raisonnement, à fuir les démonstrations linéaires des intransigeants. Elle est dialectique. La broderie ironique s’oppose à l’esprit formel et rectiligne.Redouter l’ironie, c’est craindre la raison. L’ironie n’interroge pas d’abord en vue d’obtenir une réponse mais pour détruire par ses questions le contenu apparemment solide du savoir d’autrui. L’interrogation ironique vise à éveiller la méfiance d’autrui à l’égard des préjugés. Parce qu’il est critique, on reproche à l’ironique d’être malveillant. Tel n’est pas son objectif qui est plutôt de déstabiliser l’adversaire. La puissance de l’ironie vient de son pouvoir de mise en porte-à-faux. L’ironie remet sans cesse en question les codes pour conserver son entrain. Elle apprend à prendre de la distance, à se libérer des normes.
« L’ironie n’est-elle pas la liberté, c’est-à-dire, le mouvement qui nous porte au–delà ? » se demande Jankélévitch. Sans doute songeait-il au théoricien de l’anarchisme Pierre-Joseph qui, du fond de sa cellule, s’exclamait : « ironie, vraie liberté.C’est toi qui me délivre de l’ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique » écrit Proudhon (Confession d’un révolutionnaire, 1849.) L’écrivain George Orwell, auteur de 1984,a le bon mot pour enfoncer le clou: « Parler de la liberté à condition que ce soit la liberté de dire ce que les gens n’ont pas envie d’entendre ». La liberté d’expression ironique, parce qu’elle cultive le paradoxe et l’allégorie, parce qu’elle produit de la fable, fait valoir que les torts causés à celui ou celle pris pour cible ne sont pas des nuisances cruelles, portant atteinte à la dignité humaine, susceptible d’entreprise de négation. Bien sûr, l’ironie peut tomber dans les embrouilles, chuter dans l’hypocrisie, se dénaturer dans l’amusement. Succomber à ces tentations annihile la crédibilité des ironistes et devient un mal politique. Les malins qui mettent un peu trop de couleur dans leur personnage risquent, à force, de s’emmêler les pédales. Comme le précise Jankélévitch, « à force de manger à deux rateliers, ils perdent de vue le système de référence…/… Son masque devient sa seconde nature ».
L’autodérision : rire de soi
Proche de la raillerie, la dérision permet d’aborder les sujets sensibles. L’expression «tourner en dérision» possède une connotation critique. Il s’agit souvent de rabaisser l’adversaire, de témoigner de son opposition par des propos caustiques qui peuvent viser juste et faire mal. Mais la dérision se distingue du feu nourri et brutal des railleurs par une sorte de retenue marqué par la civilité. Elle est une sorte de revanche de la distinction sur le grossier. Cette posture de supériorité permet aussi d’exprimer alternativement, voire simultanément, le comique et le tragique.La dérision est aussi un instrument de contestation des vanités, du pouvoir et des normes admises. Elle incarne l’esprit qui refuse de se plier à l’autorité. Par sa fonction cathartique, et comme violence politiquement correcte, elle assure le bon équilibre d’un système social.
L’autodérision qui consiste à prendre un trait de son caractère, en général une faiblesse, et la retourner pour en faire un avantage, est au sommet de l’art ironique. Quand on applique la dérision à soi-même, on parle d’autodérision. « Pour atteindre une forme supérieure de l’humour, il faut commencer par ne plus prendre au sérieux sa propre personne », écrit l’écrivain Hermann Hesse. Rire de soi et de la bêtise du monde, avec force clichés et préjugés, comme le fait Gustave Flaubert dans son roman « Bouvard et Pécuchet » n’est pas chose facile. Faire apparaître ses côtés ridicules réintroduit dans la discussion un souci d’équité. Se moquer de soi-même, faire preuve de lucidité sur soi est le meilleur moyen de rendre acceptable par l’autre sa veine moqueuse.
Se gausser de soi-même, de son pouvoir, de ses croyances est un conseil que donnait Bachelard à ses lecteurs et étudiants pour se faire du bien. Sans ce retour sur soi, sans ce recul, le progrès intellectuel se trouve empêché, disait-il. Aucun progrès n’est possible dans l’expression libre sans la capacité de rire de ses défauts. Avec l’autodérision, la force de caractère rougit d’être forte. Il s’agit d’une forme de lucidité qui chez l’artiste lui fait hésiter entre être un talent ignoré et un misérable imposteur. Cela prouve que l’on a su prendre de la distance. Savoir pratiquer la bêtise et l’autodérision, ne pas avoir peur du ridicule, Flaubert, Feydeau, Beckett et d’autres ont eu cette liberté et cette intelligence. L’humour juif en est aussi un bon exemple. Pour Romain Gary, la dérision est une entreprise de nettoyage qui « prépare des salubrités futures ». Attention danger. «La dérision est pareille à ce regard qui nous déshabille et, du coup, nous oblige à percevoir notre propre nudité, écrit Paul Ricœur. Accepter de reconnaître ses torts, ses fautes en se moquant de soi-même, cela permet de renverser des situations, de se protéger et de reprendre l’initiative. « Quand j’ai mes torts, j’ai mes raisons que je ne donne pas. Ce serait reconnaître mes torts », raconte l’humoriste Raymond Devos dans un de ses sketchs. De par la sympathie qu’elle suscite, l’autodérision permet de rire de soi avec les autres ensemble. C’est une façon habile pour les responsables politiques d’équilibrer à la fois la confiance en soi, la notion de se savoir privilégié socialement, le culte du moi et l’humilité. Il s’agit d’un formidable outil de socialisation qui nous place de plain-pied en terre d’humour.
L’humour libre
« Ironie et humour sont deux formes de comique, mais qui se distinguent par leur orientation. L’ironie rit des autres. L’humour rit de tout, y compris de celui qui en fait. C’est en quoi il désarme et apaise », soutient André Comte-Sponville (article dans le Monde des religions. publié le 25/06/2015) Lorsque Jankélévitch parle de l’ironie ouverte qui s’ouvre aux autres, il sous-tend assez nettement l’idée de l’humour, comme forme achevée de l’ironie. D’ailleurs, il la définit comme « ironie humoresque » : « Humoriser, c’est ironiser en regardant au loin et au-delà, en prenant distance avec la réalité ». Ajouter la générosité du rire à l’ironie, sans le fiel et la mesquinerie de l’aigreur, vous obtiendrez l’humour. Sur ce même chemin de l’esprit, tandis que l’ironie s’exerce à la vérité, sans chercher à faire rire, l ‘humour s’occupe de santé et cherche à s’en amuser. Le sens de l’humour est l’apanage des gens libres, qui arrivent à se détacher d’eux mêmes et de la société. A moins d’être forcé, le rire vient comme ça, franchement. Il exprime une vérité du corps, sans arrières pensées, sans intention de nuire. Cela fait du bien de rire, peut-être parce que ce plaisir est universel. L’humour reste un moyen de partager quand discuter n’est plus possible. Les gens spirituels sont souvent comme des éponges. Ils s’imprègnent des autres mais ne se cramponnent pas. L’humour élève en bousculant, altère en décoiffant. « L’humour est une construction de l’esprit, une invention qui se renouvelle en prenant sans cesse des libertés. C’est précisément ce qui insupporte les censeurs : prendre trop de liberté » souligne Riss, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Mais l’humour n’a pas d’intention destructrice ; quoi qu’en pensent les bigots. Sa visée reste buissonnière.
Il existe une correspondance directe entre le coeur, les ressources cognitives et le sens de l’humour. Einstein savait très bien ce qu’il disait lorsqu’il soulignait l’importance du sens de l’humour dans sa relation avec l’intelligence humaine. En effet, de nombreuses études neuropsychologiques soutiennent la thèse d’une association entre nos états émotionnels positifs et la créativité, ainsi que l’intelligence. Nous ne pouvons pas oublier que le rire accélère la production de dopamine dans le cerveau, et ce neurotransmetteur « active » également les mécanismes qui facilitent l’apprentissage. La dimension humoristique permet d’apaiser sa colère, de supporter des situations trop passionnées, de désamorcer les tensions en dévoilant ce qu’on ne peut pas dire, d’inviter le non sens dans le sens pour faire sentir les effets de vérité, d’envisager le réel avec distance, de traiter par le rire des choses trop sérieuses, d’en débattre avec recul ou de faire une pause pour mieux souffler. Bref, l’humour est une sorte de régulateur, ouvrant un sas de respiration, un instant de suspension.« Rendre la vie plus légère et plus coulante » dit Jankélévitch. L’humour est une exception, un talent, un art, et non une industrie. Le « vis comica », la force comique dont traite le poète latin Plaute s’exprime par le décalage du point de vue. La distance humoristique apprend donc à être conscient de nos faiblesses pour les déplorer amèrement. « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme ou une expression humaine. On rira d’un chapeau, mais ce qu’on raille alors, ce n’est pas le morceau de feutre ou de paille, c’est la forme que les hommes lui ont donnée, c’est le caprice humain dont il a pris le moule » ( cf Le rire. Henri Bergson. Payot. 2012).
« Où il n’y a pas d’humour, il n’y a pas d’humanité, où il n’y a pas d’humour, il y a le camp de concentration » ironise de façon abrupte Eugène Ionesco qui, dans son théâtre de l’absurde, imbrique étroitement le tragique et le comique. Le sentiment de l’absurde dont Ionesco est un des maîtres traduit cette forme d’humour reposant sur le dissonnant, « quand l’esprit perçoit un fait anormal, inattendu ou bizarre, en un mot incongru et qui rompt avec l’ordre normal des choses » précise Kant. Comme la philosophie, l’humour est un moyen de chercher un sens à la vie, en soulignant le grippage des machines ou des humains. Le contre pouvoir de l’humour est tellement puissant qu’il serait regrettable de s’en priver. Bref, faire de l’humour, c’est du sérieux, c’est même une vraie énergie. Pour Milan Kundera, l’humour « est l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale ». « L’humour ne se résigne pas, il défie » soutient Sigmund Freud. Pour le psychanalyste, il exprime « le triomphe du principe de plaisir qui trouve ainsi moyen de s’affirmer en dépit de réalités extérieures défavorables. »
Dans l’humour, les choses peuvent être plus élémentaires, moins définitives, juste une critique, une impertinence, parfois une simple détente, soulignant les incohérences. Henri Bergson apporte un éclairage lorsqu’il nous incite à considérer l’humour comme du « mécanique plaqué sur du vivant», c-à-d. la faculté d’apercevoir et de traduire la maladresse des éléments qui sont en rupture avec la fluidité de la vie, comme chez Charlie Chaplin, dans Les Temps Modernes, lorsque le défaut devient mécanique, lorsque l’humain devient pantin, lorsque la machine s’affole, lorsque la démarche devient glissante. Les humoristes ne font que dérégler le jeu, bousculer la norme, introduire une autre façon de voir. Ils transforment la réalité en la sublimant, en la regardant différemment. Ils s’amusent en jouant avec les contradictions, en s’appuyant sur les humeurs. En cela, ils font preuve de lucidité. Mais derrière la comédie, nous démontre Charlot, on perçoit parfois le drame, la tristesse et la désespérance.
« Il y a du tragique dans l’humour, mais c’est un tragique qui refuse de se prendre au sérieux » observe André Comte-Sponville (Dictionnaire philosophique. PUF 2013). Finalement, le tragique et le comique sont des moyens antithétiques pour dire la même réalité: tous deux constituent le pile et le face d’une seule pièce. Ils font ressortir en s’entrelaçant l’absurdité du monde et les violences de l’histoire. Dans cette lignée, Samuel Becket confirme qu’il est de la partie, lorsqu’il fait dire à Nell: “Rien n’est plus drôle que le malheur » (Fin de partie. 1957. Les Editions de Minuit).Désinvolte, parce qu’il s’amuse avec les paradoxes, l’humour montre le visage des vérités cachées. Il traduit l’ambivalence et réunit des termes opposés, tel l’oxymore, qui rapproche deux termes éloignés. La puissance de l’humour nous laisse voir le monde dans toute sa nudité. Il montre l’envers du décor, devant ce que nos habitudes nous empêchent d’apercevoir. «L’humour rend la tragédie de la vie plus vivable ». Il peut être conçu comme « la plus haute de ses réalisations de défense » (Sigmund Freud. Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient). L’humour est un contrepouvoir qui dérange les codes, s’en prend exprès aux règles pour les rappeler à l’ordre de la dimension humaine. Ainsi, faire preuve d’humour est un support politique dans les rapports de force qui permet de maintenir à distance ou de contester des forces dominantes. En cela, il est un lanceur d’alerte, un allié précieux de la conscience dont l’usage peut s’avérer utile pour contrecarrer les faux-semblants et démasquer les fourberies des comiques qui n’en sont pas. Moyen de défense contre l’angoisse, il est pour Boris Vian « la politesse du désespoir. L’humour est capable de porter en lui les germes de la révolte. Sans aller jusqu’à verser le sang et brûlé les institutions, le rire nous maintient éveiller, et évite de se laisser guider par le sérieux qui se voudrait absolutiste, ou dans une moindre mesure versant dans le politiquement correct. Simone de Beauvoir, à propos du sérieux, y voit d’ailleurs un risque de renoncement à la liberté : « Il y a sérieux dès que la liberté se renie au profit des fins qu’elle prétend absolues » (Pour une morale de l’ambiguïté – Simone de Beauvoir). Le rire serait donc et surtout un garde-fou contre l’aveuglement. Il est libérateur en tant que barrière nous évitant de tomber dans la vénération. Il est également une représentation de la liberté dans la façon dont il est employé, ce qui responsabilise d’autant celui qui fait usage d’humour ou y participe. Ainsi, on doit pouvoir rire de tout, la loi n’ayant pas à intervenir. A chacun cependant de faire de ce droit l’usage qu’il convient et de rire grâce, ou avec celle ou celui, qui se représente le rire comme un champ de liberté de pensée, mais aussi ne l’oublions pas comme l’expression d’une joie partagée.