Nous avons connu avec la cérémonie des Jeux 0lympiques de Paris 2024 un beau moment de fête où l’histoire, l’imaginaire et l’humour se sont rencontrés pour le plus grand bonheur de tous. L’exploit inaugural : mettre en scène la Seine, le fleuve de Paris.

Ah, ça ira, ça ira….

Le premier tableau « ah, ça ira, ça ira» célèbre les retrouvailles des Jeux Olympiques avec Paris sous les couleurs de la révolution française, tandis qu’un rideau de brouillard s’étend sur les arches du pont d’Austerlitz. Les Lumières s’invitent : vagues d’or devant l’Hôtel-Dieu, ballet de fontaines pyrotechniques puis explosions de pétards; et voilà que la Conciergerie habillée de flammes et du sang de la Reine Marie-Antoinette, fait jaillir des serpentins et des feux de bengales rouges. Arrive alors le bateau de la ville de Paris symbolisant la liberté en marche. Des danseurs accrochés à des filins entament une chorégraphie sur les échafaudages de Notre-Dame de Paris. Bientôt, le pont Neuf s’anime. Sur des tiges, des danseurs virevoltent. Habillés de drapeaux aux couleurs vives, ils se balancent d’un côté à l’autre. Au son de La Marseillaise, des statues dorées sortent de terre. Elles évoquent brièvement l’action de femmes qui ont marqué  l’histoire de France. Puis un homme masqué, muni de la torche olympique pénètre dans le musée d’Orsay. Grâce à une machine à remonter le temps, il regarde des films des Frères Lumières. Quand soudain surgit hors de la nuit, chevauchant au grand galop sur la Seine une mystérieuse cavalière sur un cheval métallique brillant de mille feux. Une scène étrange alors nous montre une sorte de Bacchus, dieu de la fête, du vin, et père de Sequana, déesse reliée au fleuve. L’inspiration semble être de proposer une grande fête païenne reliée aux dieux de l’Olympe, l’Olympisme !  

Ces fresques inspirées témoignent d’une histoire française qui assume l’inventivité, l’histoire tragique et comique de Paris, le désordre joyeux et la fête. Après des élections européennes et législatives tristes et ennuyeuses, la France rit!  Les coureurs, les nageuses, les escrimeurs, les gymnastes se préparent…

L’humour s’oppose à la raillerie

Contre les pouvoirs autoritaires ou totalitaires, une fine lame trop négligée, façon Cyrano, s’impose pour parer aux estocades des pouvoirs liberticides: l’humour. L’humour dit le Larousse « s’attache à souligner le caractère comique, ridicule, absurde ou insolite de certains aspects de la réalité ». Le sens de l’humour suppose une acuité de l’esprit, un jeu avec les mots, une intelligence des situations, de la psychologie, du discernement et par dessus tout…du talent.

Cela n’a pas toujours été. Dans L’art du roman, Milan Kundera cible une époque tristement comique parce qu’elle a perdu le sens de l’humour. Il s’en prend aux « agélastes», c’est-à-dire ces personnes, manquant d’humilité et de lucidité, qui ne savent pas rire d’eux-mêmes. Le railleur est un tel agélaste. Il ne rit pas, il ricane. Il rit pour son petit usage privé, indifférent. Sourire en coin, il collectionne les insinuations et les insultes, les allusions sibyllines sur la vie privée des gens, utilisant l’autre à des fins personnelles. Alain Finkielkraut les considère comme des dangers publics : « Ne vous y trompez pas: l’esprit de sérieux fait maintenant des blagues. Les agélastes sont devenus humoristes. Ils sanctionnent par le rire tous ceux qui pensent en dehors des clous. » Le railleur ne sait pas rire. Du moins, il a le rire mauvais, comme le souligne un chercheur du CNRS, Gérard Rabinovitch (auteur de «Et vous trouvez ça drôle ? Variations sur le propre de l’homme», éd. Bréal, 2011). Ce dernier qualifie cette obsession du sarcasme de « vandalisme verbal ». Si l’on consulte le dictionnaire, le mot vient de sarkasmos « rire amer », du verbe sarkazein « ouvrir la bouche pour montrer les dents », « mordre la chair ». Au sens figuré, on verse dans l’« ironie mordante ». Finalement, rien de drôle dans la raillerie. Le railleur se moque, mais lui-même est incapable d’autodérision. Il possède la cruauté. Lui fait défaut le talent et l’esprit. Bref, il n’a pas le sens de l’humour. Ce qui manque aux amateurs de raillerie, c’est l’esprit public. Ils ne connaissent pas la fonction publique du rire dans ce qu’elle a de fête, d’exubérance et de mise en scène sociale. Son humour est désocialisé, dévitalisé. L’éclat de rire perd justement de son éclat.  Coluche avait ce don particulier de dire en peu de mots ce que d’aucuns expriment dans des livres entiers. «Tant qu’on fait rire, ce sont des plaisanteries. Dès que ce n’est plus drôle, ce sont des insultes. »

Rire de bon cœur

Il est cependant avantageux d’habiter un pays où par tradition, grâce au génie de Rabelais, ou de Zola en passant par Molière et Voltaire, on peut parler et se moquer de tout, en riant de bon coeur. Il faut dire que ces derniers se moquent surtout des sots, des falots et des dévots. Molière s’en prend aux vaniteux, aux tartuffes, aux pédants, aux bourgeois radins et pères abusifs. C’est plaisant. Les Français ont la chance de vivre sous un climat où la libre pensée et la liberté d’expression ne sont pas négociables, ou l’inconvenance et la satire sont des atouts culturel. Tout est permis. La tradition gaillarde et irrespectueuse donne à la France ses lettres les plus savoureuses.

Contre le défouloir mercantile des sombres agélastes qui ne savent pas rire et des tristes amuseurs qui croient savoir, bienvenue à l’irrévérence joyeuse des iconoclastes, des pamphlétaires et des blasphémateurs. La différence entre l’humour de ces derniers et la prétention des premiers, c’est le talent. A l’opposé du système de l’humiliation porté par le raillisme se trouve la liberté des dérailleurs. Tels les rédacteurs et dessinateurs de Charlie Hebdo. Tout le monde connaît la fameuse phrase de Beaumarchais inscrite au fronton de la liberté d’expression. « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur. Il n’y a que les petits hommes, qui redoutent les petits écrits ». « Mieux vaut ami grondeur que flatteur », dit un autre proverbe.

La franchise transgressive de Charlie

La liberté de rire ou de dénoncer est le gage de la franchise et donc d’une certaine loyauté, gage de sincérité, de probité et partant de respect. Car on tient celui qu’on critique pour capable d’accepter la contradiction. En cela, on l’estime. A la différence de la raillerie, le message bête et méchant revendiqué par Charlie Hebdo relève du désordre, de la parenthèse humoristique et de la libre expression. Le magazine pratique l’irrévérence en s’attachant à révéler la réalité absurde de certaines situations. Il s’agit de prêter à rire pour amorcer une réflexion, ou tout simplement, rire pour ne pas pleurer. Alors que le rire de Charlie est social, désinvolte, en sympathie avec la conscience commune, au contraire la prétention de l’agélaste, incapable d’autodérision, se place du côté de la volonté de nuire. Charlie Hebdo, on aime ou on n’aime pas. La plume facétieuse et le coup de crayon des journalistes et des dessinateurs du magazine assument le mauvais goût et l’esprit potache. Donnant une image volontairement déformée de la réalité, ils assurent la permanence de l’esprit satirique, élément essentiel de la tradition grivoise. Leurs dessins et caricatures font partie intégrante de cet esprit licencieux cher à la France des Lettres. Elle puise son comique dans l’observation des travers de la société. Certes, l’irrévérence de Charlie ne fait pas forcément dans l’élégance, mais en jetant de l’huile sur le feu, la méthode provoque la conscience. Le double ressort de Charlie Hebdo est la transgression et la provocation.

Il y a derrière la flamme de Charlie Hebdo l’expression d’une conviction, d’une volonté de désacraliser empruntée aux fêtes de Carnaval, signe de liberté de conscience de l’esprit français. Dans la communauté éphémère du rire, « Cabu, Charb maintenaient cette tradition du rire grotesque, gaulois, rabelaisien, carnavalesque, qui est l’un des traits les plus fondamentaux de l’identité française », écrit l’historien Antoine Compagnon (Le monde des livres 15 janvier 2015). L’esprit Charlie croque les pouvoirs, les religions, les capitalistes et les politiciens, mais n’incite pas à la haine. Il s’attaque à la vanité, ce défaut essentiellement risible que relève Henri Bergson, dans son livre sur le rire (Payot. 2012). Charlie Hebdo est un acteur de la vie publique. Il annonce la couleur. C’est son métier que de se moquer des puissants, des institutions, des idoles et des symboles. Sa raison d’être est celle du contre pouvoir. Ni Dieu, ni maître ! Charlie ne se soucie guère du bon goût. Pas plus ne se soucie-t-il de la morale. Le message est politique : contre l’ordre, contre les pouvoirs, contre les conformismes. Rien qui ne les place sous les fourches caudines de Spinoza. Ce que condamne Baruch Spinoza, c’est la méchanceté, le mépris, ce qui participe de la haine, l’esprit de vengeance, la volonté d’humilier, la jouissance de la souffrance. Pour lui, le rire est une contribution à l’épanouissement de l’être. « Le rire, comme la plaisanterie, est pure joie, et par conséquent, pourvu qu’il ne soit pas excessif, il est bon par lui-même. Et ce n’est certes qu’une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir. »

L’autodérision : rire de soi

Où êtes-vous artistes de la nuance, vous nous manquez ? Proche de la raillerie, la dérision permet d’aborder les sujets sensibles. L’expression «tourner en dérision» possède une connotation critique. Il s’agit souvent de rabaisser l’adversaire, de témoigner de son opposition par des propos caustiques qui peuvent viser juste et faire mal. Mais la dérision se distingue du feu nourri et brutal des railleurs par une sorte de retenue marqué par la civilité. Elle est une sorte de revanche de la distinction et de la nuance sur le grossier. Cette posture de supériorité permet aussi d’exprimer alternativement, voire simultanément, le comique et le tragique. La dérision est aussi un instrument de contestation des vanités, du pouvoir et des normes admises. Elle incarne l’esprit qui refuse de se plier à l’autorité. Par sa fonction cathartique, et comme violence politiquement correcte, elle assure le bon équilibre d’un système social.

L’autodérision qui consiste à prendre un trait de son caractère, en général une faiblesse, et la retourner pour en faire un avantage, est au sommet de l’art ironique. Quand on applique la dérision à soi-même, on parle d’autodérision. « Pour atteindre une forme supérieure de l’humour, il faut commencer par ne plus prendre au sérieux sa propre personne », écrit l’écrivain Hermann Hesse. Rire de soi et de la bêtise du monde, avec force clichés et préjugés, comme le fait Gustave Flaubert dans son roman « Bouvard et Pécuchet » n’est pas chose facile. Faire apparaître ses côtés ridicules réintroduit dans la discussion un souci d’équité. Se moquer de soi-même, faire preuve de lucidité sur soi est le meilleur moyen de rendre acceptable par l’autre sa veine moqueuse.

Se gausser de soi-même, de son pouvoir, de ses croyances est un conseil que donnait Bachelard à ses lecteurs et étudiants pour se faire du bien. Sans ce retour sur soi, sans ce recul, le progrès intellectuel se trouve empêché, disait-il. Aucun progrès n’est possible dans l’expression libre sans la capacité de rire de ses défauts. Avec l’autodérision, la force de caractère rougit d’être forte. Il s’agit d’une forme de lucidité qui chez l’artiste lui fait hésiter entre être un talent ignoré et un misérable imposteur. Cela prouve que l’on a su prendre de la distance. Savoir pratiquer la bêtise et l’autodérision, ne pas avoir peur du ridicule, Flaubert, Feydeau, Beckett et d’autres ont eu cette liberté et cette intelligence. L’humour juif en est aussi un bon exemple.

Pour Romain Gary, la dérision est une entreprise de nettoyage qui « prépare des salubrités futures ». Attention danger. «La dérision est pareille à ce regard qui nous déshabille et, du coup, nous oblige à percevoir notre propre nudité, écrit Paul Ricœur. Accepter de reconnaître ses torts, ses fautes en se moquant de soi-même, cela permet de renverser des situations, de se protéger et de reprendre l’initiative. « Quand j’ai mes torts, j’ai mes raisons que je ne donne pas. Ce serait reconnaître mes torts », raconte l’humoriste Raymond Devos dans un de ses sketchs. De par la sympathie qu’elle suscite, l’autodérision permet de rire de soi avec les autres ensemble. C’est une façon habile pour les responsables politiques d’équilibrer à la fois la confiance en soi, la notion de se savoir privilégié socialement, le culte du moi et l’humilité. Il s’agit d’un formidable outil de socialisation qui nous place de plain-pied en terre d’humour.

« Où il n’y a pas d’humour, il n’y a pas d’humanité »

Cela fait du bien de rire, peut-être parce que ce plaisir est universel. L’humour reste un moyen de partager quand discuter n’est plus possible. Il permet de s’élever contre l’ignorance lorsque les ignares se croient malins, quand la bêtise pérore, se croit supérieure à l’expertise. Les gens spirituels sont souvent comme des éponges. Ils s’imprègnent des autres mais ne se cramponnent pas. L’humour élève en bousculant, altère en décoiffant. Il est subversif parce que connaisseur des secrets du pouvoir, il sait chambouler et renverser les rapports de force, sens dessus dessous. « L’humour est une construction de l’esprit, une invention qui se renouvelle en prenant sans cesse des libertés. C’est précisément ce qui insupporte les censeurs : prendre trop de liberté » souligne Riss, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Mais l’humour n’a pas d’intention destructrice, quoi qu’en pensent les bigots. Sa visée reste buissonnière.

Il existe une correspondance directe entre le coeur, les ressources cognitives et le sens de l’humour. Einstein savait très bien ce qu’il disait lorsqu’il soulignait l’importance du sens de l’humour dans sa relation avec l’intelligence humaine. En effet, de nombreuses études neuropsychologiques soutiennent la thèse d’une association entre nos états émotionnels positifs et la créativité, ainsi que l’intelligence. Nous ne pouvons pas oublier que le rire accélère la production de dopamine dans le cerveau, et ce neurotransmetteur « active » également les mécanismes qui facilitent l’apprentissage. La dimension humoristique permet d’apaiser sa colère, de supporter des situations trop passionnées, de désamorcer les tensions en dévoilant ce qu’on ne peut pas dire, d’inviter le non sens dans le sens pour faire sentir les effets de vérité, d’envisager le réel avec distance, de traiter par le rire des choses trop sérieuses, d’en débattre avec recul ou de faire une pause pour mieux souffler. Bref, l’humour est une sorte de régulateur, ouvrant un sas de respiration, un instant de suspension. « Rendre la vie plus légère et plus coulante » dit Jankélévitch. L’humour est une exception, un talent, un art, et non une industrie. Le « vis comica », la force comique dont traite le poète latin Plaute s’exprime par le décalage du point de vue. La distance humoristique apprend donc à être conscient de nos faiblesses pour les déplorer amèrement. « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme ou une expression humaine. On rira d’un chapeau, mais ce qu’on raille alors, ce n’est pas le morceau de feutre ou de paille, c’est la forme que les hommes lui ont donnée, c’est le caprice humain dont il a pris le moule » ( cf Le rire. Henri Bergson. Payot. 2012).

« Où il n’y a pas d’humour, il y a le camp de concentration » ironise de façon abrupte Eugène Ionesco qui, dans son théâtre de l’absurde, imbrique étroitement le tragique et le comique. Le sentiment de l’absurde dont Ionesco est un des maîtres traduit cette forme d’humour reposant sur le dissonant, « quand l’esprit perçoit un fait anormal, inattendu ou bizarre, en un mot incongru et qui rompt avec l’ordre normal des choses » précise Kant. Comme la philosophie, l’humour est un moyen de chercher un sens à la vie, en soulignant le grippage des machines ou des humains. Le contre pouvoir de l’humour est tellement puissant qu’il serait regrettable de s’en priver. Bref, faire de l’humour, c’est du sérieux, c’est même une vraie énergie. Pour Milan Kundera, l’humour « est l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale ». « L’humour ne se résigne pas, il défie » soutient Sigmund Freud. Pour le psychanalyste, il exprime « le triomphe du principe de plaisir qui trouve ainsi moyen de s’affirmer en dépit de réalités extérieures défavorables. »


Savoir rire et faire rire

Le rire est aussi, comme nous l’avons vu, critique, mais il n’impose rien. Savoir rire et faire rire est le propre de l’homme résume Henri Bergson, (Le Rire. Essai sur la signification du comique. 1940). L’humour n’est pas liberticide alors que sa condamnation l’est. Interdire, dans la loi ou par des menaces, le rire sous la moustache est le propre des régimes autoritaires qui doivent leur malfaisance aux pressions qu’ils exercent sur les individus, à la menace qu’ils laissent planer sur leurs opposants. Le rire peut être insupportable par ceux qui sont incapables de prendre du recul par rapport à leur existence, leur apparence, ou de relativiser la portée de leurs engagements. L’Eglise catholique, puis les totalitarismes, détestent la liberté et avec elle, le rire, lequel est d’autant plus facile à traquer qu’il est visuel, contrairement à la pensée intérieure. Le fanatisme religieux ou politique n’accepte pas l’altérité, donc ne peut pas admettre que l’on puisse en faire un objet humoristique. L’aliénation, qui est le procédé dont usent les fanatiques, est à l’antipode de toute initiative de distanciation de l’être par rapport au réel, alors que le rire peut avoir valeur de prise de conscience. Expliquant que la liberté d’expression fait, par nature, l’objet d’ajustements perpétuels, Christophe Bigot, avocat au Barreau de Paris, spécialiste du droit des médias, précise qu’ « aucune disposition ne limite la liberté d’expression vis-à-vis des symboles religieux ou des figures divines, notamment dès lors qu’ils sont attaqués par des caricatures. » En deux mots, le blasphème n’existe pas en droit français. De même, dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la question des dessins et des caricatures n’est pas évoquée. Une jurisprudence concerne l’humour. Elle lui reconnaît une plus large liberté qu’à d’autres moyens d’expression. Une limite demeure cependant : le respect de la dignité de la personne. Au plan européen, le principe est le même. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’utilisation de la satire, même irrévérencieuse, et d’idées offensantes, y compris les critiques de la religion, sont protégées dans le cadre de la liberté d’expression, qui trouve ses limites dans le discours de haine et l’incitation à la violence.

L’humour, un contre-pouvoir

« Il y a du tragique dans l’humour, mais c’est un tragique qui refuse de se prendre au sérieux» observe André Comte-Sponville (Dictionnaire philosophique. PUF 2013). Finalement, le tragique et le comique sont des moyens antithétiques pour dire la même réalité: tous deux constituent le pile et le face d’une seule pièce. Ils font ressortir en s’entrelaçant l’absurdité du monde et les violences de l’histoire. Dans cette lignée, Samuel Becket confirme qu’il est de la partie, lorsqu’il fait dire à Neil: “Rien n’est plus drôle que le malheur » (Fin de partie. 1957. Les Editions de Minuit). Désinvolte, parce qu’il s’amuse avec les paradoxes, l’humour montre le visage des vérités cachées. Il traduit l’ambivalence et réunit des termes opposés, tel l’oxymore, qui rapproche deux termes éloignés. La puissance de l’humour nous laisse voir le monde dans toute sa nudité. Il montre l’envers du décor, devant ce que nos habitudes nous empêchent d’apercevoir. «L’humour rend la tragédie de la vie plus vivable ». Il peut être conçu comme « la plus haute de ses réalisations de défense» (Sigmund Freud. Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient). L’humour est un contrepouvoir qui dérange les codes, s’en prend exprès aux règles pour les rappeler à l’ordre de la dimension humaine. Ainsi, faire preuve d’humour est un support politique dans les rapports de force qui permet de maintenir à distance ou de contester des forces dominantes. En cela, il est un lanceur d’alerte, un allié précieux de la conscience dont l’usage peut s’avérer utile pour contrecarrer les faux-semblants et démasquer les fourberies des comiques qui n’en sont pas. Moyen de défense contre l’angoisse, il est pour Boris Vian « la politesse du désespoir. L’humour est capable de porter en lui les germes de la révolte. Sans aller jusqu’à verser le sang et brûlé les institutions, le rire nous maintient éveiller, et évite de se laisser guider par le sérieux qui se voudrait absolutiste, ou dans une moindre mesure versant dans le politiquement correct.

Simone de Beauvoir, à propos du sérieux, y voit d’ailleurs un risque de renoncement à la liberté : « Il y a sérieux dès que la liberté se renie au profit des fins qu’elle prétend absolues » (Pour une morale de l’ambiguïté – Simone de Beauvoir). Le rire serait donc et surtout un garde-fou contre l’aveuglement. Il est libérateur en tant que barrière nous évitant de tomber dans la vénération. Il est également une représentation de la liberté dans la façon dont il est employé, ce qui responsabilise d’autant celui qui fait usage d’humour ou y participe. Ainsi, on doit pouvoir rire de tout, la loi n’ayant pas à intervenir. A chacun cependant de faire de ce droit l’usage qu’il convient et de rire grâce, ou avec celle ou celui, qui se représente le rire comme un champ de liberté de pensée, mais aussi ne l’oublions pas comme l’expression d’une joie partagée.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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