Le temps de la mémoire et de l’oubli
Le temps ! C’est aujourd’hui, le principal vecteur de la qualité de vie. On le voit bien dans les conflits, ou dans les crises financières comme celle que nous traversons, les grands malheurs de l’existence sont dus à l’impatience des hommes, à leur désir de puissance immédiate, mais aussi beaucoup à leur mémoire courte, à leur précipitation. L’homme présent d’aujourd’hui est fondé sur l’idée de l’immédiateté du monde, sans profondeur temporelle, « collé à l’actu » diraient les journalistes. C’est un être dominé par le besoin de satisfaction immédiate, exigeant tout, instantanément, pleinement. Zaki Laïdi, chercheur au CNRS, (« le sacre du présent » Flammarion) appelle cela « l’économie du présent éternel ». La caractéristique de cet homme du présent, incapable de concentration, est l’aspect compulsif et impulsif de son comportement. Il zappe, il surfe, il flashe. Sa pathologie est celle de « l’état-limite ». Pour Jacques Ellul (« La trahison de l’occident », Calmann-Levy), « nous sommes partis à une vitesse sans cesse croissante vers nulle part (…). Il n’y a plus ni objectif, ni transcendant, ni valeur déterminante, le mouvement se suffit ». Entre le « culte de l’urgence » et l’exigence du « développement durable », le temps nous chahute dans des arythmies capricieuses. Les infatigables, ceux qui fonctionnent comme des piles wonder, vivent dans une sorte de pénurie permanente, étant toujours à la recherche de quelques moments libérateurs où ils seraient délivrées d’un stress épuisant. Mais « le temps d’apprendre à vivre, et il est déjà trop tard » (Aragon).
« Une certaine forme de sagesse se reconnaît à la volonté de ne pas brusquer la durée, de ne pas se laisser bousculer par elle, pour augmenter notre capacité à accueillir l’événement sans risquer de nous oublier en chemin. Nous avons nommé « lenteur » cette disponibilité de l’individu », écrit la sociologue Nicole Aubert dans le Culte de l’urgence (Champs Flammarion) . Dans cette lenteur de la durée, le passé et le présent restent associés, proches, en continuité. Il s’agit d’un temps long qui nous rapproche de la science, de l’art et de la littérature. Il implique une continuité, avec l’idée d’une genèse, d’un début, d’une fin. Alors que Malraux nous introduit dans ce monde de l’imminence où la mort est à proximité et le tragique à chaque coin de rue, Proust nous invite dans le temps long, le temps de la mémoire qui est aussi celui de l’oubli.
Pas de temps sans mémoire ! Pas de mémoire sans oubli. Mais qu’est ce qu’oublier ? Il y a oubli et oubli. Il y a l’oubli que connaissent les amnésiques, les personnes qui perdent la mémoire. Elles ne se souviennent ni de leur nom, ni d’où elles viennent, ni de leur activité professionnelle. Oubli irréversible. C’est l’oubli des maladies neurologiques par exemple, comme celle d’Alzheimer Très spectaculaire et très utilisée dans le théâtre, la littérature ou le cinéma, cette situation est en fait extrêmement rare. Elle survient parfois à la suite d’un traumatisme crânien, d’un coma. Il y a ensuite l’oubli de ceux qui connaissent les trous noirs. Soudainement. Plus rien. L’ictus amnésique, comme on l’appelle, est un trouble de la mémoire très aigu mais bénin qui se résout tout seul. Les circuits de la mémoire ne fonctionnent pas pendant quelques minutes, quelques heures. Pendant ce laps de temps, la personne a totalement perdu le fils de ses pensées et elle est incapable de dire ce qui lui arrive. Elle a oublié les quelques jours ou mois qui précèdent mais a souvent en revanche conservé ses souvenirs anciens. Il n’y a pas d’autres manifestations particulières, la personne pouvant généralement marcher, parler ou évoluer normalement. Seule solution, attendre que la crise passe. La personne récupère rapidement. Et puis, il y a ceux qui oublient tout simplement…leurs clés, ce qu’ils veulent dire à l’instant t, l’adresse de leur ami. Il y a également ces états seconds qui comme le disait le poète Omar Khayyam au XII° siècle, en parlant de l’ivresse : « prédisposent à l’oubli, quelquefois nécessaire ». Il y a enfin l’oubli de réserve, qui peut être une ressource pour la mémoire et l’histoire, par le travail du souvenir. Cela devient plus compliqué.
L’oubli est nécessaire, qui penserait le contraire? Qui nierait qu’on ne puisse vivre sans une constante activité d’oubli. Si on n’oublie pas, on ne vit pas. Le tout mémoire est un enfer La vie sociale, comme la vie intime, a besoin d’oubli pour se poursuivre. En oubliant, on éprouve le temps qui passe. On passe sur ses infortunes, ses maux. On retient ses joies, ses plaisirs. On guérit du mal qui a été fait et qu’on a fait soi-même. C’est ainsi, la guérison n’est rien d’autre qu’un processus d’oubli : devenir comme si rien n’avait eu lieu. Mais oublier est aussi criminel, surtout lorsqu’on pense à la justice des hommes. C’est faire à propos d’une tragédie comme si de rien n’était, comme si le drame n’avait pas eu lieu. Nous ne pouvons donc pas vivre sans oubli, mais oublier nous rend complice du crime. Aussi bien, existe-t-il un devoir de mémoire. Dans « Le livre du rire et de l’oubli » ( Folio), l’écrivain Milan Kundera est radical : la lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli. « Pour liquider les peuples, disait Hubl, on commence par leur enlever la mémoire. On détruit leurs livres, leur culture, leur histoire. Et quelqu’un d’autre leur écrit d’autres livres, leur donne une autre culture et leur invente une autre Histoire. Ensuite, le peuple commence lentement à oublier ce qu’il est et ce qu’il était. Le monde autour de lui l’oublie encore plus vite. »
Dans son dernier chapitre consacré à l’oubli (« La mémoire L’histoire, l’oubli ». Editions du Seuil), le philosophe Paul Ricœur rappelle que l’oubli est d’abord un double défi à la mémoire et à l’histoire, et qu’il est ambivalent. On a sans doute raison d’invoquer le devoir de mémoire contre la tentation d’oublier les périodes indignes du siècle passé, qu’elle soit individuelle ou collective. Oublier, c’est fuir devant des souvenirs trop lourds à porter. On aurait toutefois tort de le laisser se figer en une formule ou un slogan. Ricoeur nous invite à interpréter cette injonction, à en redécouvrir le sens, la justesse et les enjeux. Entre le devoir de mémoire et le devoir d’oubli, le philosophe propose le travail de mémoire, un peu comme un travail de deuil : « l’alternative du travail de mémoire, la construction d’un tombeau pour les morts, un apaisement par l’histoire, permettant une ouverture sur le devenir et les possibles ». Il met en avant la nécessité d’un oubli de préservation, permettant de conserver quelque chose de fondateur, d’inaccessible. C’est dans ce processus que se trouve l’art d’oublier qu’on appelle le pardon, le pardon qu’il assimile à une sagesse. Mais pardonner n’est pas effacer !.