La rupture de Porto Alegre
Loin de traduire un quelconque essoufflement, la cinquième édition du Forum social mondial a montré toute la dynamique de ce processus inédit. Dynamique qui instaure une véritable rupture dans l’histoire des mouvements sociaux en pariant sur la « juste conscience » individuelle et la capacité collective à s’auto-organiser. Et si ce pari était en passe de réussir ?
Plus de 150 000 participants, 2 000 ateliers et séminaires formant la trame d’un programme totalement « auto-organisé », près de 400 propositions au terme des travaux : les chiffres traduisent à quel point la cinquième édition du Forum social mondial (FSM), loin de traduire l' »essoufflement » que certains médias prédisaient, a marqué un nouveau pas en avant.
Et celui-ci n’est pas que quantitatif : le caractère sans cesse plus « propositionnel » du Forum, son ouverture à la population de Porto Alegre, la construction de réseaux thématiques durables, l’arrivée en masse des nouvelles générations… tout cela confirme que nous sommes bien en face d’un processus pérenne, qui gagne peu à peu en maturité tout en conservant l’enthousiasme de la jeunesse.
L’heure est venue de se pencher sur les moteurs de cette dynamique vertueuse, qui ne cesse de gagner en profondeur et en élargissement géographique. Pourquoi ce qui aurait semblé totalement fou et inespéré voilà seulement dix ans – un processus d’auto-organisation de la société civile mondiale – est-il en passe de réussir ?
Sans doute n’a-t-on pas encore suffisamment compris en quoi le processus initié à Porto Alegre voilà cinq ans constitue une rupture historique par rapport aux mouvements sociaux depuis près de deux siècles.
En refusant toute déclaration finale, toute synthèse qui ne pourrait être que le fruit de compromis laborieux ou de manipulations douteuses, tout appel à manifester pour telle ou telle cause, le processus du FSM constitue une véritable invention politique. Et ça marche ! Ses principaux animateurs continuent de tenir fermement aux principes initiaux, même lorsque, de toutes parts, on tente de les persuader que l' »efficacité politique » réclamerait de faire autrement. « Lors de la guerre contre l’Irak, beaucoup pensaient qu’il fallait que le Forum social mondial, en tant que tel, lance un appel à manifester, raconte Chico Whitaker, l’un des principaux initiateurs du FSM. Nous avons refusé : aucun appel centralisé n’a été lancé au niveau mondial. Pourtant, le 15 février 2003, 15 millions de citoyens du monde se sont retrouvés dans la rue. Et cela a contribué à infléchir la politique de plusieurs pays. »
Et le Brésilien d’ajouter ce commentaire : « Nous pensons que les idées justes peuvent suivre leur cours et rencontrer un large écho par la seule force de leur vérité ».
C’est bien là la rupture. Notamment par rapport au mouvement ouvrier tel qu’il s’est construit à partir de la prédominance du marxisme. Au fil des décennies, celui-ci a développé une théorie de l’aliénation, largement pertinente mais lourde de conséquences : à partir du constat que le capitalisme détient une formidable capacité d’influencer – et de pervertir – les consciences individuelles, il en est arrivé à la conclusion qu’il fallait bâtir des contre-feux idéologiques, « conscientiser » les masses populaires, voire construire une avant-garde susceptible des les éclairer… _ Le lien entre cette vision de l’aliénation et les dérives léninistes est évident. Mais ce n’est pas tout. Si l’on regarde, avec le recul historique, ce qu’a produit cette théorie, on peut émettre l’hypothèse qu’elle n’a nullement contribué à faire reculer l’aliénation réelle : ce serait même plutôt l’inverse. On se trouverait ainsi en face de ce qu’on appelle une « prophétie auto-réalisatrice » : à force de craindre et de dénoncer un phénomène, on contribue à le faire advenir. La philosophe américaine Hannah Arendt expliquait cela très bien : « Ce qu’il y a de fâcheux dans les théories modernes, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir vraies », écrivait-elle.
Le processus du Forum social mondial renverse la logique. Plutôt que de mettre l’accent sur les processus d’aliénation et de « fausse conscience », il parie sur la capacité des personnes et des groupes d’aller vers le partage, la justice, la solidarité, la coopération… Certes, l’homme peut être « un loup pour l’homme » (selon l’heureuse formule de Karl Marx décrivant le capitalisme), mais il peut aussi, dans certaines situations, faire émerger le meilleur de l’humanité.
Bien sûr, la vérité se situe quelque part entre les deux : tout être humain renferme en lui-même un double logiciel, l’un égoiste, l’autre altruiste, comme le souligne Edgar Morin dans son dernier livre (1) ; et en chacun de nous, l’aveuglement idéologique cohabite en permanence avec la « juste conscience » des choses et des phénomènes. Mais pourquoi la prophétie auto-réalisatrice positive ne fonctionnerait-elle pas aussi bien que n’a fonctionné son homologue négative ?
Faire ce pari, c’est rejoindre les intuitions de Georges Orwell (malheureusement insuffisamment lu et écouté dans les rangs des socialistes) qui voyait dans la « common decency« , c’est-à-dire la morale des gens ordinaires, la seule base possible pour construire une société juste et vivable. Et qui, en tant que journaliste « engagé », passait le plus clair de son temps à observer la manière dont vivaient les « gens de peu » et à les écouter pour y découvrir des pépites de vie et des leçons de sagesse.
Depuis près de dix ans, la lecture « optimiste et mobilisatrice » du monde que tente de faire Place Publique s’inscrit dans cette logique. Loin d’une quelconque naïveté primaire, il s’agit de parier sur des spirales vertueuses. Exactement du même type que celles que le FSM, à l’échelle du monde, enclenche aujourd’hui. Visiblement, cela lui réussit plutôt bien. Plutôt que de condamner à l’avance un processus prometteur au nom d’anciennes chimères qui, elles, ont déjà échoué, cela vaut le coup de donner au pari toutes ses chances, non ?
(1) L’éthique, Seuil, 10 euros