L’actualité des Elections en cet été 2024 fait l’étonnement de nos voisins européens qui se demandent quelle mouche nous a piqué.

Explications….

Nous autres, Français, serions donc des êtres particulièrement contradictoires. Pour sûr, le constat n’est pas nouveau. Les philosophes et les poètes ont beaucoup glosé en la matière : « Il n’y a, je crois, nul pays au monde où l’on trouve tant de contradictions qu’en France » affirme Voltaire (Œuvres complètes. Tome 11). « Le désir du privilège et le goût de l’égalité sont les passions dominantes et contradictoires des Français de toute époque », renchérit le Comte de Buffon (Histoire naturelle. Paleo Ed. 2003). Gérard de Nerval décrit ce vague à l’âme, dans un passage de son roman « Sylvie » (Folio. 2013) : « Nous vivions alors dans une époque étrange, […] c’était un mélange d’activité, d’hésitation et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues, mêlés de certains essais de renaissance ; d’ennui des discordes passées, d’espoirs incertains…» . Jusqu’à Baudelaire qui remonte plus loin encore : « Tout enfant, j’ai senti dans mon coeur deux sentiments contradictoires : l’horreur de la vie et l’extase de la vie » ( Mon cœur mis à nu. Folio Gallimard. 1999).

Tout à la fois conservateur et en même temps enflammé par le sentiment de la révolte, oscillant entre tradition et progressisme, l’esprit critique français a su affirmer au cours des siècles sa fougue rebelle et s’enrichir de ses penchants contradictoires sur une terre de contrastes. Plutôt un bon signe. C’est ce qui fait, en apparence, sa force de caractère. Point de fadaises ni de niaiseries dans notre beau pays de France, « Ce pays qui aime les idées » (titre d’un livre de l’historien Sudhir Hazareesingh, aux Editions Flammarion. 2015). La révolution française a sculpté ce singulier esprit de révolte. L’histoire a fourni aussi son cortège de lamentos. La propension à se plaindre est un sport national. La faute à la météo, aux retards de train, aux impôts, aux politiciens, aux syndicalistes, aux étrangers… Bougonner, grogner, râler, caractérise un trait patent de notre tempérament qu’on aime à singulariser. Les Français sont tantôt défaitistes, en proie à la mélancolie, tant triomphants s’imposant par leur fierté culturelle, tour à tour étiquetés cartésiens, ou animés par des passions débordantes, souvent découragés et en même temps capables d’engagements très forts, sans compter l’amour du débat public qui est devenu quasiment un Label made in France. Le risque est que ces débats tournent, par la force des médias, en polémiques convenues dans les comités de rédaction pour qui seul compte l’audimat et les thèmes vendeurs.

C’est au conflit que l’on aspire

Etalonnés pessimistes, les enfants de la République témoignent d’un manque de confiance en l’avenir. Dans leur immense majorité, ils n’accordent que peu de crédit aux élus, aux partis aux médias, à l’état. Justement, l’état, encore un paradoxe ! On attend tout de lui mais on ne lui pardonne rien. Sur le plan politique ou intellectuel, la guerre franco-française est cultivée avec constance affirme Maurice Agulhon : « L’unanimité ou du moins le large consensus, fait un peu honte. C’est au conflit que l’on aspire » (Les Annales 1987 Vol 42. n°3. Conflits et contradictions dans la France d’aujourd’hui). L’esprit de contradiction des Français peut plonger dans la méprise et mener le politique dans une impasse, comme, par exemple, celle que relève Marcel Gauchet à propos du libéralisme des années 1820-1830. ( « Panorama de la pensée d’aujourd’hui ». Agora. Itw 2016) « Ils sont pris dans l’opposition sans issue entre les adorateurs de l’Ancien Régime qui n’ont rien appris et rien oublié, et les admirateurs de la Révolution française, qui ne rêvent que d’une souveraineté du peuple plus ou moins tyrannique ». Au final, par refus des coalitions et des compromis, c’est l’instabilité qui s’installe et la division qui règne, parfois dramatisée à souhait, comme c’est le cas entre salariés et dirigeants d’entreprises, comme actuellement la difficultés pour les partis politiques ne partageant pas les mêmes options à se coaliser pour mener des projets ponctuels. Les fractures qui s’amoncellent donnent à la France un visage morcelé.

La singularité de l’hexagone

Nulle part en Europe, on ne connaît pareille discordance, sauf peut-être chez nos cousins italiens. Pourtant, l’aptitude au bonheur quotidien n’est pas étrangère aux Français et l’idée de la République, une et indivisible, est ancrée dans la réalité des lois du pays. En outre, le tempérament frondeur a permis de forger un formidable esprit d’invention. Sans compter l’étonnante vitalité des gens de peu qui, avec rien, font des merveilles dans l’artisanat, dans les laboratoires, dans le spectacle vivant. Bref, la France est à la fois fière d’elle-même mais elle est aussi capable d’autodénigrement sans retenue. Ainsi s’est bâtie la singularité hexagonale. Pleine d’atouts grâce à la contradiction, bourré de défauts car elle l’utilise à mauvais escient. « Il est sans doute peu de pays où l’on célèbre autant la raison, les idées générales, l’universel, l’ouverture au monde, ce qui est grand, neuf, généreux. Et, simultanément, elle (la France) n’a rien à envier à personne en ce qui concerne la défense des particularismes, des statuts, des terroirs, des situations acquises. On y brocarde volontiers les puissants et l’on est dans l’attente de grands hommes. Y a-t-il une unité dans tout cela, et si oui laquelle ? » se demande le sociologue Philippe d’Iribarne, en introduction de son livre « L’étrangeté française » ( Le Seuil. 2006)

N’y aurait-il donc plus de raison qui vaille?

Par infortune, vivant sur son exception, la société française ne tire aujourd’hui que de maigres bénéfices de ces contrastes. Convaincus d’être au centre du monde, nous croyons ne plus être obligés par l’effort d’aller plus avant dans la valorisation de nos arts et de nos sciences. Et nous négligeons nos ressources éducatives. De leurs différences, de leurs opinions, les individus ne savent que faire, sinon tant bien que mal, les neutraliser, s’en contenter ou bien les radicaliser en pure perte. Par inertie, les contradictions s’annulent et les antagonismes se multiplient jusqu’à l’irrationnel. De ce jeu de forces dissonnantes, nous échouons à extraire le principe d’union qui les dépasse et les élève. Nous les confondons ou nous les annihilons. Bien sûr, les débats contradictoires restent une passion française, mais leur bénéfice se limite à des stratégies de postures narcissiques au lieu de stimuler le savoir. Nous nous abandonnons finalement à la mythologisation, à cette « parole dépolitisée » dont parlait Roland Barthes ( in Mythologies. Le Seuil. 1957), qui a pour fonction de faire diversion. Soit : neutraliser la pensée dans un cadre lisse, « sans contradiction, parce que sans profondeur » où la gauche et la droite s’annulent. Cela a plusieurs conséquences dont la vie démocratique pâtit : le nivellement des idées par le bas, l’appauvrissement des contenus, le flou dans la gestion politique, l’équivalence généralisée, la mystification. Alliées un jour, adversaires le lendemain, les expertises finissent par se mixer dans les gausseries et les opportunismes. Le grand perdant ? La capacité critique à émettre des jugements et des convictions fondées. Le cartésianisme français aurait-il pris du plomb dans l’aile ?

Paradoxe et ambivalence

D’abord le paradoxe. Il est utile et se porte bien dans l’hexagone. Il offre la possibilité de sonder ce qui ne tourne pas rond dans la façon dont nous raisonnons au quotidien. Tourmenté, l’individu est dominé par l’embarras, affirmant une chose communément admise, aussitôt happé par l’idée contraire, peut-être simplement parce qu’il ignore son propre point de vue ou n’en tient pas compte. Dans une proposition paradoxale, le vrai et le faux, le possible et l’impossible sont mélangés. La vérité de cette tension se trouve peut-être dans l’ambivalence. Ce trait de caractère rend compatible dans un même énoncé deux propositions contraires sans que la contradiction soit relevée ou élaborée. On peut qualifier d’ambivalente toute formation de compromis que chacun fait pour ne pas, soit souffrir, soit choisir. Elle culmine dans ce qu’on appelle la juxtaposition de deux affects contraires comme l’amour et la haine. Les opinions mal assurées connaissent cette tension entre opposés. Dans le roman éponyme de Albert Camus « L’Envers et l’Endroit » ( Livre de Poche. 1986), l’Envers est synonyme d’angoisse face à l’étrangeté et à l’absence apparente de prise sur ce monde. L’Endroit symbolise, lui, la beauté, l’acceptation de ce monde incompréhensible. Dans « L’Étranger » (Livre de Poche. 1966), le personnage de Meursault est partagé entre ces deux pôles. « Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre », écrit Camus. Toute son œuvre est marquée par l’ambivalence mêlant les antagonismes et plaçant la tempérance et l’harmonie au dessus de l’absolu.

Soulignons le double caractère des individus, qui sont à la fois personnes privées et personnages publiques. Si l’on prend un peu de champ, on constate vite que l’envers des uns est l’endroit des autres. Pour Vladimir Jankélévitch, l’homme, obligé de composer avec l’ambivalence de sa posture, est un être confus dont l’état est amphibie. « Son milieu vital est le marécage, le marécage où prospèrent les grenouilles, le marécage qui n’est, justement, ni terre ni eau, qui est le mélange du solide et du liquide. Dans cette zone ambiguë habitent non pas ceux qui ne sont “ni anges ni bêtes”, et qui sont par conséquent “neutrum”, mais plutôt ceux qui sont à la fois l’un et l’autre ». (Traité des vertus. Vo. 2. Flammarion. 2011). Sur le plan éthique, rien n’est tranché. On peut très bien être méchamment honnête et vertueusement menteur, estime le philosophe. Et d’ajouter: « Mentir aux policiers allemands qui nous demandent si nous cachons chez nous un patriote, ce n’est pas mentir, c’est dire la vérité. Répondre : il n’y a personne quand il y a quelqu’un est le plus sacré des devoirs »

Penser d’une façon et agir d’une autre.

Dans la vie courante, notre univers, qu’ils soit affectif, politique, ou social, est marqué par la propension qu’ont les individus à penser d’une façon et agir d’une autre. « On a comme deux forces. C’est un peu comme un modèle newtonien qui serait ici à l’œuvre, avec d’un côté une force centripète qui nous rapproche les uns des autres et de l’autre une force centrifuge qui nous éloigne. Cet oxymore est pour Kant une composante essentielle de la nature humaine » (Calori, Foessel, Pradelle. De la sensibilité. Les esthétiques de Kant. PUF. 2014 ). Les trois auteurs de ce livre parlent d’insociable sociabilité. Dans un autre registre, Edgar Morin évoque dans ses ouvrages la « complexité » pour qualifier le fatras d’idées foutraques qui cimentent nos vies. Bien sûr, l’incohérence et la contradiction sont inhérentes à l’univers mental des hommes et des femmes, mais par leur dimension aujourd’hui inégalée et leur caractère improductif, elles favorisent la paresse d’esprit au lieu de bousculer les préjugés. La nouveauté, c’est que ce mode ambivalent semble s’imposer comme règle de fonctionnement. La versatilité devient un système. Le relativisme s’institutionnalise. La superstition l’emporte sur la raison. « Si l’on ne croit en rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, alors tout est permis et rien n’a d’importance. Alors il n’y a ni bien, ni mal et Hitler n’a eu ni tort ni raison » », souligne Albert Camus (Conférences et discours. Folio. 2017). Du coup, nous ne savons plus ni sur qui, ni sur quoi compter. Ni gauche, ni droite, c’est le monde du nini. Principe de réalité et principe ludique finissent par s’amalgamer. « Je ne suis ni pour ni contre. Bien au contraire » disait fort à propos Coluche, traduisant ainsi une certaine vérité de la contradiction française. Elle est à la fois le défaut et la qualité, le poison et le remède.

Dans le monde incertain des équations fallacieuses, la variabilité est notre mode de gouvernance et l’ignorance notre risque. Les affaires humaines sont ainsi faites d’options provisoires, d’états divergents ou incompatibles, et de légèreté, même pour les affaires les plus sérieuses. Impossible dans ce monde bouleversé de prévoir les positions de chacun. Se manifestant en temps réel dans leur ambivalence, elles déconcertent. Les points de vue filandreux scandent nos choix et la fonction qu’on vous offre brise la conviction qui vous habite. Par le truchement de mécanismes pulsionnels intimes, les individus sont ainsi parfois amenés à penser à l’encontre de leurs propres intérêts. C’est le mystère même de la vie. En électrons libres, leurs prises de position flottent et la capacité de jugement personnel s’en ressent. Plus les gens sont perdus dans leurs contradictions, plus ils inclinent à se décider pour la manière forte, la plus immédiatement perceptible, la plus imagée, la plus sécurisante, mais aussi la plus antagonique pour ne pas voir la réalité et refuser leur faute.

Une société qui passe allègrement du pour au contre, confondant passion et raison

La logique du bouc émissaire est une de ces commodités pour dénier la faute. La faute à qui ? Au système. A l’autre. A l’étranger. Elle bat son plein dans l’égarement xénophobe et le soupçon permanent. Par exemple : quand un immigré ne travaille pas, c’est un paresseux qui pompe les aides de l’état. Et quand il travaille, il vole l’emploi des français. Les émigrés considérés comme trop envahissants et les élites sous-entendues « corrompues » sont les coupables désignés les plus aisément identifiables. La protestation extrême finit par « se lâcher ». La pulsion s’unit à l’idée simple et la démagogie emporte la foule. En témoigne la montée des mouvements d’extrême droite en Europe et en France. Il n’est plus de bon sens, de perspective exaltante. L’offre politique n’apporte pas de débouché crédible. Le refus du réel s’impose faisant le lit des partis extrêmes, à grands renforts de poncifs identitaires. Et comme chacun sait, les extrêmes se rejoignent !

L’équivalence des contraires, moins prompte à faire connaître la vérité qu’à confondre nos idées, nous conduit à l’impuissance post-moderne qui dirige l’individu tout droit vers le cabinet du coach de développement personnel. Les pulsions qui n’ont pas trouvé d’issue positive se retournent contre l’individu, pervertissant ainsi ses capacités de raisonnement et l’amenant à des choix aléatoires souvent nuisibles à son intérêt objectif. Et c’est en général la pulsion négative qui éveille le plus d’énergie. Ce n’est même pas la régulation ou le bon équilibre que vise la finalité du système mais la performance et les résultats. Tant pis si, au passage, il y a déséquilibre. Une société qui oublie le sens du bien commun ne peut avoir de projet. Une société qui passe allègrement du pour au contre, confondant passion et raison, donnant le spectacle de l’enfumage, court le risque de perdre la distinction qui la faisait briller. La France, par exemple. Impossible de réformer cette France d’ancien régime en proie aux intérêts catégoriels. De cette indiscipline, c’est notre prestige qui ressort affaibli et avec lui la capacité de s’interroger, de démêler le vrai du faux pour juger de la valeur d’une chose et de sa fiabilité.

L’ambivalence des sentiments est un héritage de la vie psychique des primitifs, soutiennent les ethnologues. Elle est le signe d’un archaïsme qu’on trouve plus accentué chez certains individus ou groupes, par exemple, la soumission et la rébellion chez le peuple russe ou encore le conservatisme et la révolution chez les Français. Nos convictions, nos réactions obéissent à des mobiles variés et divers. « Nous sommes suggestionnés, harcelés, abêtis, en proie à toutes les contradictions, à toutes les dissonances qui déchirent le milieu de la civilisation actuelle. L’individu est déjà compromis, avant même que l’État l’ait entièrement assimilé» affirmait déjà Paul Valéry (Le Bilan de l’intelligence. Editeur Allia. 2011). Déconcertant ! En vérité, rien que de très courant. Sans contraires, rien ne bouge. Le poète William Blake en sait quelque chose: « Rien n’avance sinon par les Contraires. L’Attraction et la Répulsion, la Raison et l’Energie, l‘Amour et la Haine, sont nécessaires à l’Existence humaine. » ( Le mariage du Ciel et de l’Enfer. Poche. 2010). Cela, l’homme contradictoire le sait bien. La contradiction tient même de la jouissance. Oui mais… Que des contraires, rien que des contraires, et nous voilà bien contrariés ! Toute la question est de savoir comment, dans ce contexte qui ne date pas d’aujourd’hui, gagner un peu de clarté, retrouver l’esprit des Lumières, échapper à la symétrie apparente des contraires, rompre avec la stérilité des dualismes et des antinomies radicales d’où rien ne sort ? Ou tout simplement savoir dire non ?

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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