« Nous entrons à grand pas dans une civilisation de la haine », annonçait déjà le psychanalyste Jacques Lacan dans les années 1960 (Séminaire L’éthique de la psychanalyse).

Dans son livre Récidive 1938. Fascisme, présence de la guerre des années trente, Michael Foessel, décrit, en référence à la période précédent la dernière grande guerre, la menace de la montée des extrêmes et le spectre du nationalisme. Un nationalisme dont le philosophe Karl Kraus, un des grands analystes de la guerre, affirme qu’il est « la dernière étape avant la brutalité et la guerre » (Les Derniers Jours de l’humanité, Agone, Marseille, 2005). Evoquant la montée du nazisme et des fascismes dans les années 30, ce dernier souligne que les droits de l’humanité ont été trahis au profit de ceux des patries (cité par Jacques Bouveresse, in Les derniers jours de l’humanité, op.cit ). « Le nationalisme, c’est la guerre » a repris, 50 ans plus tard, le président français François Mitterrand. Les vieilles lanternes de l’époque d’avant restent bien allumées. La résurgence du chauvinisme de la patrie, le populisme, la multiplication des techniques de désinformation, des thèses conspirationnistes, la réduction du langage à sa plus simple fonction de «communication», la domination de l’émotion, la vulgarité d’un Trump à la tête de la plus grande puissance mondiale, ponctuent, en négatif, notre ordinaire.

Le ton martial qui sous-tend « le choc des civilisations », dans l’opinion, mais aussi chez certains dirigeants de grandes nations, est la marotte la plus soutenue au palmarès des schémas nébuleux et clivants. Les esprits belliqueux en raffolent et les références sont commodes. L’évocation des croisades est partie intégrante de cette relation familière entre les peuples de culture chrétienne et les peuples de culture musulmane. Pour René Girard, la rivalité dualiste paraît évidente à l’échelle des nations.

Ce choc décrit des phénomènes massifs de migrations de populations pauvres vers des pays riches, en particulier des migrants du Proche Orient et d’Afrique souhaitant s’installer dans les pays d’Europe. La « guerre des civilisations » qu’aime à citer l’ex-Premier ministre français Manuel Valls est-elle désormais déclarée ? La question n’est pas vaine si on déplace un peu la réponse et quand on considère les lieux ou la France envoie ses soldats et ses avions : l’Afrique, la Syrie, l’Irak, la Lybie. Mais précisent nos édiles, le terrain de la guerre s’est importé et les rues de Paris seraient aujourd’hui le principal terrain de conflit. Ce n’est pas pur hasard si les emportements du verbe militaire émergent dans les pays où les gens se sentent rejetés en dehors de l’histoire, se voient dépassés par les autres. Est-ce bien raisonnable de marteler un tel rappel ? Oui, répondent les courants identitaires qui misent sur les frayeurs pour instaurer l’idée d’une tentation autoritaire. Selon eux, nous vivons un déclin des civilisations, un « clash » que décrit Samuel Huttington ( Le choc des civilisation. Editions Odile Jacob. 2000), s’en prenant aux idées de la modernité multiculturelle. On est passé du temps des nations à celui du « choc des civilisations ». Quand l’identité et le progrès s’opposent, la guerre s’interpose. Mais c’est toujours l’identité  des anti-Lumières qui finit par l’emporter en utilisant la technique à des fins belliqueuses. Aussi bien, que le fascisme pointe son nez a de quoi réveiller des mémoires et susciter des frayeurs. « La transformation d’un peuple en horde raciale est un péril permanent à notre époque » rappelle Hannah Arendt à Gershom Sholem. Timothy Snyder, auteur de Terre de sang ( 2016), pose la question crument : face aux outrances verbales sur la biologie de la race, sur l’infériorité ou la supériorité ethnique, un « nouvel holocauste est-il possible ? » Le fascisme peut-il recommencer ?

Certains proposent d’oublier « le fascisme » car il est d’un autre temps. Erreur, il a cent visages ayant un air de famille commun, développe Umberto Eco dans un discours prononcé à l’université de Columbia en 1995, (le fascisme éternel », publié sous le titre Reconnaître le fascisme. Grasset 2017). Il écrit : « Le fascisme n’avait rien d’une idéologie monolithique, c’était un collage de diverses idées politiques et philosophiques, fourmillant de contradictions ». Dans l’Europe du troisième millénaire, victime d’une des pires crises économiques de l’histoire récente, les partis radicaux identitaires  sont à l’oeuvre. Comme aux heures sombres des factions de 1934. Antisémitisme, xénophobie, homophobie, la haine devient une opinion affichant son droit de cité à grands renforts de slogans nazis (Dehors les Juifs, journalistes à Auschwitz…).  Les réseaux sociaux et l’info spectacle depuis la privatisation de l’audiovisuel  servent de caisse de résonance à la parole xénophobe. Les ennemis de l’intérieur, c’est encore et toujours les juifs. « Ces insultes constituent une première depuis la fin de l’occupation » fait remarquer, dans un entretien, Robert Badinter. On aurait souhaité des réactions plus vives, des appels d’associations de défense des droits de l’homme et des partis républicains pour organiser une grande manifestation de protestation ». Il n’en a rien été. Amateurs de quenelle et conservateurs religieux font bon ménage avec la bénédiction des partis d’extrême droite. Cette alliance virile et intégriste est toute aussi inédite. Comme est également inédit le fait de descendre dans la rue, non pas pour défendre des droits mais pour supprimer les droits des autres.

Du jamais vu depuis les pires temps de la peine de mort. Les mauvais souvenirs de la France de Vichy reviennent avec leur chapelet d’insultes contre la République. Il est aisé de trouver dans ces mouvements radicaux tous les thèmes porteurs de la radicalité d’extrême droite : l’appel aux classes moyennes déclassées, la critique permanente du « système » ou de « l’establishment », le goût de l’autorité, la brutalité des formules, la référence à la terre, le refus du modernisme, et l’aversion pour l’intelligentsia, l’entretien du clivage entre la capitale et le pays, l’angoisse des différences, l’obsession du complot, la référence à la guerre, la xénophobie et la dénonciation d’ennemis historiques ( surtout les Allemands), la glorification des héros de la guerre, la grandeur d’un peuple homogène parlant d’une seule voix, mais abandonné par les politiques, l’antiparlementarisme… la liste est longue des antipathies que nourrissent les nationalistes. Umberto Eco met en garde : « l’Ur-fascisme est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes ». Le parti du Rassemblement National, en France, rentre dans cette grille de lecture. L’extrême droite incarnée par le RN a sa part de violence. Elle est tapie dans l’obscurité mais surgit à l’occasion dans la violence des mots. Cette radicalité puise dans le ressort intégriste et le rejet de l’autre sa morale haineuse. Sournoise, elle instille l’idée d’une guerre, montrant du doigt une cible facile : les musulmans. Du pain béni, car l’ennemi intérieur le plus médiatisé, c’est bien, l’islamisme. « Chaque fois qu’un politicien émet des doutes quant à la légitimité du parlement parce qu’il ne représente plus la « voix du peuple », on flaire l’odeur de l’Ur-fascisme » précise Umberto Eco.

Ce portrait de famille s’applique aussi à certains égards au chef du parti des « insoumis », Jean-Luc Mélenchon, dont les accents de Gaudillo témoignent de l‘admiration qu’il éprouve à l’égard des despotes, Poutine en tête. Tribun patenté, sa flamme rhétorique est égale à celle des frondeurs les plus extrêmes. Admirateur de Robespierre, il rêve de ressusciter son « despotisme de la liberté » à renforts d’expressions imagées : « le peuple tranchera ».

Certains commentateurs se veulent plus mesurés dans l’appréciation du danger occasionné par les extrêmes. Qu’avancent-ils ? Que le Rassemblement National, ne veut pas renverser la République, à la différence de ses ancêtres d’extrême droite de l’action française par exemple. C’est dans les discours que la radicalité anti-migrants s’exprime pas dans les faits. Les enquêtes d’opinion sont quasi unanimes : la société est plus tolérante, le métissage est plus fort, les jeunes plus ouvert à ce qu’on appelle la diversité. Le racisme et l’antisémitisme ont diminué même si les attentats terroristes ont favorisé quelques poussées de fièvres xénophobes. 

Cela fait des années que le Front National (FN) devenu Rassemblement National (RN) monte dans les sondages. Le dilemme n’est pas entre banaliser ou diaboliser le FN. Ces deux comportements produisent les mêmes effets. La seule exigence est morale. Allons donc, faudrait-il baisser les bras et attendre que le RN dépasse la ligne rouge pour se réveiller ? Une mise en garde, une saine colère, franche et sans détour, est bienvenue au royaume du politiquement correct, surtout lorsqu’elle a des accents de vérité. Il est impossible de fermer les yeux sur la menace que représentent pour la démocratie, les accents pétainistes du Front National qui, sous un vernis bon teint appliqué sur la France éternelle, encouragent à la haine de l’autre. Impossible de relativiser la nocivité de Marine Le Pen, bien que se présentant sous des dehors plus aimables, reste bien l’héritière de son père, lequel se repaît dans son négationnisme, avec derrière lui une bonne partie des troupes du parti qu’il a fondé.

Comment dans une France déraisonnable qui flirte avec l’aventure identitaire, au risque des guerres intestines, pour ne pas dire civiles, tenter de raisonner les électeurs votant à l’extrême droite nationaliste ? Comment convaincre les abstentionnistes? Comment dans une France « terrorisée » par l’islamisme radical, apeurée par les migrations,  se repliant sur elle-même, réintroduire la puissance et la clarté de la raison universelle pour ne pas dire l’autorité ? Comment au lieu de haine, instaurer la paix du vivre ensemble et l’union nationale ? Nous voilà au cœur d’une question qui ne laisse de hanter les sociétés modernes. Le clair contre l’obscur : est-ce cela le combat des sociétés modernes ? Comment concilier loi et foi ? Dans ce combat qui nous replace au temps des Lumières, la laïcité est-elle un rempart ? A l’évidence, appeler la morale laïque à la rescousse ne suffit pas à régler le problème du vivre ensemble. A la considérer comme la solution, on en fait une religion. Comment, sans concessions sur les libertés, préserver une dimension du sacré qui permette de vivre son identité ? Comme l’indique Antoine Garapon, l’enjeu pour le modèle français (qui était catholique, monarchique et absolutiste avant d’être républicain) est de se montrer capable de s’ouvrir au monde, de s’adapter à la composition de la société française d’aujourd’hui et de se rendre disponible à l’avenir. La république, qu’on accuse de tous les maux, est notre bien commun. Elle accueille, elle loge, elle instruit, elle soigne, elle assiste. Elle donne sa place à qui veut la prendre. C’est pour cela qu’il faut la défendre. Sans doute manque-t-il un récit qui permette de s’identifier, de contribuer davantage. Sans doute a-t-on besoin d’un projet collectif plus mobilisateur qui serait en mesure de ruiner la violence djihadiste et la menace extrémiste. La lutte contre l’abstentionnisme aux élections et la réforme de l’Islam sont à l’ordre du jour. Ce sont des priorités. « On luttera contre ces croyances dévastatrices par une réactivation de nos croyances politiques, par une actualisation de notre pacte démocratique et par une modernisation de la République », avance Garapon. Pour le citoyen ordinaire, il s’agit de prendre appui sur tout ce que la France a de positif. Ce qu’on appelait, dans le temps, les « humanités ».

Le climat de brutalité verbale est le même au-delà de nos frontières. La montée de mouvements politiques ultraviolents et ouvertement nazis en Europe témoigne de cette virulence. Dans la plupart des pays, ces mouvements d’extrême droite acquièrent une influence de masse dans les catégories de population plus défavorisées qu’ils retournent contre des boucs émissaires traditionnels et nouveaux (les Juifs, les homosexuels, les femmes les handicapés, les journalistes, les banquiers…). Le racisme est le terreau fertile sur lequel poussent ces partis. Ces partis aux élections dépassent pour la plupart les 10 %. Et peuvent atteindre dans certains cas près de 30%. Pour tous ces gens, il y un ennemi commun qu’on aime vilipender, c’est l’Union Européenne, accusée de tous les maux. Le « eux » et le « nous » dont parlait Levi-Strauss dans « Race et histoire » a toujours existé ; le thème de l’étranger est une permanence. Nous voilà bien dans l’ambiance de l’époque : la guerre! Avec, sur tous nos écrans, le drame Ukrainien qui n’en finit pas de plonger la politique dans le déshonneur et la lâcheté.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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