La fin des gilets jaunes ?
Au printemps de l’année 2019, la fraternité des ronds points n’est plus à l’ordre du jour. Les ronds points ont perdu la boule et leurs gardiens tournent en rond.
Au vu des évènements qui se sont succédés au cours de l’hiver 2018-2019, n’est-ce pas la seule violence qui, au final, a donné sens au rassemblement des gilets jaunes, en manque de projet ? Cette violence est-elle en soi un élément de démocratie? Notre point de vue est que ce mouvement qui porte la négation et le refus du dialogue, est au contraire antidémocratique. Il est nihiliste.
Nous nous étonnons, vu la faiblesse numérique qu’il représente, que les chaines d’infos, les médias en ligne, l’ensemble des partis politiques et le gouvernement lui donnent autant d’importance en lui offrant une telle chambre d’écho.
Cet article en 7 points tente de faire le bilan d’un mouvement qui, faute de respecter les principes de la démocratie, est en train de dériver vers une pente fatale.
1. Un rapport égocentré à la représentation sociale
Une des premières entorses à la démocratie, commise par les gilets jaunes est la certitude de posséder la vérité et la conviction inébranlable de représenter le peuple.
« Nous sommes le peuple », clament-ils haut et fort. « Un peuple indompté » laissent entendre certains représentants de mouvements extrémistes, comme La France Insoumise, le Rassemblement National ou encore Debout la France. Cette conception réductrice du peuple n’appelle pas le débat. Un peuple qui s’oppose au groupe social dominant et manifeste son rejet des partis, du parlementarisme, des médias et plus généralement des « élites » : la revendication est clairement populiste.
Reprenons la question : qu’est ce que le peuple ? Le peuple n’est pas la foule animée que Gustave Le Bon, auteur de la Psychologie des foules, décrit comme « irresponsable », « contagieuse », et « dont la conscience s’est évanouie ». Le peuple n’est pas une fraction d’individus autoproclamée « peuple », mais une communauté de citoyens soumis aux mêmes lois, aux mêmes institutions politiques, liée par les mêmes coutumes. En France, la notion de peuple se définit par rapport à un projet commun, l’idéal républicain, et non par rapport à la colère d’une minorité agissante. Ainsi, les gilets jaunes, qui représentent entre 30 et 50 000 personnes (à la mi-2019), ne peuvent se prévaloir de l’ensemble du peuple français, mais d’une infime proportion. Les chiffres de participation aux différentes manifestations sont à relativiser. 30 000 personnes chaque semaine, c’est bien moins que la moindre manifestation sur l’éducation ou le climat qui enregistre en moyenne 80 ou 100 000 personnes. Rappelons simplement qu’au sens large, le peuple, c’est 37 millions de votants, soit 100 fois plus que les plus importantes mobilisations de gilets jaunes.
« Le peuple est moins une figure qu’une méthode, qu’une démarche. Cette méthode, on peut la définir en quatre temps : il faut des élections, de la délibération, des décisions et une reddition de comptes », fait observer Pierre-Henri Tavoillot dans son livre Comment gouverner un peuple roi ? (Ed.Odile Jacob. 2019). Cette posture auto-suffisante de l’entre-soi a pour effet de rendre les gilets jaunes imperméables à tout argument rationnel. Cette prétention à posséder la vérité de la révolte va de pair avec la mystique de l’insurrection. Les allusions à la Révolution française se multiplient, notamment rappelées par les extrémistes de gauche (Robespierre, bonnets phrygiens, guillotine, assemblée constituante, impôt sur les privilèges). Pour ces derniers, le mouvement des gilets jaunes est l’héritier légitime de 1789 et des sans culottes. Que les gilets jaunes s’arrogent d’être le peuple social incarné, comme une évidence qui ne souffre aucune contradiction, voilà ce qui choque nombre de citoyens pour qui le peuple n’est pas réductible à une classe, mais renvoit à une entité diffuse et plurielle, difficile à circonscrire dans un nombre ou une quantité. Car en fin de compte, le bon sens démocratique veut que nous soyons tous le peuple.
2. La tentation totalitaire des réseaux fermés sur eux-mêmes
Une autre question est celle du cadre inducteur qui a porté le mouvement à son origine. Pour comprendre les racines et le fonctionnement de ce mouvement dépourvu de corpus intellectuel, la référence à la révolution de 1789 est une fausse route. Une hypothèse paraît plus proche de la réalité. Elle est à rechercher du côté de l’univers mental dans lequel s’enferme les gilets jaunes: le numérique et les réseaux sociaux.
L’hypothèse mérite d’être suivie. Le mouvement serait ainsi structuré comme un réseau social dans lequel s’expriment des positions sociales et non des classes sociales. Voyons en quoi. Les réseaux sociaux sont des armes de mobilisation massive. La communauté Facebook en France compte 27 millions de personnes actives sur la plateforme. Un mouvement structuré comme un réseau social est-il un mouvement démocratique ? Ou une simple dramatisation sociale virulente ? Ou encore le ferment d’un totalitarisme ? Quel est l’avenir de ce mouvement social?
L’ampleur du mouvement des gilets jaunes est ainsi augmentée par sa dimension numérique : vitesse de propagation des nouvelles, proximité des liens entre personnes qui ont les mêmes intérêts, où il est facile d’avoir beaucoup d’ « amis », effet de bulle communautaire ou tout peut être amplifiée. Les algorithmes en usage ramènent toujours au même endroit. « On se laisse alors guider par des croyances étayées par des biais cognitifs auxquels notre cerveau est enclin, à commencer par le biais de confirmation, qui incite à aller rechercher d’abord les informations qui vont dans notre sens » explique Gérald Bronner, auteur de « La démocratie des crédules » ( PUF). Selon le sociologue, les algoritmes nous dirigent ainsi vers des individus qui nous ressemblent et dont les propos confortent nos idées. Cela créé un fort sentiment d’identité. Ainsi chez les gilets jaunes, Facebook produit un effet d’enfermement, de radicalité et de puissance. Ce sentiment d’identité est amplifié par l’impact visuel de l’uniformité du gilet jaune. La rapidité de contact entre internautes, la visibilité simplifiée, la dissimulation et l’insulte derrière l’anonymat, la viralité et la diffusion massive de fausses nouvelles forment les invariants de la puissance des réseaux. Il s’agit de toucher un grand nombre de destinataires, communiquer à faible coût, favoriser la circulation des rumeurs et obtenir une caisse de résonnance pour faire monter la tension. L’internet donne une illusion de transparence et de compréhension sur des sujets dont on ne vérifie pas la véracité. Il décomplexe. On sait jusqu’à quel point les forums sociaux sur le web favorisent la désinhibition. Chacun peut se lâcher sans retenue, sans aucun contrôle. Les algoritmes ont tendance à ne retenir que la parole qui fait le buzz. Les réseaux sociaux représentent une caisse de résonance puissante pour les égos narcissiques des gilets jaunes qui s’étendent sur leur cas personnel. A-t-on entendu un seul gilet jaune évoquer l’intérêt de la France ? En encourageant ainsi un recentrage de l’information autour des gens qui sont intimement et géographiquement proches, Facebook rassemble des communautés locales aux intérêts similaires, par nature moins susceptibles de se déchirer autour de polémiques issues des débats nationaux. « Le problème, c’est l’entre-soi de petits groupes qui fonctionnent à la confirmation de ce qu’ils pensent les uns et les autres », souligne Marcel Gauchet, dans une interview des Echos (8 avril 2019). « Le vrai danger qui menace aujourd’hui la démocratie, c’est l’impossibilité de communiquer entre des groupes d’opinions qui restent dans des cercles fermés en se séparant des autres ».
Sur le web, sur twitter et autres services, on est souvent anonyme et ne sait pas en général à qui on s’adresse. Le risque est que cet usage immodéré des réseaux en ligne détruise la vie de l’espace publique, renforce les égoïsmes naturels et favorise la prise de pouvoir des « grandes gueules » lâches et anonymes. C’est le risque des gilets jaunes. Les membres les plus extrémistes des groupes Facebook parviennent ainsi à imposer leurs thèmes. Les messages les plus virulents, les articles aux titres les plus spectaculaires, les commentaires les plus prédateurs, suscitent le plus de contagion.
3. Une vision complotiste du monde
C’est ainsi que la puissance des réseaux sociaux paraît plus forte que la mobilisation effective. L’effet de bulle communautaire est un miroir grossissant. Les gilets jaunes sont convaincus de représenter une force de dix millions de Français, alors qu’ils ne sont que 350 000 au début du mouvement. Leurs chiffres font office de chiffres officiels puisqu’ils dédaignent toute autre forme d’information autre que celle provenant de leur ressenti émotionnel. Ils ont pour eux, la puissance de feu de l’espace internet qui recueille aujourd’hui l’opinion d’à peu près les trois quart des Français. L’information traditionnelle, presse écrite et audivisuelle, se contente du quart restant de la population. Selon les spécialistes de l’univers du world wide web, nous ne parvenons à détecter que 50 % des mensonges auxquels nous sommes quotidiennement exposés à travers les sites en ligne. L’information émise par les professionnels des médias est en compétition directe avec les fausses nouvelles des blogers. La diffusion virale des fake news par des hackers habiles dotés de logiciels malveillants est désormais massive. Elle compromet le déroulement de la vie démocratique. Dans l’espace dérégulé de la radicalité qui prolifère sur internet, ceux qui parlent le plus fort sont les plus écoutés. La structure sociale des réseaux sociaux, produit des façons de voir simples et immédiates. Vous êtes d’accord, vous likez. Vous ne l’êtes pas, et vous pouvez proférer des insultes sans que vous soyez inquiété.
Dans l’assemblage spontané, sans leader et sans organisation, formé par les gilets jaunes, les administrateurs de groupes Facebook ont endossé le rôle de porte-paroles du mouvement, en concurrence les uns avec les autres. Un internaute anonyme, à lui seul, grâce à son blog, peut faire bouger beaucoup de monde, pour peu qu’il soit marketing et persuasif. Il n’y a pas de gardes fous sur la toile et pas de limites dans l’outrance. On peut tout voir, tout dire, à tout le monde, en un rien de temps. La délation, le lynchage verbal, les théories conspirationnistes y vont bon train, en temps réel. Pas besoin d’entraînement pour pratiquer l’insulte, l’humiliation, l’atteinte à l’honneur, et le mépris. C’est si simple quand on est anonyme sur twitter. Un vrai embrouillamini mental où maîtres menteurs et plates-formes internet s’arrangent à qui mieux mieux pour créer la confusion et jeter le discrédit. Ironie de l’histoire, ils sont les fournisseurs de données bénévoles pour les superstructures que sont les géants du numérique, ceux-là même qui échappent aux règlements européens sur les taxes. Les petites entreprises payent plein pot. Depuis le blocage des rond-points, la croissance du trafic en ligne, liée à la mobilisation des gilets jaunes, fait ainsi les affaires de Facebook, Amazon et autres géants du commerce en ligne. Ces derniers sont les grands gagnants des manifestations de gilets jaunes. Les petites entreprises, les petits commerces et les artisans sont, eux, les grands perdants.
4. La violence comme seule logique
Les violences se répètent rituellement chaque samedi et semblent être commises pour durer. Comme si le mouvement des gilets jaunes n’avait pour d’autre but qu’entretenir sa vindicte, aussi près que possible des lieux du pouvoir, pour ne pas éteindre le feu. En outre ces manifestations violentes occultent le bien fondé de départ du mouvement sur les inégalités et les légitimes difficultés sociales que certaines parties de la société française éprouvent. L’effet d’entrainement émotionnel, évoquée par Gustave Le Bon ( op.cit.) qui annihile, au sein d’une foule, toute volonté personnelle et annule toutes les aptitudes individuelles, selon l’excitant du moment, fait que beaucoup de gilets jaunes se rendent complices des violences commises par les groupes extrémistes, agrégats de la mouvance autonome, et autres black blocs, voire y participent. Il y a, de fait, une violence intrinsèque aux gilets jaunes. Il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu, disent les gilets jaunes. Les propos radicaux des leaders annonçant des violences à venir en disent long. D’un « peuple » qui se proclame citoyen, on attendrait davantage d’éthique et de responsabilité pour dénoncer ces méfaits. Or, jamais les gilets jaunes ne condamnent clairement la brutalité. Ils l’expliquent et la justifient. Arrive un moment où le processus échappe aux critères démocratiques, quand aucune régulation n’intervient, quand les corps intermédiaires, syndicats et associations, sont absents, quand les citoyens non gilets jaunes se sentent hors du jeu, et quand la marge du gouvernement pour faire valoir la sécurité républicaine devient étroite. A la date du mois de mars 2019, les gilets jaunes ne représentent plus qu’une minorité et leur radicalité est de plus en plus prononcée. La différence entre ces derniers et les groupes d’ultra comme les black blocs est minime. Ils se confondent dans les pillages et s’affichent avec leur butin, au point que les experts leur attribuent un nouveau nom, les « yellow blocs ». L’état français, au constat des dégats causés sur les Champs Elysées et de la participation active des gilets jaunes aux saccages, aux incendies, aux déprédations, ne fait plus la différence. Il ne s’agit plus d’une manifestation mais d’une émeute, explique le ministre de l’intérieur français. La violence pour la violence. Tous sont complices. Le nihilisme en actes. L’opinion publique, peu à peu, se retourne. De nombreux citoyens se demandent pourquoi des leaders n’arrivant pas à en sortir de leur logique violente et qui appellent donc régulièrement à l’émeute ne sont pas déjà traduits devant la justice ?
La conflictualité est dans la nature de la démocratie. L’histoire des sociétés montre que les rapports de force se règlent dans la violence. L’homme est naturellement violent ou en état de guerre soutient le philosophe Thomas Hobbes dans le Leviatan. Encore faut-il distinguer entre le conflit, qu’il faut assumer, et l’agressivité pure, gratuite. La violence est liée à la perte du sens, elle se situe à l’opposé de la raison. Une chose semble admise ; lorsque la violence répond à une action brutale et oppressive, elle est licite et ne choque personne. La violence est explicable ponctuellement dans le cas où des victimes d’injustice, désireuses de faire valoir leurs droits, reçoivent une fin de non recevoir des autorités. En droit pénal, on appelle cela de la légitime défense. Elle est légitime et parfois même nécessaire, dans le cas d’une révolte contre une dictature. Ainsi personne n’a trouvé à redire dans la violence manifestée lors des printemps arabes par les « sans-voix » s’élevant contre les régimes en place, en Egypte ou en Tunisie. Il est légitime de tuer le tyran, disait Sénèque. Dans l’histoire, la violence est souvent gratifiée d’un signe positif. Y sont associées des qualités humaines dominantes comme le courage, l’honneur, la dignité.
Lorsque les institutions permettent à chacun, par le vote, d’exprimer son opinion et de choisir ses représentants, est-il juste d’utiliser la violence pour témoigner son mécontentement? Des penseurs de l’antiquité, tel Aristote, puis à l’âge des Lumières, Rousseau, soutiennent que l’homme est naturellement non violent. Marcel Mauss, dans son Essai sur le don, précise que l’homme est naturellement coopératif et orienté vers l’entraide. Pour Emmanuel Lévinas, notre relation avec autrui est d’emblée placée sous l’horizon de la non-violence, car c’est dans la figure de l’autre que s’inscrit la loi morale Hannah Arendt soutient que « la violence est une expérience antipolitique. L’opinion est la seule réponse à la violence ». En démocratie, les problèmes se résolvent par la discussion, non par la force, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent sur l’engagement. Pour elle, la violence est reconnue comme condition pré-politique de la politique, elle est même l’illustration d’une non-relation, la destruction de toute relation. Elle défait le lien politique.
Avec la mise en place des « grands débats », et l’entrée en lisse des élus locaux, des maires et des citoyens, on a pu se réjouir d’une issue logique du processus démocratique qui veut que la discussion s’installe au lieu que la violence ne l’emporte. Face à des agissements violents, la démocratie dispose d’un ensemble de réponses : la règle de droit, le procès équitable, le jugement et les sanctions. Pour résister à une oppression, il y a d’autres moyens, comme la non violence ou la désobéissance. Parfois plus efficace car elles laissent la porte ouverte à la raison. La désobéissance civile constitue, pour Habermas, la forme privilégiée du conflit politique sans que la violence soit inclue. Il distingue nettement la désobéissance du processus révolutionnaire. Les citoyens ont aussi la possibilité de réclamer une révision de la constitution. En général, la contestation, comme l’ensemble des possibilités de négociation, sont définies par des garanties. Des règles précises comme le régime de déclaration du parcours et l’autorisation préalable organisent le recours à la manifestation. Idem pour le droit de grève. Le droit de la manifestation est déterminé par des considérations de maintien de l’ordre. Impossible d’accepter les discours complaisants du genre: il faut comprendre les casseurs, et d’excuser ceux qui vont à l’affrontement contre les autorités de maintien de l’ordre qui ont pour mission d’assurer la sécurité sur l’espace public.
5. L’hypothèse insurrectionnelle
En stoppant la mobilisation, les gilets jaunes risqueraient d’être récupérés par les corps intermédiaires et les politiques. En fait, le mouvement, délaissant peu à peu les ronds points, a besoin de cette dramaturgie médiatique des casseurs et des ultras, sinon les samedi ne seraient plus intéressants et ne feraient plus le buzz. Tant qu’ il y aura de la casse, les manifs se poursuivront et tant que les manifs continueront, il y aura de la casse.
Un mot a fini par émerger au milieu du chaos : « insurrection ». Les gilets jaunes les plus radicaux, des manifestants ultra et certains partis extrémistes ne dissimulent pas leurs intentions, d’expérimenter en grandeur nature le scénario d’une prise des bâtiments officiels et symboliques du pouvoir. Jamais le scénario d’un coup d’état n’a été aussi crédible, commentent certains experts, étonnés par la détermination des manifestations et par la lassitude des forces de l’ordre dont certains parlent de se mettre en congé maladie si les moyens ne leur sont pas donnés pour contrer les débordements. Cette logique insurrectionnelle est inscrite, dès les premières manifestations en novembre, quand les gilets jaunes donnent pour mot d’ordre de se rendre à l’Elysée et à la Chambre des députés. Une question d’école se pose alors ; l’hypothèse insurrectionnelle est-elle concevable dans une démocratie ?
Le devoir d’insurrection n’est inscrit dans aucun de deux textes fondateurs des droits de l’homme : la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen français de 1789. On retrouve en revanche l’expression dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, également appelée constitution de l’an I. Elle est formulée à l’article 35 de ce document : «Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs». Cependant, en raison du contexte de la Terreur, cette constitution n’a jamais été appliquée, la Convention ayant décrété le 10 octobre 1793 que le gouvernement serait «révolutionnaire jusqu’à la paix». Par l’institution de ce régime révolutionnaire, la nouvelle constitution ainsi que toutes les autres lois politiques ou civiles étaient abrogées. Le devoir d’insurrection n’est donc pas un droit de la démocratie.
« Ils entretiennent une forme de paradoxe, mêlant une critique radicale de ceux qui gouvernent et une attente d’un pouvoir plus actif. Ils forment une nébuleuse rassemblée autour d’une démocratie de rejet », souligne Pierre Rosanvallon ( Itw Journal du dimanche. 4 déc 2018). Emmanuel Macron serait-il tel le corps du roi ? On peut évidemment critiquer sa politique ou son style personnel, pointer ses maladresses ou ses provocations, mais n’est-ce pas le cas de tous ceux qui sont dans l’action ? On fait volontiers l’hypothèse que la mort de Louis XVI reste un impensé de notre histoire qui continue à marquer notre vie collective. Une leçon moins tragique peut être envisagée. N’est-ce pas à cause (ou grâce) à Macron, que la France renoue avec la politique mais.. malheureusement dans ce qu’elle a de plus radicale et irrationnelle ?
L’obsession paradoxale des gilets jaunes à ne vouloir parler qu’au chef de l’état, tout en réclamant sa démission, traduit un idéal politique de main de poigne. On connaît le genre de système qui peut émerger de cette dérive: le système autoritaire. « On n’est pas dans une période révolutionnaire, soutient Daniel Cohn-Bendit lors d’un interview. On est dans une période de tentation autoritaire ». Défaite de la démocratie car aujourd’hui, certains soucieux de sécurité publique évoquent la suspension du droit constitutionnel de manifester. Quand les manifestations se transforment en émeutes et scènes de pillage, peut-on encore parler de ce mouvement en termes politiques ou doit-on le considérer en termes de justice ?
En soufflant sur les braises, certains dirigeants de partis politiques comme Mélenchon, Dupont-Aignan et Le Pen engagent leur responsabilité dans l’aggravation de la situation, en jouant la carte de la chute du gouvernement. Ces responsables politiques ne condamnent pas les violences des radicaux, mais s’en prennent à la brutalité des forces de l’ordre. Pour eux, tout se vaut : casser et maintenir l’ordre public. Le scénario à l’italienne est présent dans les esprits. La ressemblance avec le mouvement populiste 5 étoiles est vérifiable en de nombreux points : naissance sur internet, défense des méprisés et des déclassés, refus des taxes, rejet de la classe politique, ni droite ni gauche, racisme et xénophobie, absence de programme et de propositions concrètes, appel à la démocratie directe, et …choix de la couleur : le jaune !
6. La vindicte et l’insulte
La nouveauté, c’est que le niveau de haine et d’insulte n’a jamais atteint un seuil aussi élevé de radicalité, de confusion et de nihilisme. La ligne rouge a été franchie quand la violence s’est déplacée vers les espaces privés. Intrusions à domicile, destructions des biens, menaces physiques dont ont été victimes dans leur intimité des parlementaires, opposition absolue à tout compromis, rejet des débats et refus de se plier aux règles qui régissent les manifestations. En 1968, personne n’aurait menacé de mort quelqu’un qui voulait discuter. La prise de parole et le dialogue étaient considérés valorisés. Un autre signe créé l’inquiétude, les poussées croissantes d’antisémitisme. Dans l’esprit des gens qui se sentent dépossédés, déclassés, le juif est la figure de celui qui possède. Il est le nom de ce que l’on n’a pas, de ce qui est là où on n’est pas : le riche, le banquier, celui qui est visible dans les médias ou sur les écrans. Ce complexe d’infériorité, est viral, épidémique. On laisse faire l’insulte antisémite, puis, on acquiesce, puis on participe. On a vite fait d’arriver à la vindicte et à la chasse aux juifs. Si par sa diversité, le mouvement des gilets jaunes ne peut être associé pleinement à toute forme de xénophobie ou d’antisémitisme, il n’en reste pas moins perméable à ces dérives qu’il ne critique pas. Rares sont ceux qui au sein des manifestants s’en émeuvent et témoignent de de leur indignation. Il suffirait de souligner, haut et fort : « pas en mon nom » pour que tout soupçon de connivence soit écarté. Les gilets jaunes ont fini par sortir la notion de Droit du champ du conflit. L’histoire nous rappelle que cette inclinaison dangereuse est en général instrumentalisée par les factieux et les extrémistes. Telle est l’impasse dans laquelle s’aventurent les gilets jaunes, s’engouffrant dans un nihilisme où l’action et la violence se trouvent confondues, au détriment de la vitalité politique dont ils avaient fait preuve à l’origine du mouvement.
7. Un refus du débat
Une chose est sûre, la question de la vérité ne coïncide jamais avec celle de l’ordre social, aussi authentique soit-il. La démocratie, c’est faire grandir. Etre démocrate, c’est être adulte. Fort de ce constat, il découle que le mouvement des gilets jaunes a décroché de la politique. Telle est l’échec des ronds points qui n’arrivent pas à se transformer en places publiques. Tout l’enjeu est de parvenir à sortir de la discorde, par le débat démocratique, en réintroduisant dans le jeu politique, les corps intermédiaires, les associations et les partis politiques dans l’espoir d’une concorde citoyenne. Or ce débat, les gilets jaunes n’en veulent pas. Le grand débat public mis en place par le gouvernement, constituant une des voies possibles de sortie de crise est refusé par les gilets jaunes qui parlent d’enfumage. Toute initiative, toute expérimentation, toute discussion se trouvent condamnées d’avance et réduites à néant. L’espace démocratique s’en trouve ainsi diminué. Et les gilets jaunes doivent alors faire le constat que leur mouvement, aussi légitime soit-il à ses débuts, s’est transformé en nihilisme, convaincu qu’une seule vérité doit primée, la vérité totalisante de leur révolte qui n’a plus rien de démocratique mais appelle, peut-être sans le savoir, à une solution autoritaire.