Impuissance d’un empire, intelligence d’une nation
A la recherche de l’empire perdu
A la suite de la chute du mur de Berlin en 1989, deux ans après, l’URSS se fissure. Des républiques satellitaires deviennent des pays souverains. La question se pose alors sur la nature de leurs alliances à venir. Se rapprocheront-elles de l’Occident et de l’Otan ou resteront-elles dans le giron russe ? Quand le nouveau dirigeant russe Vladimir Poutine est choisi par Eltsine pour lui succéder au pouvoir, en 2002, il a sans doute la réponse. En bon ex-agent du KGB, le nouveau chef du Kremlin considère que l’Union Soviétique n’est pas morte et qu’il suffit peut être juste de montrer ses muscles pour reconquérir l’espace perdu. Son intention est multiple : tenter de reconstituer une sphère d’influence dans l’espace de l’ancienne URSS ; contrecarrer l’influence de l’UE, « isoler l’Europe des États-Unis, afin de mieux diviser l’Union Européenne», tenir en respect les Pays Baltes membres de l’UE. L’« étranger proche » de la Russie doit se trouver sous son influence. Même s’il faut faire la guerre pour cela. La détermination de Moscou à vouloir jouer le maître du jeu dans la zone ex-soviétique est manifeste. L’armée de la Fédération russe, socle de l’état totalitaire, est ainsi présente dans de nombreux conflits. Au moment de son investiture en 2003, Poutine lance des campagnes de bombardements massifs en Tchétchénie, Un peu partout, le Kremlin dicte sa loi en organisant la déstabilisation et la sécession en Moldavie, et puis en Ukraine. En 2014, après la déclaration d’indépendance de l’Ukraine, éclate la guerre du Donbass, opposant le gouvernement ukrainien à des séparatistes pro-russes. Poutine soutient le soulevement de cette région et annexe la Crimée, démarrant ainsi une guerre jamais déclarée avec l’Ukraine.
Un an plus tard, durant la guerre civile en Syrie, le déploiement de l’armée russe en soutien à Bachar El-Assad, signe la première intervention militaire de la Russie en dehors des frontières de l’ancienne Union Soviétique, depuis la guerre d’Afghanistan (1979 à 1989). Cette intervention à la barbe des Occidentaux, confirme la stratégie décomplexée d’imposer dans le monde la puissance russe. A ce moment de l’histoire, personne n’ose imaginer que la Russie va se lancer dans une course à la reconquête de l’empire perdu.
Poutine inscrit cette perspective, au-delà des péripéties de la guerre au quotidien dans ce que l’historien Timothy Snyder appelle une « politique de l’éternité ». Le message lancé alors à l’Occident est clair : « l’ordre du monde sera russe ».
Le désordre du monde
Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine et, dans le prolongement des années 2000-2020, sonnent la radicalisation des puissances autocratiques et le refus des empires, dont la cohésion repose sur la contrainte, de respecter les règles et les normes de réciprocité mises en place par la communauté internationale. Principalement : la Russie, la Chine, l’Iran, la Turquie…
Place aux rapports de forces. Deux autres personnages s’imposent nettement: Xi Jinping devient Premier secrétaire du PC chinois et Recep Tayyip Erdogan s’impose comme le maître absolu de la Turquie. C’est aussi le temps des printemps arabes, le moment où s’installe le conflit des modèles de régime dont la Russie est le plus turbulent des acteurs et l’Iran le plus ingérable. Le Kremlin donne le ton. L’ennemi a trois têtes : l’occidentalisation, la mondialisation et l’universalisme. En se plaçant, en septembre 2015, aux côtés du régime de Bachar El-Assad pour l’aider à réprimer Daech et éliminer les opposants démocratiques au régime syrien, le maître du Kremlin trouve l’occasion idéale pour jouer sa carte d’influence régionale et tester ses méthodes militaires, notamment avec la destruction de la ville d’Alep par les Migs russes. A cette époque, le président Barack Obama avait proclamé la doctrine de « la ligne rouge » sur l’utilisation des armes chimiques par l’armée syrienne contre ses adversaires. Son franchissement exposerait à des représailles massives et équivaudrait à une déclaration de guerre. Cette ligne rouge ne fut pas respectée par Bachar El-Assad mais la menace d’Obama ne fut pas mise à éxécution, accréditant l’idée que les Americains n’étaient plus les maîtres du monde.
La faiblesse perçue de l’Occident et son aveuglement ouvrit la porte à toutes les audaces dans le camp des autocraties montantes. Le chef du Kremlin, allié de la Syrie,comprend alors que personne ne contrecarrera ses projets d’intervenir là où bon lui semble. Il a le champ libre pour réaliser ses projets : préserver un accès pour sa puissance navale dans les mers chaudes, consolider des alliances établies au milieu des années 1990 avec un autre acteur régional important, l’Iran, pour l’aider à développer son programme nucléaire, solidifier une « ligue internationale » des dictatures, à terme éliminer l’Ukraine. L’outil favori du Kremlin, c’est la diplomatie corruptive pour affaiblir l’Europe avec le financement des partis d’extrême droite, et organiser l’invasion des esprits, via les fake news des médias complotistes, le chantage et la prédation. Les dictateurs voient très loin, parfois « très haut dans le ciel « comme veut le croire XI JinPing. Vladimir Poutine lui, croit que son destin est aussi grand que la mère Russie, pays certes le plus vaste du monde mais loin d’être en bonne sante économique ( 9ème rang)
Dans son colimateur : la configuration d’un nouvel ordre mondial idéologique qui opposerait les ensembles autoritaires cherchant à se reconstituer en réunissant leurs territoires anciens et les démocraties libérales, principalement l’Union Européenne et les Etats-Unis. La volonté partagée par les Russes et les Chinois de changer l’équilibre des forces mondiales témoigne de la confluence de ces deux puissances ex-communistes se sentant humiliées par l’histoire et nourrissant un ressentiment agressif à l’égard des démocraties modernes.Cette convergence, directement actionnée par la Russie, menace surtout les voisins baltes, l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie, anciennes républiques soviétiques qui sont, elles aussi, déjà depuis plusieurs années, membres de l’OTAN.
La Russie, l’Europe et l’Occident
Tout en se défendant de toute velléité guerrière, Poutine jette de l’huile sur le feu, cherchant à exister en bonne place sur la scène impériale, aux cotés de la Chine, contre les Etats-Unis. Il met tout en oeuvre pour redorer le blason de la grandeur passée et défier le monde de l’Ouest. Il menace les Pays Baltes et exerce une forte pression sur la forte volonté ukrainienne de rejoindre la camp occidental de l’OTAN. Fort de son emprise, il n’hésitera pas à affirmer, plus tard, que tout agresseur voulant frapper la Russie avec des armes nucléaires sera « détruit ».
La stratégie du Kremlin ? S’installer militairement et amputer durablement l’unité des territoires conquis comme il l’a fait en 2008, lors de la guerre en Géorgie. La défaite géorgienne s’était soldée par la sécession de deux territoires prorusses: l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, reconnues comme deux états indépendants, par Moscou.
C’est à travers une lecture tronquée de l’histoire que Poutine conduit sa reconquête. « Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire », disait Zbigniew Brezinski, ancien conseiller national de la sécurité, sous la présidence de Jimmy Carter. C’est évidemment ce qui contrarie le maître du Kremlin. L’indépendance de l’Ukraine ? Impossible de s’y faire. Aussi bien projette-t-il d’intégrer de force le deuxième état d’Europe par sa surface, au sein de la Fédération russe. Tout se joue dans le ressentiment qui encombre le cerveau de Poutine.
Dans un texte publié à l’été 2021, intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », il écrit que la chute de l’URSS est la plus grande catastrophe geopolitique du 20 eme siècle. L’existence même de l’Ukraine ne serait, à ses yeux, qu’une sorte d’accident de l’Histoire. Le scénario idéal pour Moscou est donc qu’elle revienne dans le giron de la mère Russie. ( LIRE l’article : « Le viol de l’Ukraine ». Bruno Tertrais in Le Grand Continent ). L’avantage, avec la réincorporation de l’Ukraine, serait de rééquilibrer le vaste territoire russe par un apport de population slave et de donner un coup de fouet à la démographie russe : « Les Ukrainiens sont des migrants presque idéaux. En tant que Slaves de l’Est, ils sont considérés comme faciles à intégrer ; ils apportent les compétences nécessaires au marché du travail russe » (op.cit. Bruno Tertrais). La distribution de passeports russes aux Ukrainiennes russophones des oblast occupés permettra de regonfler à la marge les chiffres de la population tout comme le kidnapping des enfants ukrainiens. La déportation et le transfert de minorités grossira aussi les statistiques. C’est décidé, il interviendra, presqu’en catimini, au grand dam des Européens, alliés de l’Ukraine surpris par l’audace du maitre du Kremlin
A la date du 22 février 2022, jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, cela fait vingt ans que le dictateur ex-lieutenant du KGB sème la guerre et la désolation autour de lui, vingt ans qu’il se fiche des remontrances des Occidentaux. Poutine connaît bien leurs réticences aux risques. Le maître du Kremlin est ainsi convaincu que puisque le grand « Satan » américain, affaibli par des années de guerre en Irak et en Afghanistan, n’interviendra plus, aucune démocratie ne portera secours aux pays en danger. Comme le soutient Nicolas Tenzer, Président du CERAP (Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique) : les menaces du Kremin auraient du être prises davantage au sérieux par les dirigeants européens, « On est face à une rhétorique de plus en plus martiale ». Moscou a déployé près de 100 000 soldats à la frontière ukrainienne en vue d’une potentielle invasion. Les États-Unis ont la preuve que des agents chargés de mener des opérations de « sabotage » afin de créer un « prétexte » pour envahir l’Ukraine sont à l’œuvre. Poutine nie effrontément une telle intention d’intervenir et assure seulement « vouloir se défendre contre la posture jugée menaçante de l’Otan à ses portes ». L’excuse est énorme. Bien que déniée, la tentation guerrière du maître du Kremlin est manifeste. Il s’agit, une fois de plus, de tester la résolution des Européens et des Américains, en accréditant la thèse de leur décadence et en affirmant que, de toutes façons, la nation ukrainienne n’existe pas.
L’Ukraine : une non nation ?
Certes, il n’est pas facile de s’entendre sur l’origine d’une nation. Encore plus sur l’origine d’un empire. Le surgissement d’une conscience nationale et d’un Etat n’est pas l’effet d’un événement fondateur, autocentré, émanant d’un récit national lié à un ou plusieurs territoires, mais plutôt la conjonction d’une manipulation de l’histoire et d’une suite de contigences, d’interactions et de rapports de domination changeant sur plusieurs siècles de construction. Interrogez les habitants de l’Ukraine, seuls 40% estiment que « les Russes et les Ukrainiens forment un seul peuple appartenant au même espace historique et spirituel »
Considérée par Poutine comme une création artificielle, une « non nation », l’Ukraine serait, en vérité, dans la mythologie personnelle du chef du Kremlin, un morceau de la Russie qui en aurait été indûment détaché. Il prétend que Moscou et la Grande Russie est l’héritière naturelle de la Rous’ kyivienne. Aux yeux des Russes, l’état ukrainien actuel serait donc un état « artificiel » dont l’existence ne serait qu’une sorte d’accident de l’Histoire. Sa formation ne serait au fond qu’une conspiration occidentale visant à créer une « Rous’ anti-Moscou », gouvernée par des « nazis». Mais Poutine semble faché avec l’histoire réelle. Et sans doute son cerveau connaît-il quelque défaillance morales. Pourtant son discours méprisant s’inscrit sur un terreau favorable dont les Occidentaux, très imprudemment ont reproduit les sillons en affichant, avant la guerre, beaucoup de condescendance à l’égard de la petite Ukraine. Ignorance de l’histoire de Kyiv, de la Crimée, de la vallée du Dniepr, influencée par le discours de la « grande Russie ». Cette méconnaissance a conduit à des jugements à l’emporte pièces sur les évènements de la guerre en Ukraine. Des personnalités politiques majeures ont cédé à cette dérive. « En 1990 encore, personne à l’Ouest ne doutait que l’Ukraine ait appartenu pendant des siècles à la Russie. Depuis lors, l’Ukraine est devenue un État indépendant, mais ce n’est pas un État-nation » affirme avec assurance le chancelier Helmut Schmidt. Il a donc fallu trente années d’indépendance et le choc majeur de la guerre d’agression russe, en février 2022, pour que l’Ukraine soit enfin perçue en Occident comme un État-nation à part entière. Encore maintenant, nombre de pays dans le monde, sous estiment la petite Ukraine. La Russie aux accents impériaux de Vladimir Poutine en profite pleinement. De fait, le Kremlin a réussi à blanchir et à imposer, à l’échelle mondiale, l’image impériale que la Russie avait d’elle-même et de ses colonies. Les universitaires émigrés ont été les principaux transmetteurs du « savoir impérial » russe. Tous étaient convaincus que la Russie était un « État millénaire fondé à Kyiv ». Aucun n’osait même remettre en question la formule absurde de « Russie kyivienne ». De même, personne n’a contesté l’autoproclamation de la Russie comme héritière de l’Union Soviétique, bien qu’elle ne représente que la moitié de la population de l’URSS. Enfin, personne n’a mis en doute l’idée selon laquelle les Russes sont les seuls héros de la guerre contre le nazisme. C’est une habitude que l’histoire a du mal à corriger : « la culture impériale s’efforce de rendre muettes et invisibles ses nations subalternes [pour éviter ce subterfuge, les historiens s’accordent depuis peu pour traduire « Rous’ » par « Ruthénie » NDLR]. La Seconde Guerre mondiale a paradoxalement contribué à renforcer l’invisibilité du Bélarus et de l’Ukraine, bien que ces deux pays aient pris la part la plus active à la guerre et subi les plus lourdes pertes » (M.R.). Comme Timothy Snyder l’a dit avec justesse ( « La responsabilité historique de l’Allemagne envers l’Ukraine. Carnet de guerre ».) : « la politique étrangère russe consiste à diviser l’histoire de l’Union Soviétique en deux parties. Il y a la bonne partie, qui est la partie russe, et la mauvaise partie, qui est la partie ukrainienne ».
L’historiographie, ( en particulier, Andreas Kappeler « Russes et Ukrainiens, les frères inégaux ». Editions CNRS ), montre que, contrairement à ce que croient les contempteurs de l’Ukraine, cette dernière a une histoire plus ancienne, indépendante de l’histoire russe, et bien identifiée sur la carte de l’Europe. En réalité, fait remarquer le philosophe israëlien Yuval Noah, dans un article du Guardian : « Kyiv a 1000 ans d’âge. A l’époque où Kyiv est l’une des principales métropoles du monde, Moscou n’est alors qu’un petit village».
L’Ukraine, héritière de la Rous Kyivienne ?
Quand déferlent les hordes de cavaliers mongols venus des steppes, Kyiv tombe. Moscou prend la place. En 1325, l’église orthodoxe s’installe dans la ville. Pendant quatre siècles, du XIIIème jusqu’au XVIIème, la Moscovie impose la culture pratique des Mongols, ajoutée au traditionnalisme local avec, deux chapitres à son récit : la création du mythe national russe qui rompt avec le lointain passé tatar ; et la réunification des terres slaves chapitre emprunté à la Rous Kyiv. Sur les territoires ukrainiens de l’Ouest, les principautés ne furent pas longtemps soumises aux Mongols. Elles rejoignirent assez vite le camp européen, tandis que Moscou resta plus longtemps sous le joug Mongol. « C’est Gengis Khan qui a programmé le cerveau des Russes à croire que le peuple devait vivre dans la peur et être sévèrement puni, voire tué, au moindre signe de désobéissance ou de désaccord» écrit l’écrivain Andréi Kourkov. Du XIVème au XVème siècle, Moscou, se dégageant peu à peu des Mongols, consolida sa place dominante grâce à l’église orthodoxe et intégra plusieurs communautés de l’actuelle Ukraine, en vue de rassembler les terres de la Rous.
La ville de Moscou s’aggrandit et devient la capitale de la région. Au milieu du XVIIème, l’Ukraine passe ainsi de force sous domination russe. C’est lorsque le premier Tsar Ivan le Terrible accède au pouvoir, au XVIème siècle, que se consolida la Russie impériale multiethnique. Les Riourikides laisseront la place aux Romanov au tout début du XVIIème siècle. (Lire sur ce sujet l’historien des relations internationales Bruno Tertrais. Le viol de l’Ukraine. Le Grand Continent 22 fev 2022).
Cette évolution de l’histoire russo-ukrainienne fait dire aux actuels résidents du Kremlin que la Grande Russie est l’héritière naturelle de la Rous’ Kyiv et que l’Ukraine n’existe pas. C’est ce que clame, avec une grande brutalité verbale, Vladimir Poutine pour justifier son agression de l’Ukraine le 22 février 2022. Le discours officiel soutient qu’elle est la nation titulaire car les Russes constituent les 4/5emes de la Russie. Cette notion de « nation titulaire » signifie ainsi que la Russie gomme tous les autres peuples voisins, les nie dans . leur expérience propre.
Cette conception « grand russe » est une falsification de l’histoire. La Rous de Kyiv « n’est pas moins l’ancêtre de l’Ukraine qu’elle n’est celle de la Russie et de la Bielorussie », soutient Bruno Tertrais (op.cit). La Rous’Kyiv est la première capitale des Rous. Elle forme la matrice originelle des trois nations slaves orientales, Ukraine, Belarus, Russie, fondée par les Varègues (ie. les Vikings) au IXème siècle. Les Slaves voyaient en Kyiv le berceau de leur identité, le centre spirituel de la région dont témoigne la cathédrale Sainte Sophie. Le baptême de la Rous’ de Kyiv en 988 (Volodymyr Sviatoslavytch devient Prince de Kyiv) est dû aux missionnaires byzantins. Elle est à cette époque une fédération des principautés administrées par les édiles de Kyiv, et non comme le prétend Vladimir Poutine un morceau détaché de la Russie.Il n’y a pas de droit d’ainessede Moscou et des Grands Russes, soutient l’historien Ukrainien Hrouchevsky (1866-1934).
Le débat est complexe et reste ouvert. L’histoire des deux « frères », « petits » et « grands Russes, » connaît des parcours distincts, les deux cultures n’ayant pas les mêmes caractéristiques civilisationnelles. Du point de vue de la culture nationale, l’Ukraine est davantage héritière de la Rous Kyiv par son système juridique, son système d’enseignement, et sa culture égalitaire due aux Cosaques. L’Ukraine est de tradition associative et plus libérale. La société précède l’Etat, mais à cause de sa volonté de décentralisation, le pays souffre d’un défaut qui affaiblit son identité propre : le manque d’autorité politique. En Russie, c’est le contraire, l’Etat central produit la société. Moins connu par les Occidentaux que le récit russe, il convient de lire le récit national ukrainien, dans une continuité entre la Rous Kyiv, la Pologne-Lituanie, la spécificité Cosaque et la nation moderne. Au XVIème siècle, l’Ukraine fut intégrée au Royaume de Pologne-Lituanie et s’ouvre à l’Occident. Allemands, Juifs, Arméniens, Polonais sont invités à s’installer. Jusqu’aux guerres mondiales et aux génocides du XXème, l’Ukraine est ethniquement mélangée. La relation compliquée à la Pologne fut un facteur déterminant pour maintenir l’esprit de l’indépendance ukrainienne. L’humanisme, l’universalisme, le baroque et l’esprit de la réforme et contre-réforme, venus de Pologne, marquent le système d’enseignement ukrainien. L’installation des jésuites, la reconnaissance de l’autorité du Pape, du dogme catholique aboutirent à la cohabitation sur le même territoire de l’église uniate gréco catholique et de l’église orthodoxe. Cette évolution consacra la spécificité culturelle ukrainienne d’où surgit en 1632 le Collège Mohyla, lieu d’enseignement supérieur réputé, combinant l’esprit des lumières et la spiritualité orientale. L’Ukraine occidentale se distingua alors par un niveau d’éducation plus élevé que la Russie. L’influence de ce collège contribua à la création du systeme éducatif russe et permit à la culture orthodoxo-ukrainienne de Kyiv de se démarquer de la Russie. Le collège accéda au rang d’Académie en 1701, creuset pour les élites ukrainiennes et russes, et vecteur d’occidentalisation.aux influences lituaniennes et ukrainiennes. Il n’y avait pas dans la Moscovie, à ce moment de l’histoire, d’érudits capables de s’intéresser suffisamment aux textes latins et héllénistes. Cette situation changera avec l’avènement du tsar Alexei, fils de Mikhail. Ce sont les Ukrainiens qui introduisirent la musique occidentale en Russie. Ironie de l’histoire, c’est aussi un moine Ukrainien du collège de Kyiv, Prokopovytch, qui fut le premier idéologue de l’absolutisme russe. Cette sorte d’ « ukrainisation » de la Russie par l’enseignement s’approfondit avec Pierre le Grand. Au XVIIIème, les deux tiers des évêques de Russie venait d’Ukraine et de Bielorussie.
Esprit d’indépendance et ambivalence cosaque
L’idéal de liberté porté jusqu’à nos jours par les Ukrainiens, doit beaucoup aux sentiments libertaires et égalitaires développés par les Cosaques. C’est en aval des rapides qui forment le fleuve Dniepr que les Cosaques d’Ukraine se sont installés, dès le XVe siècle, (sous le nom de Cosaques Zaporogues) là où se trouve la ville de Zaporojie . C’est à cet emplacement que fut construit le barrage et la centrale hydroélectrique de Zaporojie, minée par les soldats de Poutine en 2023.
Comme on vient de l’évoquer, le système cosaque s’oppose en tous points à l’autocratie des Tsars fondée sur la peur et la rudesse. Cette rigidité a permis à l’Etat russe de tenir une si vaste maison. Les Russes empreints de la longue soumission à l’empire mongol, s’appuient sur le centralisme, en opposition avec l’Europe. Ce qu’on a appelé à tort ou à raison « la démocratie » des Cosaques constitue une étape essentielle dans la formation de l’état indépendant ukrainien. Le rôle populaire qu’ils incarnèrent séduisit les populations locales et forma un modèle durable jusqu’à la révolution de Maidan en 2014.
Le territoire indépendant appelé le Hetmanat qui bénéficiait d’une large autonomie politique suscitait les envies de la Russie. L’ambivalence cosaque a contribué à brouiller les cartes. Elle provoquait notamment la méfiance des Ukrainiens qui craignaient l’ambiguité et l’opportunisme de ces populations semi-nomades formant des communautés militaires indépendantes. Ainsi, à certaines périodes, les Cosaques zaporogues furent-ils parfois utilisés par les Tsars Russes comme mercenaires, se plaçant sous leur autorité et réclamant leur protection. Cela explique le fait que par le truchement des Cosaques d’Ukraine, les Ukrainiens ne dédaignèrent cependant pas faire alliance temporairement avec la Russie, bien qu’ils préféraient le voisinage des Princes lituaniens et des rois polonais..
En 1654, les Cosaques d’Ukraine font allégeance au Tsar de Moscou mais le Hetmanat cosaque, fort de sa culture égalitaire et libertaire, garde une autonomie et un chef élu. Certaines valeurs que l’on peut rattacher à la mentalité ukrainienne d’aujourd’hui sont ainsi issues de l’histoire cosaque. Le tropisme est clairement européen. Outre la notion de libre association, le gouvernement du Hetmanat cultive la propriété privée individuelle, la tolérance, la liberté personnelle, une forme de démocratie fédérative en concordance avec l’Europe. Par un Traité de paix éternelle, la tutelle russe a dès lors considérablement diminué le développement de l’Ukraine. Le Hetmanat fut aboli, et la langue ukrainienne interdite. Selon le politologue, Mykola Riabtchouk, « l’Ukraine a été la principale victime de cette fabrication de mythes, en particulier via l’assimilation de la Rous’ médiévale (dont le centre se trouve à Kyiv, en Ukraine) à la Moscovie devenue « Russie » au début de l’ère moderne» (Lire : L’invention d’une non nation. Desk Russie. 2023). Les Grands Russes ont en général interprété cette versatilité cosaque comme le retour du petit frère vers son aîné. Pour les Ukrainiens, c’est différent ; les Cosaques restèrent un symbole national de liberté, d’égalité et d’indépendance, opposé à l’autocratie russe. Mais ce fut pour les peuples de l’actuelle Ukraine une union forcée, que les communautés autonomes cosaques ont combattu pendant des siècles, de façon intermittente.
En 1798 paraît une « histoire des Rous » qui est la première œuvre traitant de l’histoire national ukrainienne. Un mouvement national ukrainien s’est développé vers 1805 au sein de l’Université de Kharkiv dans la jeunesse cosaque puis s’est étendu vers Kyiv dans l’idée de contrer l’influence polonaise, pregnante à l’ouest du territoire et de réfléchir à l’avenir d’une Ukraine moderne (abolition du servage, démocratisation, mise à égalité de l’Ukraine et de la Russie. C’est là que se forma le cercle Saint Cyrille et Méthode qui réunit des intellectuels dont Taras Chevtchenko (1814-1861). Un autre membre Mykola Kostomarov rédigea les Livres du devenir du peuple ukrainien. « Ni Dieu, ni Tsar, ni serf ni Boyard, l’Ukraine deviendra une république indépendante au sein d’une union slave ». Fils de cosaque, Gogol ukrainise la culture russe. Du projet de nation citoyenne porté par les Dékabristes dans les années 1820 à la révolution de Maidan en 2014, la nation ukrainienne s’est peu à peu affermie jusqu’à être assuré de gagner sa place dans l’UE. Sans Etat de droit, la Russie prend l’apparence d’une dictature du Moyen âge, sans institutions tenables, empreinte d’une grandeur qui s’apparente désormais à une fuite en avant. Certains diront « en arrière ». Ainsi le « petit frère » ukrainien forme-t-il une Nation tandis que le « grand frère » russe a enfourché à la manière cavalière des Mongols la démesure d’un Empire qu’il n’arrive ni à gérer ni à maîtriser, même en montrant ses muscles.
De Pierre le Grand à Poutine le Petit
Comme l’histoire le montre, petits frères ukrainiens et grands frères russes ne se sont jamais beaucoup appréciés, un peu comme les Ecossais et les Anglais. Mépris condescendant des Russes qui considèrent les Ukrainiens comme des « ploucs », oubliant qu’en Russie, le monde paysan, principalement des serfs, ne l’étaient pas moins.
Ce qu’on a appelle la Grande Russie nait après Pierre le Grand quand ce dernier, couronné Tsar de Russie en 1682, reçoit le titre d’Empereur de toutes les Russies en 1721. L’état moscovite se transforme alors en Empire de Russie et affirme aujourd’hui sa fierté de Grand Russe adoptant la forme asiatique de gouvernement. Dans « Les Leçons d’une guerre » aux éditions Odile Jacob. 2023, l’historien François Heisbourg écrit que le pouvoir russe est « plus proche de Gengis Khan que des Lumières ». Dans ce régime au pouvoir absolu, il n’y a d’autre autorité que celle centrée sur la personne du Tsar. L‘empire se voit comme une « forteresse assiégée ». Les Tsars s’affirment volontiers comme des Asiatiques de l’ouest, et non des Européens de l’est, au moins jusqu’à Pierre le Grand et Catherine II qui, tous deux, s’inscrivent du côté de l’Europe. Dans cette narration impériale, la Russie se définit principalement comme la protectrice des nations slaves orientales. Nous étions prévenus.
Ainsi que l’avance Bruno Tertrais, (op.cit. La guerre des mondes), les Russes n’ont aucune légitimité à revendiquer l’héritage de la Rous de Kyiv, comme cela a été exprimé plus tard dans le postulat de la “réunification” avec la Russie, défendu avec arrogance par Poutine. Postulat selon lequel, comme on l’a vu, les Russes et les Ukrainiens forment un seul peuple. Si l’on s’en tient à la définition en usage, ce n’est ni la race ni la langue qui définit la nation mais le projet consenti que les hommes ont en commun, partageant le désir de vivre ensemble etla volonté de continuer à faire valoir l’héritage du passé. L’écrivainErnest Renan nous renseigne sur ce chapitre :« une nation est une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. L’homme n’est esclave ni de sa race ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagne. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. »
Comme de nombreux autocrates russes avant lui, Vladimir Poutine est marqué par l’aspect tragique de l’épique russe. Hanté par le fantôme de la guerre froide, il est isolé et radicalisé, dans la crainte d’un empoisonnement ou d’un assassinat, convaincu qu’il est entouré de traitres potentiels. Ce qui l’oblige en bon paranoïaque « tsarien » à gouverner par la peur. En réalité, au regard de ses prédécesseurs, sa figure est mineure. Elle n’est pas de taille à rivaliser avec ceux qu’il admire dans le Panthéon russe : Staline, Alexandre I, le Prince Vladimir, Nicolas I qui rêvait du « contrôle des détroits », mais surtout Pierre le Grand auquel il aime abusivement se comparer. Paradoxal pour un petit empereur qui axe sa stratégie sur l’Eurasie. La référence est audacieuse. Car si Pierre le Grand est un bâtisseur pro-européen s’entourant, pour la construction de Saint-Petersbourg, d’architectes et d’ingénieurs italiens, allemands et français, Poutine le Petit est un destructeur. Il aura défait l’œuvre du Tsar qui n’a eu de cesse de prendre l’Europe pour modèle. Malgré son assurance lorsqu’il déclare « nous sommes un peuple de vainqueurs, c’est dans nos gènes », le pseudo petit Tsar dissimule mal ses faiblesses et ses complexes. La Russie n’est un État qu’en apparence. C’est un agrégat de bandes criminelles gravitant autour d’un parrain qui s’est en réalité installé au Kremlin. La structure mafieuse du pouvoir russe s’est mariée sans peine avec la pratique impériale. Pour gagner en stature, il lui a fallu trouver des idéologues (Douguine, Sourkov, Sergueïtsev…) capables de traduire ses aspirations et de lui fournir avec beaucoup de prétention, un narratif en lettres Majuscules à la recherche d’un Empire qu’il a déjà perdu.
NOTE : Deux lectures majeures ont guidé mon propos. 1.« La guerre des mondes » Bruno Tertrais. Editions de l’Observatoire. Octobre 2023. 2. « Russes et Ukrainiens, les frères inégaux ». Andreas Kappeler. Editions CNRS. Septembre 2022.