Sur bien des points, l’argumentaire des opposants à l’actuelle réforme des retraites ressemble à celui des climato-sceptiques et repose sur un déni de la réalité. Il utilise la même démagogie qu’il répand à coup de slogans simplistes sur les réseaux sociaux. 

Comme Trump ou Bolsonaro, pour le climat, alors que des millions d’hectares de forêts brûlent un peu partout dans le monde, Philippe Martinez, leader de la CGT, nous chante, à propos d’un régime de retraite régulièrement déficitaire : « Tout va très bien madame la Marquise, tout va très bien ». Pour lui et ses affidés, aucune réforme n’est nécessaire. Mieux encore, il faut en revenir à la retraite à 60 ans et augmenter radicalement toutes les pensions. Et surtout, bien sûr, il faut conserver des régimes spéciaux qui n’ont aujourd’hui pour raison d’être que d’avoir été des acquis sociaux. Bizarrement, il tient ici le même discours que Marine Le Pen.

On se demande comment, avec des propositions aussi généreuses, il ne réussit pas à rallier plus de monde à sa cause. Sans doute, les Français sont-ils moins benêts qu’il ne le croit et voient bien que c’est avant tout sa chasse gardée qu’il défend : la SNCF et la RATP et leurs conducteurs (qui ont le plus à perdre dans l’histoire) qui font partie des derniers bataillons cégétistes, mais surtout son syndicat lui-même et sa propre situation à la tête d’une CGT qui ne représente plus grand-chose, qui est loin, en tous cas, de sa splendeur passée. 

Si l’on regarde objectivement, en effet, le mouvement actuel, on est loin de constater « la convergence des luttes » que le patron de la CGT appelle de ses vœux depuis l’éruption des « gilets jaunes » auquel il avait tenté de raccrocher son wagon. Si la journée du 5 décembre dernier a pu être considérée comme un succès, la mobilisation et le nombre de grévistes n’ont fait depuis que décroître pour tomber à moins de 10% à la SNCF aujourd’hui, encore s’agit-il essentiellement des conducteurs.

Ce sont donc 10 ou 12 000 grévistes quotidiens qui voudraient maintenir l’illusion d’une grève générale parce qu’ils ont la possibilité d’empêcher les autres de circuler et de se rendre à leur propre travail. Outre que l’on peut s’interroger sur le caractère démocratique de cette démarche qui transforme le droit de grève en abus de pouvoir, ce chiffre est à rapporter aux 27 millions d’actifs qui seraient en mesure d’exprimer leur mécontentement : 0,04 %. Et même le 5 décembre, le million généreusement compté de manifestants représentait moins de 4 % des mêmes actifs. Certes des sondages nous disent que près de la moitié de nos concitoyens ont encore de la « sympathie » pour le mouvement, mais c’est une sympathie qui apparemment ne les pousse pas à le rejoindre.

S’il n’y a pas « convergences des luttes », c’est sans doute, comme je l’ai analysé dans mon précédent papier, que la réforme des retraites fait surtout apparaître des intérêts contradictoires entre les professions et les individus. C’est aussi que les Français perçoivent bien que le fonctionnement de la SNCF est devenu indéfendable. Non seulement ils payent leur voyage en train de plus en plus cher au travers d’un système de billetterie d’une rare opacité, mais leurs impôts servent à renflouer l’entreprise à hauteur de 15 milliards par an (soit 905 euros par foyer fiscal), dont 3 pour ses retraites, sans compter le rachat, en 2019, d’une grande partie de sa dette par l’Etat pour 35 milliards d’euros, à l’occasion de son changement de statut (1). Trop, c’est trop !

Calculs rationnels

Peut-être nos compatriotes ont-ils également pris conscience qu’une réforme des retraites est devenue indispensable, même s’ils craignent que la pilule soit dure à avaler, comme ils ont compris que nous devons agir pour le climat tout en traînant les pieds par peur de devoir renoncer à un mode de vie confortable. 

Car le financement des retraites et le maintien d’un régime par répartition ne relèvent pas de la lubie de gouvernants en mal de réformes, mais de calculs et de projections rationnels sur des données connues : montant des cotisations, rapport cotisants/retraités, durée de cotisation. Et leurs évolutions sont encore plus prévisibles que celles proposées par les scénarios du GIEC pour le climat et l’environnement parce que les paramètres sont moins complexes.

Je m’étonne de voir aujourd’hui que des syndicalistes (pas tous), des politiques (c’est leur rôle d’opposants systématiques) mais surtout des économistes (desquels on attend un peu plus de rigueur) viennent nous dire benoîtement que finalement il n’y avait pas urgence à réformer, que le système ne marchait pas si mal, que la multiplication des régimes n’est pas un problème, qu’il est inutile de reculer l’âge de départ et finalement qu’il est scandaleux de toucher aux sacro-saintes ordonnances de 1945 des pères fondateurs de la sécurité sociale.

On oublie que lesdits pères fondateurs avaient souhaité créer un régime universel et que ce sont les égoïsmes des uns et des autres qui ont multiplié les régimes. On oublie qu’ils avaient fixé l’âge de la retraite à 65 ans quand l’espérance de vie moyenne (hommes et femmes) se situait aux alentours de 63 ans pour plus de 80 ans aujourd’hui. On oublie que le ratio cotisants/retraité était de 4,4 pour 1, qu’il est actuellement de 1,6 pour 1 et que l’écart ne cesse de se réduire. On oublie que le Président Mitterrand (j’ai voté pour lui) a démagogiquement abaissé l’âge de la retraite à 60 ans en 1982 alors qu’on savait déjà qu’on allait vers des problèmes de financement, notamment en raison de la montée du chômage. On oublie que le régime initial a dû subir 10 fois des réformes paramétriques (comme on dit désormais) pour pouvoir subsister, réformes qui ont à chaque fois abouti à une diminution de fait des pensions. On oublie que notre façon de travailler et nos parcours professionnels ont radicalement changé depuis 1945. On oublie que les institutions, comme les vivants, doivent se transformer pour faire face aux environnements nouveaux.

Données connues

Car ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on découvre que notre vieux système de retraite est de moins en moins soutenable, comme ça fait longtemps que l’on sait que notre climat et notre environnement déraillent. En 1970, le rapport d’experts dit « du Club de Rome » décrivait déjà par le menu toutes les catastrophes environnementales à venir que le GIEC, des années plus tard, n’a pu que confirmer avec guère plus de succès auprès des décideurs. Personne à l’époque n’a voulu les croire, alors qu’il était encore temps d’agir efficacement. La CGT, évidemment, alors plus puissante, était en première ligne pour dire que toute mesure de limitation de la production ou de restriction environnementale était une atteinte aux droits des travailleurs pour qui seules comptaient l’augmentation du pouvoir d’achat et la conservation des acquis sociaux. Quant aux gouvernements de ces années-là ils n’avaient foi que pour le développement de la bagnole ce qui nous a valu, entre autres, la construction d’autoroutes urbaines dont on ne sait plus comment se débarrasser.

En 1991, le rapport Rocard, livre blanc publié par le Premier ministre du même nom, a tout prévu des problèmes de financement à venir de la retraite, notamment en raison de papy-boom qui se profilait, c’est-à-dire l’arrivée massive en fin de carrière, à partir de 2004, de la génération nombreuse née après la Seconde Guerre, et du déséquilibre démographique qui allait durablement en résulter. Il n’a donné lieu qu’à des ajustements paramétriques comme le calcul des pensions sur les 25 meilleures années au lieu de 10 et l’allongement de la durée de cotisation de 37,5 années à 40. Le plan Juppé de 1995 a voulu étendre ces réformes aux services publics, mais a dû y renoncer après plusieurs semaines de grève des fonctionnaires et des transports… L’histoire se répète donc  sans qu’on comprenne très bien pourquoi une partie des Français estime qu’elle a droit à un régime différent des autres même si elle a fini par accepter de s’en rapprocher au travers des réformes suivantes (2003, 2008, 2010).

Réforme ou bricolage ?

Faut-il ainsi continuer de bricolage en bricolage pour faire tenir le système un peu plus longtemps avant qu’il ne s’effondre complètement, parce qu’en attendant, ça fait moins mal ? Ou faut-il avoir le courage de le changer radicalement pour qu’il retrouve un nouveau souffle et corresponde mieux à nos besoins du monde numérique actuel où la labilité du travail n’a plus rien à voir les carrières continues du monde industriel ?

Le nouveau système à point proposé par le gouvernement est-il la panacée ? Certainement pas. Aucun système humain ne peut prétendre tout résoudre pour toujours des problèmes humains. On ne saura qu’à l’usage s’il peut au moins résoudre pour quelque temps ceux d’aujourd’hui. Et rien n’empêche de l’amender au fur et à mesure des nécessités nouvelles.

Mais peut-on en contester raisonnablement les principes : un vrai changement de système et non un ravaudage de l’ancien, une approche plus égalitaire et une recherche d’équilibre durable du financement ?

Il est amusant de constater que les écologistes qui en appellent sans cesse à un changement économique systémique de notre société productiviste sont vent debout contre une réforme systémique des retraites. Pourtant celle-ci pourrait précisément permettre d’ajuster de manière souple le montant des retraites à la croissance (par la variation du point) dont ils souhaitent qu’elle baisse parce qu’ils pensent, à juste titre qu’elle est un des facteurs de destruction de l’environnement. A moins qu’ils n’aient une solution inédite pour verser des pensions de plus en plus généreuses à de plus en plus de gens, sans augmenter la productivité et faire de la croissance ?

M’amuse aussi la réaction des partis de gauche et d’extrême gauche qui passent leur temps à fustiger les inégalités et trouvent soudain que les 42 régimes où chacun part à des âges différents avec des calculs de pension plus ou moins avantageux sont finalement plus égalitaires qu’un régime unique. Comment peuvent-ils en toute bonne foi rejeter un système, qui certes aura des conséquences négatives pour les uns et positives pour les autres, mais dont on ne peut nier la base égalitaire : le même niveau de pension pour le même niveau de cotisation. Sont-ils toujours pour l’abolition des privilèges quand ils défendent les régimes spéciaux et particuliers ? 

Ils seraient plus crédibles s’ils proposaient la mesure qui me semblerait la plus juste et la plus équitable : le même niveau de retraite pour tous. Si l’on y réfléchit, lier le niveau de retraite au niveau de cotisation, c’est faire perdurer l’inégalité de l’échelle des salaires (qu’on peut admettre) à une situation où cette inégalité de revenu ne se justifie plus ni par un type d’activité ni par un marché puisqu’il s’agit d’un revenu de redistribution. Chacun cotiserait selon ses moyens et tous toucheraient la même retraite qui, de facto, se situerait autour de la moyenne actuelle de 1400 euros mensuels. Ce serait une vraie réforme de solidarité qui ferait grincer des dents, même à gauche.

Il est drôle enfin de voir les droites, jusqu’aux extrêmes, ne plus considérer comme si important l’équilibre financier du système, elles qui sont promptes à dénoncer les dérives de la dette nationale et la manière dont elle pèsera sur nos enfants. Car il est certain que si on ne fait rien, il faudra bien financer les pensions par le budget de l’Etat et finalement par la dette puisque celui-ci est toujours déficitaire. J’entends certains, de tous bords, dire « Y’a d’l’argent » pour payer les retraites, en feignant d’ignorer que si on puise dans les caisses de l’Etat, on puise dans les poches des contribuables, retraités et salariés. In fine, cela revient pour tous à payer une cotisation indirecte supplémentaire.

Rumeurs et désinformation

Il est triste, par ailleurs, de voir combien la désinformation sur ce sujet essentiel des retraites, ou au moins l’information parcellaire, par le petit bout de la lorgnette, règne sur les réseaux sociaux et même souvent dans la presse « officielle ». Combien d’articles sur les gagnants et les perdants de la réforme, combien d’interviews de politiques (y compris dans la majorité) ou de syndicalistes énonçant de flagrantes contre-vérités et des chiffres fantaisistes sans être recardés par les journalistes, combien de rumeurs relayées sans vérification, dans l’urgence de faire du buzz ? Et en face combien de papiers expliquant vraiment les enjeux et les choix possibles ?

Bien sûr, comme dans toute réforme, il y aura des gagnants et des perdants (au passage, les révolutions que certains encensent ont toujours fait beaucoup plus de perdants que de gagnants). Mais la question est de savoir si ce rééquilibrage profitera au plus grand nombre et aux plus fragiles. Je ne suis pas sûr que les plus acharnés à défendre leurs prérogatives actuelles soient les plus démunis. Ce n’est pas parce qu’ils font le plus de bruit qu’il faut les prendre en pitié.

De même, on entend partout dire que le calcul par points fera automatiquement baisser les pensions, ce qui n’est, en soi, ni vrai ni faux, puisque ça dépend de la valeur du point de réversion qui devrait être décidé par un organisme indépendant en fonction de la situation économique. Il n’y aura donc aucune automaticité à cela mais des décisions économiques et politiques, comme c’est le cas avec le système actuel. L’âge d’or des retraites a été pour ceux qui l’ont prise dans les années 1970-1980. Depuis, elles n’ont cessé de s’éroder précisément en raison des ajustements paramétriques prônés par les réformes successives. 

Le gouvernement a tort de promettre qu’avec le système à points, les retraites ne baisseront pas : si ce n’est pas certain, c’est pourtant fort probable et sans doute même inévitable (mais évidemment inavouable sauf à compromettre définitivement la réforme). Car le changement de système ne change pas les données de base : allongement de la durée de la vie, déséquilibre démographique entre cotisants et retraités, croissance molle, autant de facteurs qui alourdissent inexorablement la charge financière des retraités. Comme il devient de plus en plus difficile d’augmenter les cotisations qui pèsent elles-mêmes sur le pouvoir d’achat et la croissance, le nouveau système aura l’avantage de pouvoir être modulé, en fonction de la réalité économique du moment, en ne jouant que sur un seul paramètre, la valeur du point de réversion. Il pourra augmenter si l’argent rentre, il sera gelé ou baissera si les cotisations font défaut.

Basculement

Même si c’est difficile pour un gouvernement, dont la réforme est contestée de tous côtés, il serait plus honnête et finalement peut-être plus efficace de l’avouer. Car, en ne disant pas la vérité, il fait le jeu des « retraito-sceptiques » qui veulent nous faire croire qu’une réforme drastique n’est ni urgente ni même nécessaire, qui nous disent que tout peut continuer comme avant et qu’il sera toujours temps d’intervenir, parce que c’est dans leur intérêt immédiat que rien ne change. Le malaise de beaucoup de Français, qui doutent de la réforme mais ne s’engagent pas vraiment contre elle, tient en partie, me semble-t-il, au fait qu’ils n’en comprennent pas clairement ni les enjeux ni le sens profond. Son intérêt essentiel, pour moi, n’est pas de supprimer des régimes spéciaux ou des avantages particuliers, ni même de faire des économies ou de créer plus d’égalité, mais de mettre en place un système soutenable et durable permettant de maintenir, sans trop de heurts, le versement de retraites correctes, fussent-elles en baisse, dans le cadre d’une transition écologique qui n’est pas envisageable sans un sérieux ralentissement de nos économies d’abondance.

Les climato-sceptiques comme les retraito-sceptiques se rejoignent pour nier que nous sommes arrivés au bout d’un système économico-prédateur dont la soif de croissance et la recherche du profit immédiat nous mènent à notre perte : le plus possible pour moi tout de suite, et après moi le déluge. Face aux vendeurs de rêves consuméristes et de bonheur productiviste, quel gouvernement osera apparaître comme un prophète de malheur annonçant que, si nous voulons sauver l’avenir, il faudra tailler dans notre pouvoir d’achat et nos retraites, dépenser moins, renoncer aux objets superflus qui nous consolent du vide, faire preuve de sobriété matérielle, avec pour seul espoir d’y regagner une ivresse spirituelle. 

Au fond de nous-mêmes nous savons que ce basculement vers un autre monde, une autre manière de vivre, s’est déjà produit. Mais la peur de l’inconnu qui nous y attend nous rattache encore à la nostalgie d’un monde qui n’est plus et qui n’était d’ailleurs pas aussi désirable que nous le croyions. Peut-être les jeunes générations s’apercevront-elles bientôt que cette forme de retraite à laquelle nous nous accrochons, qui n’existe en l’état que depuis 75 ans (une vie humaine), dont la société s’est passée pendant des siècles et que nombre de pays ne connaissent pas, n’était finalement qu’une étape transitoire vers d’autres modes de vie moins centrés sur le travail. Peut-être inventeront-elles autre chose pour vivre mieux.

(1) Le paradoxe de la situation est que, suite à la réforme de la SNCF de 2018, le statut de cheminot a disparu depuis le 1er janvier. Tous les nouveaux salariés de l’entreprise relèveront désormais du régime général. C’est donc pour maintenir les privilèges d’environ 120 000 personnes (seuls 80% des 150 000 employés de la SNCF ont le statut de cheminot), plus quelques dizaines de mille à la RATP, que la France est à demi paralysée.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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