Yan de Kerorguen
Entre les deux actes intimement liés que sont la réflexion sur le sens de l’existence, d’une part, et l’engagement éthique du citoyen, d’autre part, l’un des critères de validité les plus remarquables est la recherche du «Juste ».

« Comment être moral ? »

Cette question que pose le philosophe Jurgen Habermas dans son ouvrage « L’éthique de la discussion » est sans doute l’une des plus fréquentes en philosophie. Dans son acception la plus sommaire, la morale est ce qui permet de distinguer le bien du mal et de bâtir un monde commun. Exercice exigeant tant les forces pulsionnelles reprennent le dessus sur la raison dès que la vigilance se relâche. La morale est la loi qu’on s’impose à soi même pour être ou devenir quelqu’un de bien, de cohérent, être fidèle à la valeur de l’humanité et s’estimer. Plus d’une fois, nous nous demandons où elle s’est enfuie, notre vie morale, en quoi elle consiste, et si même elle consiste en quelque chose, interroge Vladimir Jankélévitch (in Le paradoxe de la morale. 1981). Or, c’est précisément dans ces instants, où elle est sur le point de s’échapper, où nous désespérons de l’attraper, qu’elle est la plus authentique : il faut alors saisir au vol l’occasion dans sa vive flagrance».

Le champ de la philosophie montre que le but de chaque citoyen digne de ce nom est de parvenir à satisfaire cette éthique, soit mener sa vie de façon à unir le sens de l’existence avec la présence au monde. La tache est difficile et le courage moral si peu représenté. Pour être honnête homme, concrètement, que dois je faire ?

Que répond Hannah Arendt  à cette question? La philosophe explique que ce qui était exigé, lors des procès de l’après-guerre mondiale de 39-45, (notamment « Eichmann à Jérusalem ») était « que les êtres humains soient capables de distinguer le bien du mal, même lorsqu’ils n’ont que leur propre jugement pour guide et que ce jugement se trouve être en contradiction totale avec ce qu’ils doivent tenir pour l’opinion unanime de leur entourage. A cette époque, les rares personnes qui se sont montrées capables de distinguer le bien du mal l’ont fait de leur propre initiative et ont jugé par elles-mêmes chaque cas à mesure qu’il se présentait, « car il n’y avait pas de règle pour ce qui est sans précédent ». Bref, la leçon des moralistes est que les activités de penser et de juger sont essentielles pour construire un bien commun et alerter contre la banalité du mal. Le bien commun n’est pas défini au sens d’une loi ou d’une norme qu’il suffirait d’appliquer : il suppose le débat, la délibération au regard de ce qui semble juste et bien. Le sens du bien commun peut s’opposer aux valeurs définies par voie de convention. Il se fonde sur la capacité de chaque individu à discerner l’essentiel au cœur de l’important. Cette catégorie du bien commun transcende le droit positif et appelle chacun à douter et à rechercher une vérité toujours en construction.

Portrait du juste par lui-même

Entre ces deux actes intimement liés que sont la réflexion sur le sens de l’existence et l’engagement éthique du citoyen, l’un des critères de validité les plus remarquables est la recherche du «Juste ». Mais qui est ce Juste, au juste ? Peut-être parce qu’il fonde les éléments d’un traité de savoir vivre en politique, le modèle du Juste fournit une référence majeure pour guider nos engagements moraux, une sorte de principe de moralité. C’est du moins ce que suppose Jurgen Habermas. Il offre la cohérence qui nous rend en mesure de résister au monde renversant dans lequel nous vivons. Le Juste est celui qui, ayant capté la vérité d’un moment impliquant sa personne est capable d’un acte moral qui le fait exister. Il n’existe que si le geste qu’il accomplit transcende son simple être, sans espoir de profit, en toute innocence, en toute sincérité. Il n’y a rien de plus estimable que la justesse de l’esprit dans le discernement du vrai et du faux.

Pour faire simple, rangeons dans le corpus du Juste les notions d’authenticité, d’acuité, de précision, de netteté, d’éthique. Evoquons la justesse de l’oreille qui permet d’accorder les instruments et celle de l’esprit qui permet d’aller à l’essentiel. Ajoutons le naturel et la sincérité, ainsi qu’une forme de l’élégance qui sied aux gens qui se distinguent par la justesse de leur ton. « L’élégance est un résultat de la justesse et de l’agrément » écrit Voltaire dans son Dictionnaire Philosophique (1764). C’est par la musique que la question de la justesse s’affirme le plus « justement » quand, par exemple, on dit de quelqu’un qu’il chante juste. On n’est pas loin non plus de la justesse quand on dit d’une personne qu’elle a du goût. On parle du bon goût du créateur, de la précision du chercheur. Le jugement esthétique du Juste est à la fois subjectif et objectif, enraciné dans la particulier et ouvert à l’universel. Il intègre dans le jugement de l’esprit la faculté d’évaluer les proportions. « Pour qu’une œuvre d’architecture soit belle, il faut que tous les éléments possèdent une justesse de situation, de dimensions, de formes et de couleurs », rappelle Antonio Gaudi, le bâtisseur de la Sagrada Familia à Barcelone. Les sens, le regard, l’ouïe, le toucher apportent leur contribution. L’écrivain Rémy de Gourmont a passé sa vie à faire la part des choses en défendant les idées justes contre les clichés et les idées reçues. L’idée reçue, dit-il, est le résultat de cette opération qui réunit des éléments vrais pour en faire une idée fausse. Homme de discernement, Rémy de Gourmont voit juste. Sa méthode pratique, il la baptise la « dissociation d’idées ». Autrement dit débarrasser la vérité de sa partie polluée, pour mettre en avant ce qu’il appelle l’« idée pure » qu’il rapproche de l’idée juste.
Le mouvement, la façon de voir qui correspond à l’acte juste du pacificateur, de l’artiste ou du chercheur est un mouvement anticipateur. Il discerne avant les autres. En cela, le juste est visionnaire. Il incarne une sorte de politique personnelle qui permet avec efficacité de traduire en actes la raison naturelle et de découvrir le plus sûr chemin de la conscience. On dit aussi de quelqu’un qui atteint son but qu’il vise juste. Le coup de raquette du tennisman est ajusté. Afin que la balle tombe au bon endroit, au bon moment, il utilise toutes sortes de données qui allient la force, la direction du vent, l’effet donné, l’adversaire. La justesse est relative au mouvement et à la situation, mais elle est avant tout un acte de raison. Le juste doit être ferme et convaincu, sûr de son geste. Sur le plan photogénique, le juste introduit le bon éclairage.

Formellement, le modèle du Juste se traduit par un « art de tirer parti ». Ni coup de tête, ni délire, ni calcul, ni emportement, ni goût d’expérimenter, ni conscience, c’est un « voir » le monde sous un certain angle qui engendre l’acte juste, acte qui saisit le phénomène présent tel qu’il se livre en son essence. Le juste ne compte pas ses biens, il n’épargne pas ses efforts. Figure solitaire, le juste est singulier en cela qu’il refuse les habituelles catégories de l’image de soi et de la volonté. La personne qui exprime une position juste ne campe pas dans le registre du « cogito » cartésien soumis aux évidences ou aux illusions du moi. Ceux qui livrent des guerres d’égo ne sont pas ceux qui cherchent la paix des êtres parmi lesquels on trouve les justes. Ces derniers cultivent l’impersonnel grandeur d’ « être soi-même comme un autre » que décrit Paul Ricoeur ( Editions du Seuil. 1990), c’est-à-dire, cet être modeste qui n’agit pas pour s’accorder avec lui-même mais qui agit par souci éthique de l’autre. Avec la notion de Juste se précise l’idée d’un « soi » agi et parlé (ça parle en lui) par des principes d’humanité. Refusant l’égo du moi dont les performances relèvent du bien être individuel, se démarquant de l’altruiste qui constitue une sorte de moi inversé, agissant par bonne conscience, le juste est le « soi dans l’autre ». La discrète bonté du juste est fondée sur l’humilité. Il refuse l’intérêt et les avantages. On rencontre sur ce même chemin Emmanuel Lévinas pour qui le soi est « responsable d’autrui sans attendre la réciproque ». Il n’y a nulle « bien-pensance» bourgeoise, ni égalitarisme, ni altruisme, dans la pensée de Levinas car ces postures de charité confortent le sujet dans son identité, dans sa bonne conscience. Quand il voit le visage de l’autre, le sujet est tout autre, il est bouleversé, il est juste. L’autre est indispensable à mon existence non pas parce qu’il est censé me faire du bien mais parce qu’il est cet étranger qui se rappelle à moi dans mon inconscient. En quelque sorte, en sauvant les autres, je me sauve moi-même.

Le désintéressement égotique du Juste.

On se trompe en voyant dans son acte une quelconque neutralité. Le juste n’est pas neutre. Il refuse de relativiser. Il est le contraire du « relativiste » qui accepte l’idée que les préférences personnelles en matière de goût ne se discutent pas vraiment et s’équivalent. Au contraire, iI y a quelque chose d’absolu dans le geste du Juste. “Sans savoir nager, se jeter à l’eau pour sauver quelqu’un, c’est aller vers l’autre totalement” » écrit le philosophe Emmanuel Levinas. Cela fait partie de la vie, cela fait partie de l’humain. L’idée même de l’humain implique la fraternité « avoir l’autre dans sa peau, sans réciprocité » ajoute Levinas. La raison du juste est un modèle d’humanité, la figure d’un engagement fraternel. Certain appellent cela « l’amour du prochain », d’autres « l’agapé ». On est près de l’amour compassionnel de celui qu’on aime en pure perte, dont on attend aucun retour, quelqu’un qui ne nous fait pas du bien ni ne nous manque. Une sorte d’amitié sans égo, une agapé sans Dieu. Comme dirait Lévinas, c’est le visage de l’autre dans son intégrité qui oblige le juste. Ce geste ne va pas sans une certaine imprudence pour le sujet juste. Mais une imprudence mesurée. A la fois risque et précaution, elle trouve sa justesse dans la mise en péril de sa propre vie et dans le souci de ne pas mettre l’autre en danger. C’est dans les situations limites que nous sommes confrontés à notre propre existence. Ne pas rater cette expérience fondamentale de la conscience d’être au monde. Dans cette perspective se situe le juste qui va droit aux choses telles qu’elles se présentent. « Aller aux choses mêmes ! » engage Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie, dans une maxime célèbre. Bref, c’est le réel qui le fait agir, dans un acte de sincérité purement désintéressé. Il ne vise aucune récompense ou compensation matérielle en contrepartie de l’aide apportée.

Ainsi le juste est au-delà de soi même, au-delà des catégories de la fierté, du pur et de l’impur. Il habite dans l’univers du désintéressement égotique. Sa maison est celle de la pudeur, de la réserve, de l’humilité. Il ne rentre pas dans la catégorie du courage, le courage dont l’histoire nous montre parfois les trahisons intimes, et le glissement vers la lâcheté. La fierté n’offre pas de grille de lecture convenable, car on est, tour à tour lâche et courageux. Cette dialectique du fou et du sage dans le courage et la lâcheté est largement contextuelle. Le juste est enfin un régulateur, un passeur. Il est celui qui travaille la contradiction, en exprime l’éthique, en éprouve la raison. Il manifeste la vérité de l’entre-deux. Ce qui le distingue par excellence est le sens de la mesure. De sa capacité à battre la mesure peut surgir ce qu’il y a de meilleur sur le plan quasi gymnastique : le sens de l’équilibre, la tolérance, l’intelligence du geste. le juste est celui qui intègre la mesure des choses sans qu’un quelconque intérêt personnel n’intervienne. Autant de qualités utiles pour évoluer dans une société de la démesure de l’Hubris comme disent les anciens Grecs, société contradictoire dans laquelle on peine à savoir comment se comporter avec les technologies, les menaces du climat, la poussée démographique, la pauvreté, la guerre et bien d’autres forces difficilement maîtrisables. Nous sommes sur la ligne de crête de la mutation, à la frontière du vieux et du neuf, entre deux époques, sur la corde raide. La contradiction est créatrice, pour peu qu’on la travaille. La justesse est la sagesse pratique qui nous aide dans cet accomplissement. Elle est politique. Politique au sens noble du terme.

Juste parmi les nations

La notion de « juste » trouve sa plus noble illustration dans l’histoire discrète de ces gens invisibles et anonymes élevés à la dignité de Juste parmi les Justes qui, à leurs risques et périls, ont spontanément et naturellement accueilli et sauvé des milliers de Juifs menacés de la déportation, sans revendiquer un quelconque brevet d’héroïsme. Cette figure méconnue dans l’univers de l’engagement en Europe est encore ignorée des jeunes générations de Français jusqu’à l’entrée en janvier 2007 des 2700 justes français au Panthéon. Une histoire qui mérite d’être rappelée. Les Justes ne disent en général rien de leur geste. Ils sont invisibles, anonymes sauf depuis qu’on appose leur nom sur une liste. Certains même refusent d’en parler. Avoir sauvé des enfants juifs, c’est normal. Pas de médaille. L’élan solidaire des Justes, en France, a permis de préserver des milliers de Juifs pendant la seconde Guerre Mondiale. La reconnaissance, à leur juste mesure, des « Justes parmi les Nations » qui ont spontanément et naturellement accueilli et sauvé, à leurs risques et périls, des milliers de Juifs menacés par le nazisme, sans revendiquer un quelconque brevet d’héroïsme. Les Justes ont montré que même dans des circonstances tragiques, bravant la peur et les risques, on peut de façon individuelle ou à plusieurs, sans forcément épouser une cause partisane, s’opposer au “terrible” et à l’ignoble. Les actes des Justes prouvent qu’il est possible d’apporter une aide sans avoir d’armes ni de moyens, sans rechercher aucune récompense ou compensation en contrepartie de l’aide apportée. Chacun d’entre eux était conscient qu’en apportant cette aide, leur vie, leur sécurité ou leur liberté personnelle étaient menacées, les nazis considérant l’assistance aux Juifs comme un crime. Pourquoi parler des Justes ? En ces temps où l’évocation de la guerre n’a jamais été aussi présent dans nos esprits, qu’il s’agisse de l’Ukraine, vingt ans après la Yougoslavie, ou du djihadisme terroriste, en ces moments ou l’antisémitisme exprime une virulence rarement atteinte (attentats contre les synagogues, slogans antisémites dans certaines manifestations, profanation des cimetières, atteintes personnelles …), en cette période ou l’Europe peine à trouver sa stabilité et doit faire face à des crispations nationalistes menaçantes, le rappel de l’engagement citoyen spontané est une priorité. Et l’exercice de la mémoire est au premier plan, comme le pense Patrick Cabanel, dans son livre « Histoire des Justes en France ». (Armand Collin. Paris 2012). « La mémoire, qu’elle soit nationale ou communautaire, a une réelle perspective performative : se souvenir, c’est aussi agir », soutient-il. Dans ce monde sans mémoire, du tout et son contraire, nous titubons de l’un à l’autre. Tel désespérant de trouver une voie. Dans cet univers du « tout est équivalent » où toutes les opinions se valent, nous errons, aveugles, dans une sorte de conformisme social, incapables de reconnaître le beau, le bien, le juste.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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