Cœur d’Europe
par Francis-André Wollman. Vice-président d’Initiative Citoyens en Europe.
« Dans l’histoire des guerres, les peuples ne sont présentés que comme des ennemis, mais dans l’histoire de la culture, ils apparaissent comme des frères ». Stefan Zweig (Appel aux Européens . 1932).
Les grands inspirateurs français de l’idée européenne des deux derniers siècles, Victor Hugo,le premier, puis Robert Schuman et Jean Monnet, s’étaient mobilisés avant tout pour mettre un terme aux conflits incessants dont notre continent fut le théâtre. On retrouve cette même préoccupation chez Stefan Zweig, alors citoyen de l’empire austro-hongrois. Pour construire une paix fraternelle entre les peuples, un accord politique à l’échelle européenne se devait d’être recherché. Dès l’effondrement de l’Europe hitlérienne c’est la stimulation des échanges commerciaux qui apparut comme le plus puissant vecteur de cette paix durable, comme une conclusion logique de débats entamés dès le XVIII siècle autour du libéralisme économique et politique. C’est ainsi qu’en 1951 fut constituée entre cinq états, la Communauté Européenne du charbon et de l’acier, bientôt suivie par le traité de Rome donnant naissance à la Communauté Economique Européenne en 1957. Animé principalement – mais pas exclusivement -, par le principe de libre circulation des marchandises et des personnes –, cette communauté européenne devint, à la suite d’élargissements successifs, l’Union Européenne qui comporta jusqu’à 28 membres avant que les Britanniques ne s’en retirent en 2020.
Le Brexit eut un effet majeur. Comme les Britanniques avait été les partisans les plus radicaux d’une Europe réduite à un marché commun, leur départ a redonné de la vigueur aux partisans d’un approfondissement politique de l’Union Européenne. Pourtant, l’inquiétude politique des citoyens de l’UE ne cesse de grandir. Elle est amplifiée par la montée de régimes autocratiques ou i-libéraux, au sein, comme en dehors, de l’UE, avec cette illustration tragique d’une guerre menée par le régime autocratique russe contre la démocratie ukrainienne en construction.
Cette inquiétude trouve aussi sa source dans un deuxième effet du Brexit, plus discret mais très profond : l’introduction d’une fracture dans une autre dimension de l’espace européen, la dimension culturelle. C’est une dimension qui rapproche les peuples et rassure les citoyens lorsque l’on sait s’en saisir. Malgré le Brexit, personne ne pense qu’on puisse comprendre l’’Europe sans prendre en considération les apports culturels considérables des britanniques à notre histoire commune. Il n’y a pas de civilisation européenne, amputée de William Shakespeare, Adam Smith ou Isaac Newton. Cette réflexion sur la dimension proprement culturelle de l’Europe n’est bien sûr pas nouvelle. Elle ne fait que souligner l’héritage du Siècle des Lumières, un héritage promu par les artistes, les savants et les philosophes du XVIIIème siècle. C’est bien cet héritage qui permit l’irruption puis le développement du concept de démocratie dans le monde politique européen.
Avec le Brexit, le Royaume-Uni a rejoint dans les marges de l’Union Européenne d’autres démocraties qui nous sont proches, tels l’Islande, la Norvège ou la Suisse qui ont des statuts d’association divers et variés suivant les différents dispositifs mis en place dans l’Union, comme l’espace Schengen ou Horizon 2020 par exemple… Pour tous les acteurs de la culture, pour les citoyens de ces pays profondément démocratiques qui travaillent dans les secteurs non marchands de l’art, de la science et de l’éducation, il ne fait pas de doute que ni les Britanniques ni les Islandais, les Norvégiens et les Suisses ne sont absents de notre espace européen commun.
La culture est au cœur de l’Europe. Ce cœur n’a cessé de battre au fil des siècles, malgré les conflits politiques et militaires. Les artistes, les chercheurs et les enseignants ont tissé un réseau dense de relations humaines et de relations institutionnelles, qui doit prendre une nouvelle vigueur alors que l’ère des conflits étend à nouveau son ombre sur notre continent. Les nationalismes divisent quand la culture rassemble. Pour le monde entier, l’Europe est ce continent de cultures anciennes mais ouvertes, enrichies d’apports sans cesse renouvelés et toujours partagés, comme en témoigne l’histoire des arts, de la science et de la philosophie en Europe.
Alors, par-delà les initiatives économiques et politiques des états européens dont la diversité naturelle autorise bien des dissensions, n’est-il pas temps de raffermir le cœur européen non-marchand de nos contributions au développement humain ? N’est-il pas temps de mettre en place un statut européen de la culture, qui soutienne et protège les activités de création artistique et scientifique, d’éducation scolaire et d’enseignement supérieur ? Il s’agit de promouvoir un accord international, avec un cahier des charges commun à tous les pays signataires, qu’il s’agisse de démocraties membres ou non-membres de l’Union Européenne. A titre d’exemple, ce cahier des charges promouvant les aspects non marchands des activités humaines, assurerait la libre circulation professionnelle des artistes, chercheurs et enseignants entre les pays signataires, la généralisation et l’extension, à différentes étapes de l’éducation scolaire et universitaire, des séjours de types Erasmus pour les étudiants des pays signataires, l’alignement des droits d’inscription universitaires des étudiants des pays signataires sur ceux des étudiants nationaux, le libre accès des chercheurs des pays signataires à tout programme européen de soutien à la recherche fondamentale, le développement de séjours d’artistes « en résidence » parmi les pays signataires.
« Si l’Europe était à refaire, je commencerais par la culture » avait souligné en son temps Jean Monnet. Il appartient à l’Europe de remettre son cœur à l’ouvrage, de réunir dans un accord international l’Union Européenne et les démocraties voisines pour la protection de la liberté de création comme pour la promotion d’une éducation citoyenne européenne, respectueuse des valeurs démocratiques et de la liberté de penser.