« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. »

Ces mots de Victor Hugo sonnent cruellement en cette nuit d’avril 2019, illuminée par les flammes au coeur de Paris. Dans la crainte de l’effondrement, nous voilà tristement incités au recueillement. Si Notre Dame  est pour beaucoup à l’origine de quêtes spirituelles, de prières et d’inspirations poétiques, elle est sans doute pour nombre d’entre nous un lieu de nostalgie,  qui permet au hasard des promenades, de se « rélargir l’âme » . Ce lieu merveilleux, nous le devons aux maîtres artisans et bâtisseurs des temps dont le coeur à l’ouvrage a offert tant de générosité à la postérité.

L’impersonnelle grandeur d’être juste

Comme le soutiennent les philosophes, nous avons besoin de penser le bonheur de l’autre. il est à priori nécessaire de donner une valeur à notre moi, pour estimer la valeur des autres. Cette valeur d’humilité trouve sa pleine expression humaine dans le souci d’être « juste ». Mais qui est ce Juste, au juste ? Peut-être parce qu’il fonde les éléments d’un traité de savoir vivre, la grandeur modeste du Juste fournit une référence majeure pour « s’élever en humanité » et guider les engagements moraux de chacun.  La cause du Juste offre la cohérence temporelle qui nous rend en mesure de résister au monde renversant dans lequel nous vivons.

Notre Dame en feu, notre Dame en cendres nous oblige à la générosité, nous exhorte à revisiter notre histoire commune .

Ce rappel voudrait que nous puisions en nous l’impersonnel grandeur d’ « être soi-même comme un autre » que décrit Paul Ricoeur ( Editions du Seuil. 1990), c’est-à-dire, cet être modeste et juste qui n’agit pas pour s’accorder avec lui-même mais qui agit par souci éthique de l’autre. Sa méthode ? L’intuition, c’est-à-dire, la connaissance immédiate, la capacité de saisir de façon simple une chose éminemment complexe, de capter au plus près de la vérité l’aspect fondamental d’une chose entre l’émotion créatrice et la sensibilité éthique. « L’intuition marche dans le sens même de la vie », écrit Henri Bergson dans l’Evolution créatrice (PUF. 2013). « C’est une lampe presque éteinte, qui ne se ranime que de loin en loin, pour quelques instants à peine. Mais elle se ranime, en somme, là où un intérêt vital est en jeu. Sur notre personnalité, sur notre liberté, sur la place que nous occupons dans l’ensemble de la nature, sur notre origine et peut-être aussi sur notre destinée, elle projette une lumière vacillante et faible, mais qui n’en perce pas moins l’obscurité de la nuit où nous laisse l’intelligence ».

Le Juste est celui qui, ayant capté la vérité d’un moment supposant l’intervention de sa personne, est capable, sans le concours d’un principe structurant, d’un acte généreux le faisant exister, par un acte de conscience se manifestant immédiatement, en conservant un anonymat qui le grandit. Ce dernier n’existe que si le geste qu’il accomplit transcende son simple être, sans espoir de profit, en toute innocence. Une juste conduite morale est engendrée par le seul éveil de la raison sensible. Pour faire court, rangeons dans le corpus du Juste les notions d’authenticité, d’acuité, d’intuition, de précision, de netteté, d’éthique. Evoquons la justesse de l’oreille qui permet d’accorder les instruments et celle de l’esprit qui permet d’aller à l’essentiel. Ajoutons le naturel et la sincérité, ainsi qu’une forme de l’élégance qui sied aux gens qui se distinguent par la justesse de leur ton. « L’élégance est un résultat de la justesse et de l’agrément » écrit Voltaire dans son Dictionnaire Philosophique (1764).

La beauté de l’art

C’est par la musique que la question de la justesse se définit le plus « justement » quand, par exemple, on dit de quelqu’un qu’il chante juste. On n’est pas loin non plus de la justesse quand on reconnaît chez une personne son bon goût. On parle du bon goût du créateur, de la précision du chercheur. Le jugement esthétique du Juste est à la fois subjectif et objectif, enraciné dans le particulier et ouvert à l’universel. Il intègre dans le jugement de l’esprit la faculté savoureuse d’évaluer les proportions. « Pour qu’une œuvre d’architecture soit belle, il faut que tous les éléments possèdent une justesse de situation, de dimensions, de formes et de couleurs », rappelle Antonio Gaudi, le bâtisseur de la Sagrada Familia à Barcelone. Tout comme l’œuvre d’art dans laquelle le Beau, écrit Baudelaire « est fait d’un élément éternel, invariable et d’un élément relatif, circonstanciel » (Les Fleurs du mal. Le livre de Poche. 1972), la partition morale du Juste est d’une composition double, à la fois durable et éphémère. Les sens, le regard, l’ouïe, le toucher, le style apportent leur contribution. Homme de discernement, l’écrivain Rémy de Gourmont qui a passé sa vie à lutter contre les clichés et les idées reçues a fait la part des choses en défendant les idées justes. Sa méthode pratique, il la baptise la « dissociation d’idées ». Autrement dit débarrasser la vérité de sa partie polluée, pour mettre en avant ce qu’il appelle l’« idée pure » qu’il rapproche de l’idée juste.

Le Juste est aussi une disposition d’esprit. Le mouvement, la façon de voir qui correspond à l’acte juste du pacificateur, de l’artiste ou du chercheur est un mouvement anticipateur. Il discerne avant les autres et agit aussitôt. En cela, le juste est intuitif, visionnaire, pas forcément intelligent. Il incarne une sorte de politique personnelle qui permet avec efficacité de traduire en actes la raison naturelle et de découvrir le plus sûr chemin de la conscience. On dit aussi de quelqu’un qui atteint son but qu’il vise juste. Le coup de raquette du tennisman est ajusté. Afin que la balle tombe au bon endroit, au bon moment, il utilise toutes sortes de données qui allient la force, la direction du vent, l’effet donné, l’adversaire. Le tennisman juge sans cesse. Il se réalise dans l’action. Il est au monde dans l’acte qu’il entreprend. La justesse est relative au mouvement et à la situation, mais elle est avant tout un acte de raison. Le juste doit être ferme et convaincu, sûr de son geste. Sur le plan photogénique, le juste introduit le bon éclairage. Formellement, le modèle du Juste se traduit par un « art de tirer parti ». Ni coup de tête, ni délire, ni calcul, ni emportement, ni goût d’expérimenter, ni conscience, c’est un « voir » le monde sous un certain angle qui engendre l’acte juste, acte qui saisit le phénomène présent tel qu’il se livre en son essence. Le juste ne compte pas ses biens, il n’épargne pas ses efforts. Mais il est économe dans sa façon de les répartir. Figure solitaire, le juste est singulier en cela qu’il refuse les habituelles catégories de l’image de soi et de la volonté. La personne qui exprime une position juste ne campe pas dans le registre du  « cogito » cartésien soumis aux évidences ou aux illusions du moi. Ceux qui livrent des guerres d’égo ne sont pas ceux qui cherchent la paix des êtres parmi lesquels on trouve les justes.

Avec la notion de Juste se dégage l’idée d’un « soi » agi et parlé (ça parle en lui) par des principes simples d’humanité. Refusant l’égo du moi dont les performances relèvent du bien être individuel, se démarquant de l’altruiste qui constitue une sorte de moi inversé, agissant par bonne conscience, le Juste est le « soi dans l’autre ». La discrète bonté du Juste est fondée sur l’humilité. Il refuse l’intérêt et les avantages. On rencontre, parmi les philosophes qui ont placé la notion de Juste au cœur de leur pensée, Emmanuel Levinas pour qui le soi est « responsable d’autrui sans attendre la réciproque », comme nous l’avons vu dans un chapitre précédent. Il n’y a nulle « bien-pensance» convenue, ni égalitarisme, ni altruisme, dans la pensée de Levinas. Les postures de charité qui confortent le sujet dans son identité, dans sa bonne conscience n’ont rien à voir en la matière. Ce qui distingue le Juste est le bouleversement, une sorte d’émoi profond qu’il garde en lui lorsque le visage de l’autre s’impose à lui dans sa souffrance silencieuse. L’autre, chez Levinas, est indispensable à mon existence non pas parce qu’il est censé me faire du bien, mais parce qu’il est cet étranger qui se rappelle à moi dans mon inconscient. En quelque sorte, le Juste en sauvant les autres, se sauve lui-même, sans  compter.

On se trompe en voyant dans son acte une quelconque neutralité. Le Juste n’est pas neutre. Il refuse de relativiser. Il est le contraire du « relativiste » qui accepte l’idée que les préférences personnelles en matière de goût ne se discutent pas vraiment et s’équivalent. Au contraire, iI y a quelque chose d’entier dans la figure du Juste. “Sans savoir nager, se jeter à l’eau pour sauver quelqu’un, c’est aller vers l’autre totalement” » poursuit Levinas. Cela fait partie de la vie, cela fait partie de l’humain. L’idée même de l’humain implique la fraternité, « avoir l’autre dans sa peau, sans réciprocité » souligne le philosophe. Certains appellent cela « l’amour du prochain », d’autres « l’agapé ». Là, tout près, se trouve l’amour compassionnel de celui qu’on aime en pure perte, dont on attend aucun retour, quelqu’un qui ne nous fait ni bien, ni mal, ni ne nous manque. Une sorte d’amitié sans égo, une agapé sans Dieu. Comme le résume Emmanuel Levinas, c’est le visage de l’autre dans son intégrité qui oblige le Juste. Ce geste ne va pas sans risque. Celui qui agit en Juste se met en péril mais il a comme ligne rouge le souci de ne pas mettre l’autre en danger. C’est dans les situations limites que l’on est susceptible de rencontrer sa vérité. Ne pas rater cette expérience fondamentale de la conscience d’être soi-même par un acte décisif : dans cette perspective se situe le Juste qui va droit aux choses telles qu’elles se présentent. « Aller aux choses mêmes ! » engage Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie, dans une maxime célèbre (Recherches logiques. PUF. 2011). Bref, c’est le réel qui fait agir le Juste, dans un acte d’ « intelligence désintéressée », selon la formule de Hannah Arendt. Il ne vise aucune gratification ou compensation matérielle en contrepartie de l’aide apportée. Pour Arendt défendre l’idée de « juste », et dans la foulée les valeurs de pondération, de bienveillance, d’amitié, est le moyen d’atteindre  « le bonheur public ».

La main du Juste  et « l’ouvrage bien faite »

Le corollaire du Juste, c’est le geste et « l’ouvrage bien faite » une sorte d’honneur du soin porté à la perfection. Sa morale se reconnaît dans l’engagement personnel et le savoir du temps. Le Juste œuvre à la façon d’un maître maçon, non d’un justicier. Il ne reçoit pas d’ordre, seule une voix guide sa main dans son ouvrage d’art. C’est la main de l’humain qui est au préalable du geste, et la tête un peu moins. « L’homme pense parce qu’il a une main » souligne le philosophe présocratique Anaxagore. Dans toute construction individuelle, c’est le geste de la main lui-même qui fait sens, comme première tournure de la pensée et de l’action. La main dessine la parole. Ne dit-on pas lier le geste à la parole. Pas besoin d’expérimenter pour savoir si cela va marcher, le savoir faire est déjà là. « Apanage de l’homo faber, instrument du cerveau le mieux organisé de toute la série zoologique, libre de ses contraintes pédestres, la main est le symbole de l’évolution de l’homme » écrit André Leroi-Gourhan, dans Libération de la main (Revue Problèmes n°2. 1956). A vrai dire, le Juste possède déjà les outils, il connaît le tour de main. Plus homo faber qu’homo sapiens. « Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme », soutient Marcel Mauss ( Les techniques du corps. Journal de psychologie. vol. XXXII, no 3-4, 15 mars-15 avril 1936).

Toucher, mesurer, observer… quand on s’intéresse à l’activité des hommes, à ce que les hommes fabriquent pour vivre, aux outils, au travail quotidien, on est incité à s’intéresser à l’évaluation des formes, aux détails, à l’équilibre manuel des choses, à l’intelligence matérielle des hommes, au geste qui prolonge ou précède la pensée. « L’homme est indéchirable », disait Paul Claudel. Le cerveau et le corps vont ensemble.  La main fabrique mais elle fait aussi signe, elle imite, elle désigne. La clef de l’homme n’est pas dans sa seule rationalité mais dans le jeu qu’il entretient avec le désir, la beauté, l’art.

On le sait, depuis au moins Claude Levi-Strauss, les mythes sont loin d’être irrationnels. La pensée mythique, telle que la définit l’anthropologue français, qui met en avant une logique du mythe organisant les conduites sociales, est à la science ce que le bricolage est à l’ingénierie. La pensée mythique définit une raison qui n’est pas celle du moi cartésien centralisateur mais, au-delà de soi-même, celle de règles universelles de classement et de fonctionnement rigoureuses de la vie en société, basées sur des interdits, des modalités d’échange, des symboles. « La pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des évènements, ou plutôt des résidus d’évènements, alors que la science en marche, du seul fait qu’elle s’instaure, créée, sous forme d’évènements, ses moyens et ses résultats, grâce aux structures qu’elle fabrique sans trêve et qui sont ses hypothèses et ses théories » écrit Levi-Strauss dans La Pensée sauvage (Plon. 1962). Pour ce dernier pensée mythique et pensée scientifique sont deux phases de l’évolution du savoir, deux démarches également valides. Ca parle en l’homme autant que l’homme parle.

Ainsi le Juste est au-delà de « soi même », au-delà des catégories de la fierté, du courage. Il habite dans l’univers du désintéressement égotique, selon l’humanité et non selon ce cher « moi » que la société nourrit en abondance avec ses technologies et ses réseaux sociaux. Sa maison est celle de la pudeur, de la réserve, de l’humilité. Il ne rentre pas dans la catégorie de la bravoure ou de l’exploit, la bravoure dont l’histoire nous montre parfois les trahisons intimes, et les glissements discrets vers la lâcheté. La fierté n’offre pas de grille de lecture convenable, car on est, tour à tour lâche et courageux. Cette dialectique du fou et du sage dans le courage et la lâcheté est largement contextuelle. Le Juste est simplement un régulateur, un passeur. Il est un être commun qui perce la contradiction, en exprime l’éthique, en éprouve la raison. Il manifeste la vérité de l’entre-deux. Le Juste est enfin celui qui intègre la valeur des choses sans qu’un quelconque intérêt égoïste n’intervienne. Il est celui qui construit des cathédrales sans en tirer de gloire, juste le sentiment d’un devoir accompli pour le bien commun. Honneur, timidité, pudeur, réserve, humilité, égard pour les autres, respect, le vocabulaire du juste ne s’entend pas. Il ne se dit pas. Le juste est l’autre de la vérité !

L’intime responsabilité

L’option du « Juste » ne renvoie pas au respect des lois qui définissent ce qu’il est permis de faire ou pas dans un contexte établi. Il ne se réfère pas au droit ou au devoir. Il est animé par un jugement plus profond, une sorte d’intime responsabilité sur le comportement à adopter dans telle ou telle situation complexe. Dans le geste du juste s’entrecroisent les deux pôles de la temporalité, l’universel éternel et le particulier circonstanciel. La justesse s’inscrit ainsi dans une éthique personnelle relative à une situation donnée et au mouvement de l’observateur. Elle n’est pas une qualité fixe mais mouvante.  Son engagement n’est pas militant, ni militaire, il est civilement paré à virer, comme disent les marins. Il révèle la capacité de percevoir d’un coup d’œil, sans tarder, ce qui est vrai, ce qui est faux, ce qui est bien, ce qui est mal. Il témoigne d’une civilité. Le secours qu’il apporte à l’autre, à la société, ne relève pas de l’amour propre et du regard des autres mais de la puissance d’exister qu’il éprouve dans l’obligation d’aider. Dans le monde de l’ambivalence et de la contradiction où prolifèrent les convictions versatiles et les opinions ondoyantes, lui ne connaît pas l’injonction paradoxale. Par exemple : « sois spontané » (En effet, il ne peut pas se forcer à être spontané). Quand il agit, le Juste sait que c’est possible même si c’est risqué. Il n’est court-circuité par aucune double contrainte. Il fait acte de responsabilité qui emprunte à la sagesse et à l’humanité. Il lui est naturel de résister, de défendre, de protéger. Sans tambour ni trompette, ni baptême ! A l’évidence, il se sépare de l’activiste qui fonce tête baissée dans une cause sans recul possible. Il se démarque aussi de la posture de ceux qu’on qualifie de « consciences éclairées », à qui toutes les aventures intellectuelles et solidaires semblent possibles.

Ainsi s’invite, avec humilité, la vérité du Juste lorsque nulle loi, nulle force n’intervient pour protéger l’autre. Quand sa raison dit une chose, son coeur dit la même chose. Il analyse dans l’action, il agit dans la pensée. Il n’est pas harnaché à une doctrine ni à une religion. Ses convictions sont exprimées avec raison dans le souci du geste de bien transmettre. « Bien juger pour bien faire », résume Descartes (GF Poche. 2016)  « Bien faire et se tenir en joie » enchaîne Spinoza (Ethique. GF Flammarion. 1993).

Parce qu’il a à coeur de bien faire, le Juste a prise sur le Vrai. Toucher la vérité est affaire de tact, soutient l’historien Michel de Certeau (Histoire et psychanalyse, entre science et fiction. Folio Gallimard. 2016 ). D’où l’idée suggérée par de Certeau que la vérité suppose un usage de la justesse. Si la justesse relève en partie de la vérité, cette vérité est plus intérieure. Elle s’impose clairement, comme une sorte d’évidence, dans le souci bien pesé que le respect de soi ne va pas sans le respect de l’autre.  En d’autres mots, la justesse est une forme de garantie pour la vérité, car derrière la vérité, se cache, tapi dans l’ombre, la grimace du mensonge. La justesse n’a pas de prétention à dire la vérité, mais seulement l’éprouver et la partager.  Elle est vraie dans son accomplissement.

Ce tact dont parle de Certeau représente la capacité de rester à distance tout en étant à proximité. Qui n’a jamais vécu l’émotion d’être habité par quelque chose d’étrange et d’étranger dans une circonstance pourtant familière ? On pense tout de suite au sentiment d’inquiétante étrangeté qu’analyse Sigmund Freud dans un article dont le titre est, aux dires des germanistes, difficilement traduisible en français : « Das Unheimliche » ( L’inquiétante étrangeté. Les essais de psychanalyse appliquée. Idées Gallimard. 1978). Le malaise l’envahit alors et la puissance d’agir est le seul moyen de libérer cette tension et d’éprouver sa liberté dans l’action. Dans le cas du Juste, il n’y a pas l’angoisse du patient freudien, mais l’élancement vers l’action, la conviction qu’il faut  prendre cause, faire un geste. L’engagement est le garant de la cohérence éthique. Il lui faut une morale: la morale du juste.

 

Une certaine banalité du bien

La question se pose : mais de quelle morale s’agit-il ? Est-ce celle d’Emile Zola lorsqu’il écrit « J’accuse » afin de défendre le capitaine Dreyfus. Zola pour qui « la vérité et la justice sont souveraines, car elles seules assurent la grandeur des nations » ? Ou bien est-ce la morale de « l’honneur du peuple » dans laquelle se place l’identité ? Cet honneur qu’évoque Charles Péguy, défendant Dreyfus au nom de la célébration des racines et l’exaltation du « silence des aieux », sous la tutelle de la France éternelle. Un peu des deux, sans doute. Mais cela semble indicible aux yeux du Juste. L’idée de justesse ne renvoie pas seulement au droit, au respect des lois qui définissent ce qu’il est permis de faire dans une société, à la justice en tant que vertu morale. Elle ne se réfère pas non plus directement à un quelconque sentiment d’identité. Le Juste est animé par un jugement plus intime et en même temps très commun, l’idée selon laquelle la vie ne nous appartient pas, qu’elle ne fait que traverser. De là se forme une sorte de secrète conviction sur ce qu’il convient de faire dans telle ou telle situation complexe, associée à la capacité de percevoir d’un coup d’œil ce qui est juste, ce qui est faux. Cette conviction évacue quasi naturellement la dissonance et le parasitage pulsionnel. L’attitude juste est un alliage subtil de raison et de sensibilité ( cf. chapitre L’éthique, raison pratique du sensible ). La justesse de son engagement relève presque du bon sens.  Il faut l’avouer, la raison à elle seule, parfois froide, lente et distante, peine à stimuler l’envie d’agir. En revanche, l’idée de justesse possède un ressort dynamique quiest la liberté.  Associer le Juste et le geste est le plus sûr chemin de la sagesse morale et sans doute, une fenêtre ouverte vers la vérité. La noblesse du geste juste permet de traduire en actes la raison humaine avec sensibilité. « La sagesse se reconnaît à un certain bonheur, à une certaine sérénité,, mais joyeuse et lucide, laquelle ne va pas sans un exercice rigoureux de la raison » souligne André Comte-Sponville (Librio. 2002). D’une certaine manière, le Juste va en paix. Il habite non loin de la vérité, une vérité singulière dont les soubassements lui restent en général inconnus. Pour cerner au plus près la vérité du juste. Vladimir Jankélévitch utilise le mot de « vertu ».  Parce que le modèle du juste aide à agir, sans risque de trop se tromper, il offre à ceux qui s’en inspirent, la capacité de surmonter  les menaces et les peurs. « Tout homme a dans sa vie cette heure de lumière, l’heure où il comprend soudain son propre message, l’heure où la connaissance en éclairant la passion décèle à la fois les règles et la monotonie du Destin, le moment vraiment synthétique où l’échec décisif, en donnant la conscience de l’irrationnel, devient tout de même la réussite de la pensée » conclut Gaston Bachelard.

Pour reconstruire Notre Dame, on a surtout besoin des Justes!

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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