Crise migratoire ou crise morale ?
Par Bruno Tilliette
Par un soir d’été, je traverse un parc pour me rendre à un dîner chez des amis. J’entends soudain un appel venant de la pièce d’eau que je longe. J’aperçois un petit bonhomme à quelques mètres du bord qui semble en train de s’envaser. Sans même réfléchir, je descends dans l’étang, peu profond – j’ai de l’eau jusqu’aux genoux – et je récupère le gamin, un enfant noir. Plus de peur que de mal. Reste à trouver ses parents. J’ai bousillé mes belles pompes italiennes à 150 euros, je vais être en retard à mon dîner, mais je suis content de moi, j’ai sauvé un bambin, j’ai réagi comme je pense que tout humain doit réagir et j’aurai quelque chose de bien à raconter aux amis.
Cette histoire ne m’est pas arrivée. C’est ce qu’on appelle « une expérience de pensée » qui permet, notamment en philosophie morale, de s’interroger sur nos réactions spontanées face à une situation particulière. Il est probable que chacun d’entre nous, ou presque, pense qu’effectivement, dans une telle circonstance, il irait au secours du gamin qui se noie sans s’interroger sur sa couleur, son origine ou sa religion, sans se soucier de ses chaussures neuves.
Et pourtant. Tous les jours nous entendons que des hommes, des femmes, des enfants se noient en Méditerranée, « mare nostrum », notre mer, l’étang qui borde nos côtes, et nous sommes sourds à leurs appels, nous détournons le regard vers des choses beaucoup plus importantes, comme le prix de l’essence ou la défaite de notre équipe de foot. Certes, nous n’allons pas affréter un navire, mais nous pourrions au moins verser un don – l’équivalent d’une paire de chaussures – à ceux qui ont le courage de le faire. Mais, au fond, pourquoi donner aux ONG qui prennent en charge notre humanité puisque nous refusons désormais que les bateaux sauveteurs déversent leur cargaison indésirable dans nos ports et puisque nous payons les garde-côtes libyens pour qu’ils ramènent les « fuyards » vers l’enfer dont ils tentaient de s’échapper ?
Le rejet du barbare
Pire, désormais, ces immigrés, nous ne les voyons plus comme des personnes, mais comme un concept repoussoir, « l’immigration », qui nourrit notre discours sociopolitique. Tous nos maux, ou presque, sont de la faute des immigrés, ceux qui sont déjà chez nous – fût-ce depuis deux ou trois générations -, ceux qui essaient d’y venir. Tout mensonge infiniment ressassé finit par devenir une vérité. L’extrême droite qui, depuis 40 ans, a sacralisé l’immigré en bouc émissaire, a gagné son pari idéologique. L’autre, l’étranger, le barbare ont envahi non pas notre pays, mais nos esprits comme figure du mal, comme explication de tous les dysfonctionnements de notre société. On voit ainsi des intellectuels, naguère plus sourcilleux sur la défense des droits de l’homme et sur l’universalité de nos valeurs, vouloir fermer nos frontières pour préserver le paysan normand ou l’ouvrier picard, leurs voisins. On entend l’extrême gauche, jadis internationaliste, tenir de plus en plus des propos franchouillards et souverainistes, et soutenir des individus aux thèses racistes et complotistes douteuses. Au milieu, les modérés ont bien du mal à trouver une position équilibrée entre le maintien du droit d’asile, un minimum de solidarité humaine et la peur de déclencher des déferlantes populistes.
Inégalités béantes
Cette imprégnation idéologique anti-migratoire est devenue une sorte de nouveau point Godwin : tout débat, immanquablement, finit par dériver sur le « problème » de l’immigration. Plus aucun argument rationnel ne vaut contre ce « sentiment » que tout irait mieux si ces hordes affamées n’étaient pas à nos portes, prêtes « au grand remplacement ».
Que vaut, en effet, la souffrance de ces grappes humaines qui sacrifient leurs dernières économies pour s’entasser dans des radeaux de fortune et risquent la mort pour sauver ce qui leur reste de vie, face à celle des gilets jaunes, classes moyennes impécunieuses, qui ont du mal à payer l’essence de leur voiture pour aller faire leur course au supermarché ? J’ironise. Je sais que la souffrance des autres n’atténue pas la sienne, mais un peu de raison peut quand même servir à la relativiser.
Dans un article très éclairant publié par le site The Conversation, la chercheuse Speranta Dumitru reprend les analyses d’un économiste, Branko Milanovic, qui s’est attaché à comparer les revenus des ménages dans 118 pays, non pas en valeur absolue, ce qui n’a pas grand sens, mais en parité de pouvoir d’achat, c’est-à-dire ce qu’on peut acheter concrètement en fonction de ses revenus et du niveau de vie du pays. De ce calcul très documenté, il ressort que 62% des Français font partie des 10% les plus riches du monde, 90% des 20% les plus aisés et 97% des 30% les plus privilégiés. Les 3% restants, les plus pauvres, donc, chez nous, sont au niveau de la classe moyenne chinoise et appartiennent encore aux 50% les plus riches.
On dénonce, à juste titre, les inégalités qui ne cessent de se creuser dans notre pays. Mais pourquoi refuse-t-on de voir celles, béantes, qui existent entre nos pays riches, immensément riches, en réalité, et le reste du monde ? D’où vient que, non seulement, nous ne soyons pas plus choqués que cela par cette injustice, mais que nous trouvions « anormal » que les habitants de ces pays essaient de sortir de leur misère en venant chez nous et « normal » de le rejeter à la mer ?
Manque de mémoire
D’où vient que l’on oublie, également, que notre richesse occidentale actuelle repose en grande partie sur l’exploitation des hommes, notamment au travers de l’esclavage, et sur le pillage systématique des ressources, depuis plus de deux siècles, de ces régions d’où surgissent les immigrés aujourd’hui ? Ne leur devons-nous pas réparation de nos spoliations ? Au moins paiement des intérêts du capital accumulé sur leur dos ?
Vraiment nous manquons de mémoire, nous, Européens, qui avons émigré par millions (Italiens, Irlandais, Britanniques, Allemands, Hollandais, Danois, Suédois, un peu moins les Français) en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique du Sud, en Australie, au XIXe siècle et encore au début du XXe, pour justement chercher fortune et fuir la famine qui régnait dans nos contrées, au détriment des populations autochtones que nous avons quasiment éradiquées. S’il y a eu un grand remplacement, c’est bien celui-là, à notre seul profit. Notre immigration était-elle plus acceptable, plus logique, plus normale, plus je ne sais quoi que celles de populations qui sont aujourd’hui dans notre situation d’hier, notamment parce que nous les avons déstabilisées humainement et économiquement ? Je n’exonère pas, ici, les régimes corrompus et incompétents qui ajoutent à leur malheur, mais ils sont eux-mêmes la conséquence de nos menées prédatrices.
Pourquoi nous affolons-nous, enfin, de cette arrivée « massive » de réfugiés qui ne représente à ce jour que 0,7% des 500 millions d’Européens que nous sommes et que nous ne serions pas capables de recevoir humainement. Comment font le Liban qui a 14% de déplacés sur son sol, la Turquie qui accueille l’équivalent de 7% de sa population, la Colombie qui a dû faire face à l’arrivée de plus d’un million de Vénézuéliens ?
Valeurs bafouées
Rappeler toutes ces évidences, j’en ai conscience, ne sert à rien, puisque tout passe désormais par l’émotion, émoi, et moi et moi. On peut s’acharner à démontrer, avec des données objectives, que les immigrés rapportent plus que ce qu’ils nous coûtent, qu’ils sont moins nombreux que ce que dit la rumeur, que la majorité s’intègre sans problème, qu’ils font revivre des villages, qu’ils ne prennent le travail de personne, mais occupent essentiellement des emplois dont nous ne voulons plus, il suffira du déraillement de l’un ou l’autre d’entre eux – et malheureusement ces déraillements sont inévitables -, pour « prouver » qu’on ne peut rien en tirer de bon et qu’ils sont tous à expulser sans délai.
La volonté de dresser des murs, symboliques ou réels, entre « nous » et « eux », le repli sur nos préoccupations égoïstes, le refus de considérer la détresse de gens qui se noient sous nos yeux et de leur porter secours, la « libération » d’une parole haineuse, raciste et antisémite sont autant de signes que cette crise migratoire à laquelle l’Union européenne, malgré ses déclarations, est incapable d’apporter une solution commune et humaine, est surtout le reflet d’une crise morale profonde : nous n’avons même plus de respect pour nos propres valeurs. L’hospitalité, l’entraide sont des mots qui ont disparu de notre vocabulaire. Il n’y a plus que quelques héros pour les défendre, sauveteurs en mer, ou en montagne, associations et familles d’accueil qui sont obligés, souvent, d’agir dans l’illégalité. Cette crise morale se traduit d’ailleurs par des contradictions juridiques : comment arbitrer entre des lois qui interdisent l’aide aux immigrés clandestins et celles qui condamnent la non-assistance à personne en danger, sauf à considérer que les immigrés ne sont pas des personnes ? Les « passeurs » bénévoles sont d’ailleurs le plus souvent relaxés.
Nos démocraties ont beau toutes avoir signé la Déclaration universelle des droits de l’homme, force est de reconnaître que tous les hommes, sur cette planète, ne naissent pas libres et égaux en droit, que la liberté de circulation est interdite à beaucoup, que l’égalité et la fraternité sont réservées à un petit nombre et que le sort de nos contemporains nous intéresse moins que Choupette, l’héritière de Lagerfeld, ou que les échanges de théories complotistes sur Facebook. Cette misère morale où nous sombrons, recroquevillés sur nos privilèges (et je ne m’exclus pas de ce nous), nous conduit plus sûrement à notre perte que le léger appauvrissement matériel et le grand épanouissement spirituel que pourrait engendrer un accueil plus généreux de ceux qui ont surtout besoin de notre amitié.