Balance ton corps…
Chronique des temps numériques, par Bruno Tilliette
« Un homme sur deux ou trois est un agresseur [puisque] aujourd’hui, il est admis qu’une femme sur deux a été victime de viol, d’agression ou de harcèlement. » C’est aussi mathématique que cela, les agresseurs sont partout. L’affaire est entendue, la messe est dite par Caroline de Haas, cofondatrice du mouvement Osez le féminisme, dans un récent entretien à L’Obs.
Cette démonstration hautement scientifique me laisse coi. Que répondre à de telles affirmations ? Puisque j’ai une possibilité sur deux d’appartenir à la caste des agresseurs, et qu’évidemment je ne suis pas conscient de mon agressivité envers les femmes car elle est profondément ancrée dans ma nature (ou ma culture ? ou mes gènes ?), mes doutes quant à cette condamnation radicale du masculin sont sujets à caution. Tout ce que je pourrais dire ne pourra que se retourner contre moi et être pris pour la défense de quelqu’un qui se sent coupable. On connaît cela dans la psychanalyse : tout déni est un aveu…
Sidération
Ainsi, comme la plupart des hommes autour de moi, je reste sidéré depuis quelques mois par les conséquences de l’affaire Weinstein et par la violence verbale et émotionnelle que nous subissons. Nous n’osons plus parler pour dire que nous ne nous reconnaissons pas dans l’image qu’un groupe de femmes en colère veut aussi globalement et grossièrement donner des hommes. D’ailleurs, dans la presse, quasiment aucune voix masculine n’ose s’opposer à ce déferlement de dénonciations, voire de haine qui s’abat sur nous, de peur d’être immédiatement conspuée. Seules quelques femmes le font et ce sont elles, alors, qui reçoivent des volées de bois vert comme traîtresses à la cause, selon le principe que tous ceux ou celles qui ne sont pas entièrement pour nous sont contre nous. La nuance et le débat sont interdits.
Que ce soit clair (même s’il me paraît aberrant de devoir rappeler ces évidences) : Harvey Weinstein est un personnage rebutant qui a usé de sa position et de son pouvoir pour abuser de nombreuses femmes et je souhaite qu’il soit condamné à la hauteur de ses crimes ; les violeurs, les agresseurs, les harceleurs existent, sont trop nombreux et trop souvent impunis et doivent répondre de leurs actes devant la justice ; la libération de la parole des femmes est donc une excellente chose si elle permet de faire évoluer les relations hommes-femmes vers plus d’égalité et de sérénité.
Pourtant, si je suis totalement d’accord pour que cessent les derniers restes d’une domination masculine archaïque et injustifiée, je m’inquiète de ce que la méthode employée ne nous conduise à des errements dont femmes et hommes sortiront perdants.
Quand j’entends certaines féministes dire que la peur doit changer de camp, je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces révolutions qui ont voulu s’imposer par la terreur et qui ont mené les peuples au chaos. Faut-il vraiment faire peur aux hommes pour que les femmes n’aient plus peur ? Fallait-il trancher systématiquement la tête des nobles et des prêtres pour que le tiers-état accède à la liberté (avant de s’aliéner dans la consommation) ? Fallait-il envoyer au goulag des millions de zek pour que le communisme s’épanouisse (avant de sombrer corps et biens) ?
Dénonciation
Le mouvement #MeToo, ou #BalanceTonPorc, dans son élégante version française, prend malheureusement le visage et la forme de toutes les idéologies totalitaires.
Cela commence par la dénonciation sans preuve de l’ennemi, non pas de classe mais de genre, jeté en pâture et sans autre forme de procès à la vindicte populaire. René Girard y aurait sans doute vu un emballement mimétique conduisant au sacrifice du bouc émissaire, le bouc étant le Mâle avec un grand M.
Au moins, l’Union soviétique, du temps de sa splendeur, faisait-elle semblant de passer par la justice pour éliminer les opposants. Ici, par la magie de Twitter (les derniers survivants du KGB doivent regretter de ne pas avoir eu ce bel outil à leur disposition), seul suffit le témoignage de la dénonciatrice, relayé à l’infini par la horde des suiveurs anonymes, pour que le présumé coupable (qui, en droit, devrait être présumé innocent) soit immédiatement ostracisé, mis à la porte de son entreprise avant même que la justice n’ait été saisie et ait ouvert une enquête.
Pire, même la chose jugée est remise en question des années plus tard, comme on vient de le voir pour un de nos ministres, au seul motif qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Nul ne peut échapper au harcèlement des médias et des réseaux sociaux et aucun des accusés ne peut vraiment se défendre puisque le simple fait d’être sur la « liste » des dénoncés est une preuve suffisante de culpabilité.
Contrairement à ce qui se passe au tribunal où les témoignages sont contradictoires, la parole du témoin est considérée comme absolument digne de foi. La femme, dès lors qu’elle dit être victime d’une agression, ne peut pas mentir, ni interpréter la réalité, ni se tromper. Et si jamais elle se trompe ou oublie les faits ou les arrange à son avantage, c’est en raison de la stupeur qu’a provoquée l’agression, donc la faute de l’agresseur. Imparable. Sa parole est parole de vérité, celle de l’homme n’est que mensonge et duperie pour cacher son crime. Ne sommes-nous pas faits, pourtant, de la même humanité faillible ?
C’est pourquoi une justice équitable, même si elle-même n’est pas infaillible, est nécessaire avant toute condamnation. Or avec #MeToo ou #BalanceTonPorc, chaque femme est invitée à se faire justice elle-même, ce qui nous ramène à une sorte de loi de la jungle où le jugement du plus fort, ou du plus nombreux, est toujours le meilleur. Les féministes les plus ultras utilisent donc envers les hommes les armes – la raison du plus fort, de celui qui parle le plus haut – dont elles reprochaient aux mâles dominants de se servir pour faire taire les femmes. Leur objectif est-il de devenir des femelles dominantes ? La dictature des femmes, comme la dictature du prolétariat, sera toujours une dictature. Est-ce cela que nous voulons, les unes et les autres, ou un vivre ensemble apaisé ?
Autodafé
La justice expéditive a d’autres conséquences qui ne sont pas sans rappeler les totalitarismes passés : l’effacement des images et la relecture du passé.
Quand, au siècle dernier, sur les photos officielles des dirigeants soviétiques, on voyait soudainement disparaître le visage d’un responsable tombé en disgrâce, on ne pouvait réprimer un sourire méprisant d’homme libre devant ces manipulations d’arrière-cuisine politique dans un pays obscurantiste.
Comment accepter sans broncher aujourd’hui, que des acteurs, naguère célébrés, soient gommés de la pellicule, des metteurs en scène, jadis primés, interdits de rétrospective, là encore sur simple soupçon, avant tout procès en règle, au nom d’un politiquement correct hollywoodien essentiellement motivé par la peur de perdre des spectateurs et donc de l’argent.
Et quand bien même ces artistes seraient reconnus coupables de ce dont on les accuse, cela rend-il leur œuvre irregardable et doit-on les confiner dans l’enfer d’une cinémathèque comme autrefois les romans sulfureux étaient plongés dans l’enfer des bibliothèques, voire tout incendier dans un gigantesque autodafé ? Le débat semblait tranché. On devait distinguer l’œuvre de l’auteur, car bien des créateurs sont des personnes peu recommandables et c’est souvent leur « anormalité », leur non-conformité qui en fait des créateurs hors normes. Céline est un ignoble antisémite dont les romans ont révolutionné la littérature. Faut-il les mettre au pilon ? Le Caravage est un criminel dont les tableaux nous bouleversent encore. Faut-il les brûler ?
Réécriture
Le pire, c’est qu’au nom de cette réhabilitation du féminin, encore une fois hautement nécessaire, on en vient à vouloir changer le contenu des œuvres elles-mêmes. C’est désormais Carmen qui tue Don José dans une version récente de l’opéra. Est-ce à dire que l’androcide doit remplacer le féminicide pour que la femme triomphe ? Ne s’agit-il pas dans les deux cas d’un homicide ? Drôle de conception du monde.
Et bien, allons-y. Il faut changer l’Iliade qui raconte moins la chute de Troie que le combat des hommes pour s’accaparer les femmes, Hélène enlevée à Ménélas par Paris et Briséis arrachée à Achille par Agamemnon. Réécrire Don Juan qui met trop en valeur ce harceleur incorrigible. Détruire Les Liaisons dangereuses qui ne sont que manipulation et viol. Revisiter et expurger, en fait, 90% de la littérature (et de l’art en général) qui met en scène et interroge, inlassablement et sous toutes les formes, cette réalité injustifiable et même rationnellement inexplicable, parce que totalement contre-productive, de la domination sexiste dans quasiment toutes les sociétés.
Mais n’est-ce pas, justement, ce travail d’exploration du rapport hommes-femmes par les artistes, tout au long des siècles, qui permet aujourd’hui de mieux le comprendre, d’en éclairer la face sombre et de le faire évoluer dans le bon sens ? C’est parce que Don Juan existe tel qu’il est chez Molière que l’on peut maintenant le débusquer et le remettre à sa place. C’est parce que Carmen, femme trop libre pour lui, est tuée par Don José, que le féminicide nous est intolérable.
Émotions
Nous avons appris à nous méfier des idéologies en -isme dont une grande part de l’humanité a souffert au XXe siècle. Il serait regrettable que l’idéologie féministe vienne les remplacer et nous conduise aux mêmes erreurs, voire aux mêmes horreurs. Or, la conséquence inévitable de toute idéologie, c’est-à-dire d’un système qui se fonde sur des idées « absolutisées » et appliquées abstraitement, est de dériver vers l’inhumain, d’oublier la réalité pour s’imposer face à la résistance de l’humain fait de chair, d’émotions, de sentiments autant que de pensée et qui n’est pas réductible à une construction idéelle.
Certaines positions féministes me paraissent ainsi devenues totalement inhumaines dans leur froide radicalité rationnelle. Je n’ose pas dire qu’on pouvait s’attendre, de la part des femmes, à plus de sensibilité pour nos contradictions, nos désirs, nos faiblesses humaines en général et masculines en particulier, car je vais me faire traiter de sexiste cantonnant la femme au sensible. C’est pourtant une dimension essentielle de l’existence qu’elles pourraient nous aider à retrouver, nous les hommes à qui on a trop appris à s’en éloigner. Raison et émotion, un nouvel équilibre à partager entre nous, hommes et femmes.
Animalité
Il y a aussi cette part d’animalité qui est en chacune et chacun, qu’il est nécessaire de contrôler, mais qui doit trouver à s’exprimer dans le désir et la séduction. On ne peut pas aussi facilement balancer son corps et son fatras chimique…Tenter de s’en débarrasser, c’est étouffer la force du vivant. Les relations humaines ne sont pas entièrement guidées par la sociologie, la psychologie, la culture ou l’histoire. L’attirance sexuelle entre un homme et une femme est aussi, pour une grande part, le fruit d’un processus biochimique de reproduction inconscient né il y a des millions d’années et sur lequel notre conscience a moins de prise qu’on ne le croit, si l’on se réfère aux derniers travaux des neurobiologistes. Nos émotions et nos sensations, produits d’une chimie intérieure dont le fonctionnement précis nous est encore obscur, gouvernent notre esprit et notre conscience. Pour faire court, nous pensons d’abord avec nos tripes que nous soyons hommes ou femmes. Ce n’est que dans un deuxième temps que le cerveau peut tenter de prendre le contrôle de nos pulsions. Rappeler cela, ce n’est pas justifier les agressions masculines (n’oublions pas qu’il existe aussi, en bien moindre proportion certes, des agresseuses sexuelles et des hommes violés, sujet qui demeure tabou), mais au contraire tenter de les diminuer en en comprenant mieux l’origine et le fonctionnement.
Amour
Enfin, il est dommage que dans ce moment de grand souffle libérateur de la parole féminine, personne ne parle d’amour.
Alors écoutons Alfred de Musset qui, il y a un peu moins de deux siècles, nous a fait comprendre l’inanité de ce combat de tous contre tous, tous les hommes contre toutes les femmes, réduits à des stéréotypes, et l’importance, en la matière, de l’expérience personnelle et vécue. C’est Perdican qui, dans On ne badine pas avec l’amour, s’adresse à Camille :
« Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : » J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. » »