par Bruno Tilliette

Je suis sidéré de l’effet de sidération qui s’est emparé de notre pays face au mouvement des gilets jaunes et qui continue de nous paralyser. Journalistes, responsables politiques, syndicats, population restent subjugués par des manifestations dont la légitimité, l’importance et les revendications me semblent être fortement sujettes à caution.

Si l’on prend un peu de distance, de quoi s’agit-il ? Le nombre des engagés dans ce combat douteux n’a cessé de décroître, 300 000 puis 200 000 pour se stabiliser à une centaine de mille, pour toute la France. 10 000 à Paris et 3 000 casseurs, le 8 décembre contre plus de 20 000 personnes le même jour pour la marche pour le climat qui n’a eu quasiment aucun écho, 3 000 le 15. Quelques milliers aux ronds-points pendant la semaine. Les sondages disent qu’ils ont le soutien de 70% des Français (chiffre qui décroît fortement ces jours-ci), bienveillance qui, apparemment, ne vaut pas engagement sur le terrain. Quand on soutient les joueurs de l’équipe de France de football, on est contents qu’ils gagnent, mais on ne chausse pas les crampons. Beaucoup de nos concitoyens sont sans doute heureux de voir des taxes supprimées, mais ils restent devant la télé en attendant la fin du match.

Certains veulent comparer cette actuelle éruption à celle de mai 1968. Le 13 de ce mois-là, c’étaient près d’un million de personnes qui défilaient dans Paris et autant dans les villes de province. Le 22, il y avait 8 millions de grévistes. On confronte donc un tsunami à une vaguelette, les hautes eaux d’équinoxe à une petite marée descendante. Le ressac aujourd’hui ressenti n’est dû qu’aux casseurs déposés sur la plage par les extrêmes et profitant du naufrage. S’il y eut de la violence en 68, elle n’a jamais pris cette forme haineuse qui cherche à tout détruire sur son passage : les gilets jaunes et ceux qui les ont noyautés ont provoqué plus de morts que les événements d’il y a cinquante ans, plus de morts aussi et beaucoup plus de blessés, sinistre comptabilité, que l’attentat terroriste qui vient de se produire à Strasbourg.

Les soixante-huitards entraînaient l’adhésion par la joie et l’enthousiasme, les ronds-pointards pratiquent l’intimidation et suscitent la peur. Les premiers voulaient libérer l’avenir, les seconds veulent conserver le passé.

 

Un concept autoréalisateur

Leurs revendications, en effet, sont-elles légitimes ? Ils ont crié leur souffrance, se sont plaints de leurs fins de mois difficile, ont dénoncé l’abandon de l’État en même temps que la pression fiscale. Je respecte ce « ressenti » bien qu’il soit peu étayé par la réalité de la situation sociale de leurs leaders autoproclamés. Mais je ne suis pas sûr que les gilets jaunes représentent vraiment les plus démunis qui n’ont souvent ni voiture, ni compte Facebook et vivent des aides sociales. Et ce sont vraisemblablement ces derniers qui finiront par payer l’addition des mesures arrachées par la force.

Sans entrer dans les difficultés de chacun, qui sont sûrement réelles, je m’étonne pourtant du portrait qui est fait de la « France périphérique » – dont on dit que sont issus les contestataires en jaune -, concept inventé par un géographe et repris sans discernement par la presse et les politiques. Cette description émane de corrélations entre des cartes géographiques à partir desquelles son auteur construit un discours social qui ne va pas de soi. Corrélation n’est pas raison et ne constitue pas un lien de cause à effet. On peut se demander, avec de nombreux chercheurs, si ce concept séduisant n’a pas engendré, auprès des personnes concernées, la réalité dont il prétend rendre compte. Une enquête récente montre, par exemple, que ce sont les communes rurales et les petites villes qui actuellement créent le plus d’emplois dans notre pays, contrairement à ce que l’on croit.

Mais puisque l’heure est au ressenti, à l’émotion, au vécu, qu’il me soit permis de donner mon témoignage tout subjectif sur cette France périphérique qui serait l’objet de toutes les dérélictions et le creuset d’une misère insondable.

 

Des services publics accessibles

J’ai habité et travaillé presque 60 ans en région parisienne et je vis depuis 7 ans, mi-actif mi-retraité, dans la France des campagnes et des petites villes, d’abord dans le sud de la Seine-et-Marne (une commune de 120 habitants) puis au nord de l’Hérault (hameau d’une trentaine d’âmes). Pour être clair, mon revenu est aujourd’hui environ 20% supérieur au revenu moyen des Français et je suis propriétaire de ma maison.

Je suis loin de constater, dans cette « France périphérique », une disparition des services publics. Certes il faut prendre sa voiture pour y accéder, mais tous sont situés dans un rayon de 10-15 kilomètres, c’est-à-dire moins d’un quart d’heure, sans problème de stationnement. On n’y fait pas la queue, on y est reçu avec le sourire. Sans doute faut-il avoir connu les bureaux de poste, les mairies ou les caisses de Sécurité sociale parisiennes, où l’on prend le ticket 121 dans la file d’attente quand on est en train d’appeler le 37, pour apprécier sa chance d’avoir des services publics aussi accessibles.

Désert médical ? Les rendez-vous chez le médecin, le dentiste, les laboratoires d’analyse, les hôpitaux équipés des dernières technologies se prennent quasiment de la veille pour le lendemain quand, à Paris, les listes d’attente sont de plusieurs semaines. On patiente aux urgences rarement une heure alors que j’ai vu ma mère rester toute une nuit dans un grand hôpital parisien, allongée sur un brancard dans un couloir, seulement revêtue d’une chemise de l’assistance publique, et que je suis resté impuissant à accélérer sa prise en charge.

Les personnes âgées dépendantes sont visitées gratuitement matin et soir par du personnel infirmier pour la toilette, la prise de médicament et le coucher. Des assistantes sociales dévouées et compétentes les suivent régulièrement, obtenant une aide quand il faut les placer en Ehpad ou en famille d’accueil si leur retraite n’y suffit pas.

Transports ? Les routes de l’Hérault sont si bien entretenues qu’il serait dommage de n’y rouler qu’à 80 km/h… Les trains et les bus, nombreux et réguliers, sont à 1 euro le voyage dans tout le département. Et la majorité des gens sont à moins de 10 mn de leur travail quand la plupart des urbains se coltinent entre une et deux heures de transports en commun bondés.

Logements ? Tant à la location qu’à l’achat, ils sont en moyenne dix fois moins chers que dans la capitale et cinq ou six fois moins que dans les grandes villes. Et je constate que la plupart des gilets jaunes que je connais habitent dans des maisons avec jardin. Dans cette France périphérique, on vit beaucoup mieux avec un Smic que dans les grandes agglomérations urbaines et les relations y sont moins inhumaines.

La misère que revendiquent les filtreurs de carrefours, je ne l’ai jamais vue ailleurs que dans les grandes cités. Nul, ici, ne dort dans les rues ou dans les entrées d’immeubles comme à Paris, nul ne mendie, nul ne meurt de faim, comme ont osé le prétendre certains. La réalité des uns et des autres n’est pas toujours réjouissante comme dans toute vie, mais elle n’est pas si noire que d’aucuns se plaisent à la présenter.

 

Une aubaine médiatico-politique

Ce qui est sans doute en partie réel, c’est le sentiment d’une forme de pauvreté existentielle, l’impression de perdre sa vie à la gagner, que le monde n’a plus de sens. Mais cette sensation est-elle l’apanage des seuls gilets jaunes ? Croit-on que les citadins en réchappent qui avancent en troupeau, tête baissée dans le métro pour se rendre à leur travail, comme les soutiers de Métropolis, le film de Fritz Lang ? Le fameux « pouvoir d’achat » des Français, objet de tous les débats, a triplé en cinquante ans, même si sa progression s’est ralentie ces dernières années. S’agit-il donc, véritablement, d’une question de pouvoir d’achat et de taxes ?

La manière dont les opposants politiques et les journalistes se sont hypocritement emparés de ces thèmes est proprement cynique. Qu’ils critiquent et attaquent le gouvernement fait partie du jeu de rôle de la démocratie. Mais qu’ils pratiquent à ce point la désinformation et les infox, qu’ils relaient sans aucune distance et sans aucune vérification la « parole » devenue sacrée des gilets jaunes, qu’ils jettent en permanence de l’huile sur le feu en dit plus long sur l’irresponsabilité et le désarroi de ces élites que sur le délitement de la France d’en bas. Toute honte bue, après avoir attisé la violence pour pousser le président de la République à céder, ils lui reprochent désormais d’avoir cédé et de grever le budget de l’État.

Les mêmes dirigeants qui, depuis 40 ans, à droite comme à gauche, ont laissé se développer les inégalités, voire les ont favorisées, qui ont tous renforcé l’arsenal des taxes, ont une soudaine révélation de l’insupportable pression fiscale que les citoyens subiraient. Les mêmes médias qui méprisent les classes populaires en leur diffusant des journaux insipides et des programmes conçus pour leur faire ingurgiter de la publicité se découvrent tout à coup de la compassion pour ceux qu’ils ont abêtis. Ils sont tous à la traîne des réseaux sociaux et font semblant de croire aux vertus de la démocratie Facebook. Ils nous ont survendu une poussée de jaunisse en épidémie, les uns par vengeance, en espérant se refaire une santé électorale, les autres pour gonfler leur audimat.

 

Tout le monde vit sur la bête

Ils en appellent désormais à un grand soir fiscal. Avec plaisir. Mais qu’ils fassent attention à ne pas se tirer une balle dans le pied. Car la plupart d’entre eux vivent largement des impôts et des taxes qu’ils semblent désormais condamner.

Les politiciens professionnels, les partis politiques ne sont-ils pas généreusement défrayés par l’État, c’est-à-dire par l’argent du contribuable ? Un leader d’extrême gauche n’a-t-il pas fait toute sa carrière au sénat puis à l’assemblée, sans jamais exercer d’autre travail rémunéré ? La cheffe de l’extrême droite n’est-elle pas sommée de rembourser de l’argent de l’assemblée européenne, nos impôts encore, qu’elle a détourné au profit de son parti ?

Les journalistes qui bénéficient par exemple d’une TVA réduite de 2,1% pour leurs publications sont-ils prêts à sacrifier cette subvention publique indirecte ? La redevance télévisuelle que tout le monde paye et qui nourrit France télévision a-t-elle encore un sens aujourd’hui où l’offre est pléthorique et où elle n’a plus guère de mission de service public ?

M’amuse aussi le culot des acteurs qui adhèrent sans réfléchir à la cause des anti-taxes. Ils semblent oublier que le cinéma français est en bonne santé et les paie généreusement grâce à une taxe sur les places de cinéma et aux avances sur recettes du CNC. Quant aux intermittents qui veulent faire converger leur lutte avec celle des gilets jaunes, leur ont-ils avoué que leur régime social particulier qui leur permet de ne travailler que trois mois par an est régulièrement renfloué par le régime général, donc par leurs cotisations de travailleurs, le monde de la culture vivant essentiellement de subventions qu’il trouve toujours insuffisantes.

Les 55 % des foyers qui sont exonérés de l’impôt sur le revenu, dont devraient faire partie les gilets jaunes, sont-ils conscients que ce sont ici seulement les plus aisés qui payent les 75 milliards qu’il rapporte ? Cette forme de rééquilibrage est souvent oubliée.

C’est Didier Migaud, je crois, le premier président de la Cour des comptes qui dit que dans chaque niche fiscale, il y a un chien prêt à mordre. Dans notre pays, tout le monde vit peu ou prou sur la bête étatique, tout le monde cherche à se faire financer par de l’argent public qui ne tombe pas du ciel. La conséquence de cette quête effrénée d’avantages fiscaux et sociaux et de redistribution tous azimuts nous rend effectivement champions du monde de l’impôt. Notons quand même que ce système désormais décrié nous a permis de passer la crise de 2008 plutôt mieux que d’autres. On ne pourra pas faire baisser la pression fiscale sans un changement radical de notre mentalité de chasseurs de primes publiques. Faire payer les riches n’y suffira pas : que représentent les 3 ou 4 milliards perdus de l’ISF face aux 780 milliards de prestations sociales distribuées chaque année ? Moins de 0,5%.

 

Les délires calamiteux du « peuple »

Autre supercherie, les gilets jaunes représenteraient le « peuple ». Je suis toujours inquiet quand des individus commencent à parler au nom de cette entité insaisissable et indéfinissable. Ne faisons-nous pas tous partie du peuple français, élites comprises ? Pourquoi quelques dizaines de milliers de personnes seraient plus « le peuple » que les 66 millions d’autres ? Je ne me reconnais absolument pas dans ce peuple-là dont les moyens d’action, les comportements et les affabulations sont un permanent déni de démocratie. Les gilets jaunes ne représentent qu’eux-mêmes, des éléments de la classe moyenne. Pis encore, chacun d’entre eux ne représente que lui-même et ses propres intérêts immédiats. En témoignent les querelles et les conflits qui les habitent – personne n’est d’accord avec personne -, les insultes, les anathèmes et les menaces de mort qu’ils s’échangent sur Facebook. C’est le retour de la colère, de la haine et de la violence comme moyen d’intimidation, de la lutte de tous contre tous hobbesienne. Je n’insiste pas sur les contradictions de leurs revendications, tant elles sont patentes. Ils veulent la tête du Président Macron et n’être reçu que par lui, moins d’impôts et plus de service public, rouler à leur guise et préserver l’environnement… La liste est longue de leurs apories. Émotion n’est pas raison. De quoi les intellectuels, censés avoir une pensée rationnelle et distanciée, se sentent-ils coupables pour oser continuer de les défendre ?

Si l’on avait pu s’interroger sur l’essoufflement de la démocratie représentative et sur la nécessité d’instaurer une démocratie plus directe, les gilets jaunes auront au moins eu le mérite de nous guérir de cette tentation. Malgré tous ses défauts, notre système parlementaire est quand même plus apaisé, plus juste et plus efficace que les délires calamiteux du « peuple » des réseaux sociaux.

 

Un monde économique devenu fou

Le ressentiment qui ronge les destructeurs de péages est cependant le symptôme d’un mal profond de nos sociétés développées et il constitue en cela une véritable alerte. Les responsables politiques semblent impuissants à combattre ou même seulement à réguler l’accroissement scandaleux des inégalités entre les très riches – particuliers et entreprises – et les plus pauvres. Les premiers se développent hors sol, rejetant toute contrainte, se pensant au-dessus des lois, champions de « l’optimisation fiscale ». L’égoïsme, l’amoralité et la cupidité sans limites de ces « gilets de velours » sont une violence symbolique tout aussi condamnable que la violence physique de leurs contempteurs à la veste de toile cirée. Les seconds, les plus pauvres, s’enferrent dans une vie absurde où leurs « métiers à la con » leur permettent à peine de subsister quand ils ne sont pas abonnés à Pôle emploi. Les premiers s’imaginent immortels et tout puissants en rêvant de transhumanisme, les seconds vivent au jour le jour sans rien espérer du lendemain.

Même s’ils n’en ont pas conscience, on peut porter au crédit des gilets jaunes cette dénonciation en filigrane d’un monde économique devenu fou et qui n’est plus au service que d’une petite minorité. Le silence des patrons, au cours de cette crise, est un signe révélateur de l’épuisement du système. Car enfin, ils ont obtenu à peu près tout ce qu’ils demandaient depuis 10 ans et ils continuent d’accumuler les profits sans faire aucun effort sur le chômage et les salaires. Le capital a de moins en moins besoin de travail pour prospérer et les travailleurs ne sont plus utiles que pour consommer sans fin des objets qui ne servent à rien.

Le problème est que cette stigmatisation des dérives de la société libérale aboutit, chez les gilets jaunes, à une demande de renforcement de ce système. Pourquoi veulent-ils plus de pouvoir d’achat, plus de liberté sur les routes, moins de taxes sur le carburant, plus d’argent pour tout le monde si ce n’est pour consommer toujours plus, faisant ainsi le jeu de ceux qu’ils condamnent. Ils exigent finalement une croissance économique et une productivité dont on sait, d’une part, qu’elles coûtent de plus en plus cher en épuisement humain et, d’autre part, qu’elles détruisent la planète.

Si une révolution est nécessaire, ce n’est pas celle qui nous donnera plus de pouvoir d’achat, mais la possibilité de vivre mieux avec moins.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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